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Les dernières données disponibles, couvrant la période du 1er janvier au 6 août 2023, indiquent que 7 063 sans-abris ont été recensés dans la wilaya d'Alger, parmi elles, 596 sont des femmes et 314 des mineurs, selon la Direction de l'action sociale et de la solidarité. Cependant, en parcourant les rues d'Alger plusieurs nuits d'affilée, on observe une répartition presque équitable entre hommes et femmes sans domicile fixe. D’ailleurs, à la lumière des témoignages recueillis, on constatera que les raisons et les conditions de vie varient profondément selon le genre des personnes vulnérables. Contrairement à la majorité des hommes, beaucoup de femmes sans-abris sont accompagnées de jeunes enfants, souvent en bas âge ou d’adolescent.e.s.
S.F vit sur des cartons étalés près des restaurants d’une ruelle animée de Birmorad Rais. Vêtue d'une djelabba noire usée et de chaussures hivernales, elle fait face à la dureté de sa situation quotidienne avec une dignité silencieuse. Autour d'elle, les odeurs de nourriture et le bruit des passants emplissent l'air, tandis qu'elle tente de se fondre dans l'anonymat de ce lieu où la vie continue, malgré tout. Elle me confie que les femmes et les filles restent groupées pour se protéger, tandis que les garçons, dès qu'ils grandissent, préfèrent prendre leur indépendance.
Il est frappant de constater que plus de 70 % des sans-abri viennent d'autres wilayas et survivent principalement grâce à la mendicité selon la DASS[1]. Ces chiffres alarmants ne sont que la partie visible d'un problème plus vaste, révélant un profond mal-être et un manque criant de prise en charge.
Les femmes, premières victimes de la violence et de l’abandon
Les femmes sans domicile fixe sont souvent les premières victimes de violences. Beaucoup fuient des environnements familiaux marqués par les abus ou les destructions. S.F, qui a aujourd’hui 38 ans, n’a pas eu d’autre refuge que la rue. Elle raconte : « Souvent, je reste près des restaurants pour recevoir les dons des clients aisés, mais il m'arrive aussi de dormir près des commissariats ou des mosquées pour éviter les agressions. Quoi qu’il en soit, la peur ne me quitte jamais. »

En 2020, année marquée par la pandémie, la DGSN[2] a recensé 5 835 cas de violences faites aux femmes et 43 féminicides, selon Feminicides-dz. Cette même année, S.F., sans emploi et ayant interrompu ses études en terminale, s'est retrouvée à la rue pour la première fois, fuyant les violences de son mari avec qui elle était confinée. « Je ne m’attendais pas à ne trouver personne pour m'ouvrir sa porte cette nuit-là se remémore-t-elle. C'était terrifiant de dormir dehors, mais paradoxalement, celle nuit-là fut la plus calme de ma semaine durant laquelle mon mari avait tenté de m’étranglée par trois fois en me répétant qu’il allait me tuer. » Après deux nuits passées dans la rue, rongée par la culpabilité pour ses trois enfants, la jeune femme est retournée chez son ex-mari. Ce n'est qu'en 2023 qu'elle a trouvé la force de divorcer, incapable de supporter les coups que celui-ci infligeait quotidiennement à leur fils. « Ça a été la décision la plus difficile de ma vie », confie-t-elle, bouleversée. Comme elle, de nombreuses femmes se retrouvent à la rue après avoir tenté en vain de trouver une solution contre ces violences invisibles, laissant derrière elles un passé douloureux et un avenir incertain.
La maternité en rue : une double peine

L.M., une femme sans abri rencontrée à plusieurs reprises, vit avec ses deux filles de 13 et 11 ans à Bab El Oued, non loin du marché couvert. Son fils, âgé de 16 ans, est devenu incontrôlable. « J’ai dû le laisser partir. Il voulait être indépendant, et je pense que c’est moins risqué pour lui », dit-elle, résignée. Cette décision tragique illustre la double peine que subissent ces mères : survivre dans la rue tout en protégeant leurs enfants d’un avenir incertain. La plupart des mineur.e.s comme les deux filles de L.M n’ont d’autre choix que de mendier pour subvenir à leurs besoins et de rester cloîtrés dans un monde sans espoir. Malgré cette situation il saute aux yeux à quelle point L.M est extrêmement autoritaire avec ses filles.
L.M, assise dans un recoin sombre de cette rue délabrée, se fond dans le décor poussiéreux et rugueux de son environnement. Le coin de rue est encadré par des murs décrépis, parsemés de tags et de vieilles affiches déchirées, vestiges d’anciennes élections législatives. L'air est lourd, chargé de l'odeur d'humidité et de détritus accumulés. Des poubelles débordantes traînent à proximité, attirant des chats errants qui fouillent silencieusement. Le bruit distant de la circulation et les murmures des passants résonnent dans ce lieu où elle reste assise, presque invisible aux yeux du monde, perdue dans l’indifférence de cette rue.
L.M, tout comme S.F porte le lourd fardeau d’un ex-mari qui ignore les décisions de justice concernant la pension alimentaire et le logement pour les enfants après le divorce. Les montants fixés par les tribunaux sont souvent insuffisants, et de nombreux hommes refusent de payer régulièrement les sommes dues. Les propriétaires exigent souvent un paiement d’une année de loyer à l’avance. L.M., qui aura bientôt 45 ans, regrette d’avoir attendu jusqu’en 2022 pour divorcer. Ses yeux, chargés de colère, révèlent une profonde souffrance : « Mon ex-mari était contre l’idée que je travaille. Cela m’a fermé beaucoup de portes », explique-t-elle. Il y a deux mois, elle a été expulsée par sa propriétaire, incapable de continuer à payer ses loyers. Ne supportant pas les conditions du Samu social où les sorties et les entrées sont extrêmement contrôlées et où elle risque d’être séparées de ses enfants, elle a préféré retourner dans la rue.
Pour ces femmes, la rue est un lieu de survie, mais aussi un espace de non-droit où elles ne sont que des silhouettes invisibles dans un paysage urbain dont les habitant.e.s préfèrent détourner le regard.
Sa plus grande inquiétude est la rentrée scolaire de ses deux filles, qu'elle ne sait comment assurer, contrairement à son fils qui a abandonné l’école l’an dernier. Cette inquiétude est également partagée par S.F., qui souligne les difficultés de vivre sans adresse fixe. « Je ne sais pas comment recevoir mes courriers. J’ai même dû changer de ville pour échapper au regard des gens et à cette culpabilité sociale qui me ronge », ajoute-t-elle avec tristesse. Elle témoigne aussi de son ressenti face au rejet social, de la difficulté qu’elle éprouve à entamer des procédures lourdes pour tenter de bénéficier du fonds alimentaire du ministère de la justice ou du revenu minimum des personnes sans emploi, des aides qui ignorent, selon elle, la situation des femmes sans abris. Ces femmes, déjà accablées par la précarité, doivent affronter des obstacles supplémentaires tels que la bureaucratie, l'isolement social et la peur constante pour l’avenir de leurs enfants.
A chaque fois que je vais leur rendre visite, je ralentis mes pas pour observer les réactions des passants et l'attitude des commerçants avoisinants. Les enfants mendient principalement auprès des automobilistes qui se garent, tandis que les hommes mendiants s'adressent surtout aux femmes. La majorité des passants détournent le regard et dévient leur trajet pour éviter ces groupes de sans-abri, qui, bien qu’invisibilisé.e.s, sont omniprésent.e.s dans la ville : sur les trottoirs, dans les recoins des immeubles, devant les vieilles façades coloniales ou dans des ruelles cachées. Parfois, ces personnes sont exclusivement algériennes, parfois ce sont uniquement des migrant.e.s subsaharien.ne.s, mais il est rare de voir les deux groupes coexister dans le même secteur.
Une absence criante de structures d’accueil adéquates et adaptées
Malgré l'existence de 369 centres d'accueil à travers le pays, couvrant diverses catégories (petite enfance, personnes âgées, sans-abris, malades du cancer, Samu sociaux, et maisons de jeunes), les structures destinées aux sans-abris ne leur offrent qu'un hébergement nocturne. Chaque matin, ils sont contraints de quitter les lieux, livrés à eux-mêmes durant la journée. La majorité des sans-abris refusent l’aide proposée, préférant retourner à la rue. Selon la directrice des services sociaux de la wilaya d’Alger, beaucoup refusent de se rendre au centre d’accueil de Gué de Constantine en raison des conditions précaires ou de l’éloignement géographique. « La rue est parfois moins humiliante que les centres d’accueil, où les places sont rares et les conditions de vie dégradantes », m’explique une femme SDF, la soixantaine environ, rencontrée à la sortie d’une mosquée près du square d’Alger.
À Alger, le Samu social est censé jouer un rôle clé dans la prise en charge des sans-abris, mais il demeure insuffisant face à l’ampleur du phénomène. En dehors de la capitale, la situation est encore plus critique. Les initiatives locales manquent cruellement, et les associations, malgré leur bonne volonté, peinent à répondre aux besoins massifs de ces femmes et enfants livrés à eux-mêmes.

Kamel H., un jeune étudiant bénévole auprès d’une association caritative, rencontré alors qu'il distribuait des repas chauds aux sans-abris d'Alger à Bab El Oued, s’est montré méfiant en me voyant utiliser un enregistreur auprès des femmes SDF. Une fois rassuré sur leur consentement, il a accepté de partager son point de vue. Son association travaille principalement pour fournir des repas chauds, des vêtements et des couvertures aux sans-abris, surtout à l’approche de l’hiver. En décembre dernier, il a assisté à une rencontre où le wali d’Alger, Abdennour Rabehi, a lancé un appel pour que des mesures d’urgence soient adoptées afin d’améliorer la prise en charge des sans-abris. Parmi les mesures principales, il y a l’allongement des sorties nocturnes des services sociaux et l’augmentation du nombre de lits dans les hôpitaux pour les malades psychiatriques. Mais bien que ces initiatives traduisent une prise de conscience de la gravité de la situation, Kamel H. reste sceptique quant à leur impact réel, jugeant ces mesures insuffisantes face à l’ampleur du phénomène.
Déçu, le jeune bénévole me fait part aussi d’une vision somme toute traditionnaliste : « Les femmes SDF devraient en supporter plus, comme nos grands-mères, plutôt que de choisir la rue où elles risquent de perdre leur honneur », raconte-t-il en se référant aux témoignages de viol et de prostitution qui lui ont été rapportés. Il estime aussi que beaucoup de femmes ne sont pas dans la rue par nécessité, mais sont exploitées par des réseaux de mendicité qui se nourrissent de leur détresse sans leur offrir d’aide véritable.
Loin de cette vision patriarcale, il s’agit réellement de vies en suspens à l’avenir incertain. Pour ces femmes, la rue est un lieu de survie, mais aussi un espace de non-droit où elles ne sont que des silhouettes invisibles dans un paysage urbain dont les habitant.e.s préfèrent détourner le regard. En dépit des chiffres alarmants du ministère de la Solidarité nationale, qui estime à plus de 120 000 personnes le nombre de sans-abris en Algérie, les efforts pour leur réintégration sociale restent dérisoires. La ministre Kaouthar Krikou a pourtant souvent souligné l'importance de réintégrer les femmes sans-abri dans leur milieu familial, mais cela suppose que ce milieu familial existe encore, alors que pour beaucoup d’entre elles, la rue est devenue la seule issue précisément face à un environnement familial violent, voire totalement destructeur, rendant toute perspective d’un retour illusoire.
Le droit au logement : constitutionnel mais inaccessible
Lors de mes échanges avec S.F., le premier jour où elle a accepté de me parler après plusieurs tentatives, j'étais particulièrement bouleversée et mal à l’aise, craignant de remuer le couteau dans la plaie sans pouvoir lui apporter la moindre aide. Elle avait initialement hésité, me demandant de revenir plus tard à plusieurs reprises, insinuant son refus d'être exploitée. Son argumentation était captivante : son regard intense et fixe me disait de revenir jusqu’au jour où elle m’a finalement remarquée de loin et m’a fait signe de la main.
De nombreuses femmes se retrouvent à la rue après avoir tenté en vain de trouver une solution contre ces violences invisibles, laissant derrière elles un passé douloureux et un avenir incertain.
Ce jour-là, une autre femme, visiblement dépressive, s’est approchée de moi avec insistance, me parlant de manière violente et me donnant des ordres, comme si j'étais capable de résoudre immédiatement sa situation problématique. S.F. m’a expliqué que cette femme vivait dans la rue depuis des années, après avoir peu à peu perdu la raison. Ancienne employée retraitée, elle n’a jamais surmonté un divorce traumatisant, bien que sa retraite aurait pu la sauver de la rue. En effet, elle avait financé seule la construction de sa maison, mais avait naïvement accepté de la mettre au nom de son ex-mari, qui s’est ensuite remarié avec une femme plus jeune et l’a finalement mise à la porte. Son fils adulte et marié n’a pas pu l’aider, l’abandonnant à son triste sort.
Le logement est souvent un facteur déterminant dans la précarité des femmes, que ce soit à cause des héritages, des divorces ou des obstacles bureaucratiques compliquant leur réinsertion une fois mises à la rue. De nombreuses femmes se retrouvent piégées dans une spirale où chaque tentative de se relever est rendue plus difficile par un système qui les marginalise. Depuis des années, les féministes réclament des mesures spécifiques pour garantir aux femmes un accès sécurisé au logement et protéger ce droit afin qu’aucune femme ne puisse être mise à la rue par un membre de sa famille ou un ex-mari.
On ne peut nier que la réalité qui expose les femmes à la rue est étroitement liée à leur genre et à toutes les discriminations qu’elles subissent. Parmi la dizaine de femmes que j'ai abordées, deux d'entre elles ont été mères célibataires à un jeune âge. A l’image de toutes celles qui vivent dans la rue depuis une longue période, elles ont été mises à la rue en raison du rejet familial. En Algérie, bien que les femmes puissent déclarer leurs enfants nés hors mariage à leur nom, les pratiques sociales et leur exclusion peuvent les précariser au point de les amener à se retrouver seules et sans domicile.
Ainsi les rues d'Alger dévoilent une réalité poignante et souvent ignorée : celle des femmes sans-abris, victimes d'une marginalisation systémique et d'une précarité exacerbée. L'absence de structures d'accueil adéquates et la réponse insuffisante des autorités mettent en lumière l'urgence d'une réforme profonde pour offrir à ces femmes une véritable protection, des opportunités de réinsertion et leur permettre de recouvrer leur dignité.
[1] Direction de l’Action Sociale et de la Solidarité.
[2] Direction Générale de la Sureté Nationale.
Cette Enquête a été réalisée grâce au soutien du Bureau de Tunis de la Fondation Rosa Luxembourg.