Cette publication est également disponible en : English (Anglais)
C’est par un paisible après-midi de printemps 2018 qu'une camionnette dévale une avenue très fréquentée de Toronto, au Canada, tuant 10 personnes et en blessant 16 autres.
Le conducteur, Alek Minassian, 25 ans, avait publié quelques heures auparavant sur sa chaîne YouTube une vidéo incitant à la haine envers les femmes, les accusant de ne pas le considérer attirant. Après son arrestation, il a affirmé qu'il était encore vierge et qu'il avait utilisé la camionnette comme une arme pour mener à bien sa "mission", dans l'espoir d'inspirer d'autres attaques misogynes. "Je connais beaucoup de gars sur Internet qui ressentent la même chose que moi", a-t-il avoué plus tard aux enquêteurs, précisant toutefois que ceux-ci étaient "trop lâches pour passer à l'acte".
Cet événement tragique s'inscrit dans une longue liste de massacres perpétrés à l'étranger, tous caractérisés par un antiféminisme violent et des formes dangereuses de nationalisme et de suprématie blanche. En 2014, Elliot Roger, 22 ans, tue six personnes et en blesse 14 autres avant de se suicider en Californie. En 2015, Chris Harper-Mercer, 26 ans, massacre 9 personnes et en blesse 8, avant de mettre fin à ses jours à l'Umpqua Community College dans l'Oregon. En 2018, le néonazi Nikolas Cruz, 19 ans, cause la mort de 17 personnes et en blesse autant dans un lycée de Floride. Quelques mois plus tard, toujours en Floride, Scott Beierle, 40 ans, tue 2 femmes et blesse 5 personnes dans un centre de yoga avant de s’ôter la vie. En 2019, Bryan Isaack Clyde, 22 ans, est mortellement blessé par la police avant d'entrer dans le palais de justice de Dallas, au Texas, après avoir publié un plan d'attaque détaillé sur les réseaux sociaux : il avait sur lui 150 cartouches.
Tous ces assaillants, blancs, jeunes et hétérosexuels, appartenaient à des groupes misogynes et sexistes en ligne : sur leurs chaînes YouTube et leurs profils, ils avaient publié divers contenus faisant l'éloge du renversement de la prétendue "domination féministe", qui, selon eux, relègue les hommes à un rôle subalterne humiliant dans une société de plus en plus misandre. Le Centre international de lutte contre le terrorisme de La Haye avait dénoncé, en 2020, cette menace terroriste croissante aux États-Unis, au Canada et en Europe, et le rapport Youth Fear and Hope a récemment souligné que les jeunes et les très jeunes sont de plus en plus influencés par la rhétorique machiste qui circule sur internet. Selon l'étude, les garçons en parlent souvent à l'école, au point de harceler les enseignantes, tandis que 50 % des Britanniques âgés de 16 à 24 ans pensent que le féminisme entrave la réussite masculine.
Les “Célibataires invonlontaires”

Roger et Minassian se sont nommés Incel, terme né de l'union des mots anglais “Involountary” et “Celibate”, célibat involontaire : une sous-culture extrêmement répandue sur le web basée sur l'impossibilité d'avoir des relations sexuelles dans un monde gouverné par des femmes, uniquement intéressées par des mâles alpha. Ses membres sont des hétérosexuels solitaires, frustrés et déprimés qui se plaignent de manière victimaire d'énormes difficultés dues à leur laideur physique, considérée comme un obstacle insurmontable à une vie relationnelle épanouie. Leur vision du monde fait appel à de nombreuses théories pseudo-scientifiques qui mêlent évolutionnisme biologique et génétique, démographie et psychologie sociale.
Un concept central du mouvement est celui de la "pilule bleue", en référence au film Matrix (les Wachowski, 1999), dans lequel le protagoniste se voit proposer un choix : en prenant la pilule bleue, il continuera à vivre dans la réalité virtuelle illusoire qu'il connaît, tandis qu'en ingérant la pilule rouge, il pourra en découvrir la véritable nature. Pour les Incels, les personnes qui ignorent encore l'écrasante domination des femmes sur les hommes sont appelées les "pilules bleus" et eux seuls, les "pilules rouges”, sont conscients de vivre dans une société injuste et gynocentrique. Il y a ensuite les "pilules noires", qui doutent qu'un tel déséquilibre entre les sexes puisse être rééquilibré. Certaines caractéristiques physiques spécifiques, telles qu'une mâchoire proéminente, la taille ou la symétrie du visage, exerceraient d'ailleurs une attraction fatale sur les femmes et aucune amélioration esthétique ne serait en mesure de compenser l'absence de ces traits fondamentaux.
Selon la vision Incel, il existe deux types de femmes : les “beckys”, laides, discrètes, généralement féministes et despotiques, et les “stacys”, belles, charmantes, sexuellement désirables et uniquement intéressées par les mâles alpha, aussi appelés “chads”, les seuls à posséder les trois facteurs indispensables pour les séduire : beauté, argent et statut (Look, Money and Status, LMS). Les femmes sont également qualifiées de "fémoïdes" (Fho), c'est-à-dire d'organismes humanoïdes féminins, de "simples animaux d'accouplement", d'"incubateurs" et de "réservoirs de sperme", ce qui souligne le profond mépris dont elles font l'objet.
La population masculine est également divisée en catégories précises : les chads (10 %), les Incels (20 %) et les normies, c'est-à-dire l’homme banal bêta (70 %). Souvent brimés, victimes de harcèlement, soumis à la dynamique classistes des grandes universités américaines, les Incels refusent la masculinité hégémonique et méprisent les séducteurs en série. Ils ne sont ni homophobes, ni fascinés par les prouesses physiques ou l’obtention d'un statut économique visant à assujettir les femmes : ils préfèrent plutôt les dénigrer et les punir pour leur désintérêt à leur égard.
Le contexte italien
En Italie, de nombreux sites peuvent être rattachés au mouvement Incel, tels que le "Forum dei Brutti", qui, avec plus de 16 000 utilisateurs, est actuellement le plus important. Il y a aussi "Un Brutto Forum", "Il Redpillatore", "totalitarismo.blog" et "Uomini Beta" dont les discours de haine sont beaucoup plus explicites et violents que dans les communautés américaines, étant donné qu'il s'agit de groupes fermés et moins normalisés. Le "Forum des Incel" représente un cas particulièrement intéressant. Né en 2019 d'une scission du "Forum dei brutti ", il s'est classé en seulement deux ans à la 152ème place du classement des "meilleurs forums" de Forumfree, sur plus de 6000 groupes en ligne. Son administrateur a donné de nombreuses interviews dans lesquelles il insiste fortement sur la reconnaissance des droits des hommes en opposition aux valeurs du féminisme et prône le rétablissement de la hiérarchie naturelle des pouvoirs entre les sexes.
Entre Nietzsche, Leopardi et Joker
Ces plateformes reprennent souvent des aphorismes de Friedrich Nietzsche et des vers de Giacomo Leopardi, considéré comme un Incel ante litteram en raison de sa laideur et de son échec avec les femmes, contrairement à Gabriele D'Annunzio, dont la notoriété en termes de littérature et de conquête féminine fait de lui un parfait exemple de " mâle alpha ". Une autre référence importante est Joker, le protagoniste du film du même nom (Phillips, 2019), en raison de son expérience de l'exclusion sociale et de sa profonde détresse psychique. Les cicatrices qui défigurent son corps, son rejet par son voisin, sa relation problématique avec sa mère et sa profonde incapacité relationnelle en font un symbole emblématique de la rhétorique victimaire des Incels italiens. Contrairement à Batman, qu'ils considèrent comme un chad avec un "LSM" élevé (Look, Money, Statut), Joker est en fait un perdant qui se rebelle contre son propre sort avec une violence inouïe.
Un phénomène transnational inquiétant

Les Incels appartiennent au monde plus vaste et plus complexe de la "manosphère", qui tire son nom du blog éponyme, créé en 2009 et rendu célèbre par le livre de Ian Ironwood "The Manosphere : a New Hope for Masculinity", publié à compte d'auteur en 2013. Ce vaste mouvement transnational diffuse différents types de masculinité toxique et des formes d'activisme en faveur des droits de l'homme sur des plateformes en ligne via Reddit, Instagram, Telegram et YouTube. Ses racines remontent au Mouvement de libération des hommes, qui a structuré une première réflexion critique sur les stéréotypes de genre dans les années 1970. À partir des années 1980, certains de ses membres ont commencé à se radicaliser pour défendre les droits des hommes, se sentant de plus en plus menacés par les femmes considérées comme la cause principale de leur insécurité, de leur frustration et de leur instabilité.
Bien qu'il s'agisse d'un phénomène très vaste et hétérogène, certains éléments récurrents caractérisent les antiféministes, et plus généralement les anti-femmes, de la manosphère : critique féroce du féminisme, fléau d'un monde de plus en plus gynocentrique et misandre, discours de haine et revendication de la masculinité à réaffirmer par tous les moyens. Ainsi, les célibataires involontaires (Incels), sexuellement frustrés, accusent les femmes de les rejeter et les attaquent en conséquence avec des insultes, des agressions et, dans certains cas, des féminicides et des massacres.
Les “Men’s rights activists” (activistes des droits des hommes - MRA) luttent contre la discrimination selon eux dont souffrent les hommes, en particulier les pères séparés, pour retrouver leur suprématie perdue. Les “Pick up artists“(artistes de la drague - PUA) diffusent des vidéos, des articles et des cours pour enseigner des techniques de séduction représentant les femmes comme de simples objets sexuels ; le but est uniquement de renforcer la confiance et l’estime de soi masculines. Les “Men going their own way” (les hommes qui suivent leur propre voie - MGTOW) adoptent en revanche une approche séparatiste, convaincus que la seule façon de retrouver leur pouvoir est d'éviter toute interaction avec le genre féminin. Enfin, le mouvement “Alt-Right” promeut un point de vue fortement nationaliste et suprémaciste.
Lors de la "Conférence internationale sur le web et les médias sociaux", organisée en mai 2021, une étude a été présentée qui montre comment les groupes de la manosphère anglophone considérés comme les plus "modérés", les MRA et les PUA, sont en train de s'affaiblir, laissant place à des franges plus radicalisées et violentes, telles que les MGTOW et les Incels.
Face à ce phénomène, la journaliste et écrivaine féministe, Jennifer Guerra, souligne : "Liquider les Incels comme des fous ou des malades mentaux ne fait qu'aggraver leur situation, c'est la société qui doit en assumer la responsabilité. Les impliquer dans le monde réel est la seule solution pour les aider concrètement à mettre fin aux massacres misogynes".