Réduire au silence les voix des femmes : de la poésie des Jawari aux quotas de femmes

« Je donnerai ma joue à mon amant et mes baisers à quiconque je choisirai... » Alors que la poésie arabe a servi à glorifier l’Arabe héroïque, la poésie des femmes esclaves retenues en captivité, connue sous le nom de poésie des Jawari, a été largement ignorée. Ces écrits de femmes étaient audacieux et foisonnants de défiance et de liberté.

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Écrit par Pascale Sawma - journaliste et autrice libanaise

L'histoire se souvient de l’amour d’Antarah pour sa cousine Abla comme de l’une des plus belles histoires d’amour de la poésie arabe classique. Mais personne ne semble se demander si Abla aimait vraiment Antarah. Il n’y a pas de preuve historique ou littéraire qui suggère qu’elle l’ait aimé en retour. Et qu’en est-il d’Omar ibn Abi Rabia, les femmes étaient-elles vraiment éprises de lui ? Était-il réellement beau ? Il n’existe rien qui le prouverait non plus. Les épopées qui nous sont parvenues ont toutes été racontées par des hommes, qui relataient des histoires d’amour et de chasteté, de guerre, d’héroïsme et de chevalerie.

La tradition veut que les conteurs aient été des hommes, et, naturellement, ils étaient enclins à réciter des histoires à leur propre goût. Il n’y avait quasiment pas de femmes poétesses ; pour retracer leur histoire, il a fallu nombre de recherches et d’exhumations. Si on les mentionnait, c’était en petits caractères ou dans des notes de bas de page. Les voix de femmes étaient considérées comme des choses anodines et peu dignes d’intérêt. C’est la raison pour laquelle étudiants comme universitaires ne l’ont jamais réellement pris en considération.

Nous n’avons jamais entendu ce que les femmes pensaient des conquêtes arabes ou du « chevaleresque » esclavagisme des femmes à la fin de chaque bataille, lorsqu’on les transférait comme de simples biens d’une tribu à une autre. Est-ce qu’Abla a trouvé l’homme de ses rêves avec Antarah, ou était-ce une simple illusion qu’il s’était faite ? Leur amour était-il aussi chaste qu’il l’a décrit, ou était-ce un mensonge qu’il a répandu, puis auquel il a cru, pour protéger la femme qu’il aimait ? Peut-être que l’amour platonique était une vraie pratique à l’époque. Il est évident que la poésie arabe classique, écrite majoritairement par des poètes masculins, est centrée sur la répression sexuelle, les romances inabouties, et un érotisme légèrement voilé, où l’excitation grandit à travers les descriptions de baisers volés et de rencontres interdites. C’est cette même répression qui a pourchassé les voix des femmes et essayé de les réduire au silence pour toujours.

Dans la poésie arabe classique, les femmes sont dépeintes comme des icônes, des divinités intouchables ou des fantasmes inassouvis...

La plupart des poèmes classiques dont nous avons hérité chantent à l’unisson du ton monotone de la masculinité, même ses méfaits sont acclamés au nom de la chevalerie, de représailles légitimes, ou de ce qui est parfois appelé une passion ardente. Ces œuvres poétiques passées à la postérité sont présentées comme le grand héritage littéraire, personne ne pouvant le remettre en question. Lorsque Taha Hussein, l’un des écrivains et intellectuels égyptiens les plus reconnus, a essayé de critiquer la poésie jahili, il a été poursuivi en justice et a reçu des menaces de mort. De même, les orientalistes, comme David Samuel Margoliouth, ont été condamnés pour avoir montré que ce que l’on connaît de la poésie jahili a, en fait, été écrit durant la période islamique, et ne représente donc pas la religion, la société ou l’économie jahili avec précision.

Dans la poésie arabe ancienne, les femmes sont dépeintes comme des icônes et des déesses. Leur beauté était admirée dans les premiers vers, même quand l’amour n’était pas au cœur du poème. Les femmes étaient comme des divinités intouchables ou des fantasmes inassouvis. Aujourd’hui, encore, dans une société captivée par ses vieux troubles, la représentation qui prévaut repose sur la manière dont les hommes aiment considérer les femmes. Beaucoup les voient encore comme des créatures inférieures auxquelles il manquerait la capacité de réagir ou de dire non. Pour eux, la femme la meilleure est celle qui reste pure et qui préserve l’embaumement de son corps et de son esprit avec l’approbation de la société imprégnée de considérations religieuses.

Maysoon, la fille de Bahdal de la tribu Kalbiya, était une poétesse que personne ne connaissait. Tout ce qui est écrit à son sujet, c’est qu’elle était la femme de Mu’awiya, et rares sont les références littéraires se penchant sur ses poèmes délicats, qui ne valent pas moins, même plutôt plus, que la poésie de Mu’awiya lui-même.

« Je donnerai ma joue à mon amant et mes baisers à quiconque je choisirai »

Tandis que la poésie arabe a servi à glorifier les héroïques conquêtes arabes (Al Mutanabi écrivait : « Dans ce désert désolé, les bêtes me tenaient solitaire compagnie / à la stupéfaction des collines et des montagnes »), la poésie des femmes esclaves en captivité, connue sous le nom de poésie des Jawari, a été largement ignorée. Ces écrits étaient audacieux et foisonnants de défiance et de liberté. Ces femmes étaient les victimes du patriarcat, de batailles féroces, et d’hommes dont les noms, comme celui d’Al-Mutanabi, étaient connus des chevaux, de la nuit et du désert. Dahiya Al-hilaliya, pionnière de cette poésie, a écrit dans un de ses poèmes : « Mort serait mon père si j’avais savouré goût plus doux que celui de la bouche de mon amant. Si j’avais à choisir entre son étreinte et mon propre père, orpheline je serais. »

Fondatrice du salon littéraire le plus prisé du temps d’Al-Andalus, l’audacieuse poétesse Wallada bin al-Mustakfi a écrit : « Je donnerai ma joue à mon amant et mes baisers à quiconque je choisirai. »

En ce jour international des droits des femmes, ce voyage dans le temps montre à quel point ce système de marginalisation des femmes est ancien et comment il continue, encore aujourd’hui, de gangréner nos sociétés. Certaines d’entre elles ont trouvé un remède, tandis que d’autres exploitent encore cette tactique de garder les femmes à la marge par la violence, l’oppression et les restrictions, que ce soit dans les domaines de la politique ou de l’économie, ou à la maison, à l’abris des regards. Si elles sont entendues, les voix des femmes ne sont rien de plus que la cerise sur un gâteau fait par des hommes, ou une lutte à propos d’un quota douteux. Lorsqu’un pays adopte ce genre de quota de femmes, on attend alors d’elles qu’elles s’inclinent révérencieusement et applaudissent cet acte de chevalerie accordé à leur sexe par les grands hommes de leur nation.  

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