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Dès le déclenchement de la révolution à Sidi Bouzid le 17 décembre 2010, suite à l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant, des bloggeuses, tel Lina Ben Mhenni, disparue à l’âge de 34 ans le 26 janvier 2020, Emna Ben Jomaâ, Amira Yahiaoui, ou encore Fatma Arabica ont joué un rôle capital pour faire circuler l’information sur les réseaux sociaux à propos de la répression policière contre les manifestants pacifistes. Malgré le quadrillage policier, courage, rage et détermination ont animé plusieurs autres cyberdissidentes.
Avec le 14 janvier, les femmes, de tous âges et de toutes professions, investissent l’avenue Bourguiba, au centre-ville de Tunis, pour scander les slogans revendiquant égalité, liberté et dignité.
Des manifestations, des revendications et des acquis
Quelques jours après, et dans la foulée des marches, qui déferlent sur une ville libérée du joug du dictateur Ben Ali, parti en exil en Arabie Saoudite, les femmes tunisiennes du mouvement féministe de gauche, manifestent pour l’égalité totale entre les sexes. Le 19 février, une autre mobilisation est organisée. Des femmes y prennent part massivement : « Ce qu’elles scandent alors, dans la foulée des slogans en vigueur, dépasse la revendication féministe pure et dure : « La laïcité d’abord ! La laïcité comme condition préalable à la démocratie et à l’égalité », crient-elles ».
Le 13 aout 2012 et en ce jour de fête des femmes tunisiennes, qui coïncide avec la promulgation de leur Code de statut personnel, un autre moment fort va mobiliser des milliers de femmes et des dizaines d’ONG de la société civile. C’est en fait d’une journée de grande colère qu’il s’agit : le parti islamiste Ennahdha veut introduire dans la nouvelle constitution en voie de rédaction un article sur la « complémentarité » hommes femmes, qui viendrait remplacer le principe de l’égalité entre les sexes.
« Pris de court par la forte mobilisation contre ce projet d’article, les députés islamistes jouent l’étonnement et dénoncent une incompréhension, une désinformation et une cabale politico-médiatique injustifiée ». L’article sera retiré de cette première version de la constitution. Les députées islamistes, elles, le défendront jusqu’au bout. La bipolarisation politique et identitaire, qui a marqué l’ambiance des trois premières années post 14 janvier, du fait de la gouvernance de la Troïka dirigée par les islamistes, est un moment propice où les femmes tunisiennes sentant des menaces sur leurs acquis, se démèneront de toute leur force dans la vie publique pour protéger leurs droits et libertés.
Le 27 janvier 2014 au moment de l’adoption de la nouvelle constitution, la parité est inscrite dans l’article 46 de la Loi fondamentale. Cette opportunité accompagnant le processus de transition politique du pays peut entrouvrir les portes pour les femmes, même si le parlement de 2019 a perdu en féminisation par rapport à la session précédente.
Deux batailles vont s’ouvrir ces cinq dernières années. La première concerne la lutte contre les violences faites aux femmes et la seconde, encore plus ardue, porte sur l’égalité successorale.
La Tunisie, premier pays arabe à se doter d’une loi protégeant les femmes de la violence
Le parlement tunisien adopte le 26 juillet 2017 la Loi organique sur l’élimination de la violence faite aux femmes. C’est l’issue d’une longue lutte entamée par les féministes du mouvement autonome il y a plus de vingt ans. La loi a été portée et défendue jusqu’au bout par la société civile et notamment l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), qui a ouvert en 1993 un centre d’écoute des femmes victimes d’agressions. Cette nouvelle législation constitue en fait une application de la Constitution, en particulier l’article 46 qui stipule : « l’Etat doit prendre toutes les mesures nécessaires afin d’éradiquer la violence contre les femmes ».
De l’avis de plusieurs juristes, l’importance de ce texte réside d’une part dans le fait qu’il reprend les critères et les instruments internationaux en matière de lutte contre la violence faite aux femmes. Il repose d’autre part sur les quatre piliers de la lutte contre ce fléau : la prévention, la protection des victimes, la prise en charge des femmes violentées et la répression des auteurs de violence. Le texte incrimine l’agresseur, protège les victimes, les répare et responsabilise l’Etat quant à leur prise en charge (hébergement, soins, accompagnement judiciaire et psychologique). Il abroge également un « article de la honte », le 227 Bis du Code pénal, qui prévoit l'abandon des poursuites contre l'auteur d'un acte sexuel présumé sans violences avec une mineure de moins de 15 ans s'il se marie avec sa victime. La loi augmente les peines correspondant à diverses formes de violence lorsqu’elles sont commises dans le cadre familial. Elle pénalise aussi le harcèlement sexuel dans les lieux publics, l’emploi des fillettes comme employées domestiques, et prévoit des amendes pour les employeurs qui discriminent intentionnellement les femmes au niveau des salaires. Elle stipule que des unités spéciales devront être créées au sein de la police, ainsi qu’un juge spécial en matière de violences. Dans les tribunaux des espaces indépendants seront désormais aménagés pour accueillir les victimes de tous types d’agressions. La Tunisie est le seul pays arabe à se doter d’une loi sur l’élimination de la violence faite aux femmes.
Projet de loi sur l’égalité successorale : en attente d’une adoption
Poursuivant cet élan vers l’égalité totale entre les hommes et les femmes inscrite dans la Constitution, le président Béji Caied Essebsi lance le 13 aout 2017 dans son discours présenté à l’occasion de la fête de la femme tunisienne, un débat sur l’égalité dans l’héritage. Car malgré toutes leurs conquêtes et avancées, les Tunisiennes héritent toujours de la moitié de la part des hommes.
« On ne peut pas traiter avec les femmes comme en 1956, il y a soixante ans. En réalité, les femmes sont devenues les égales des hommes. Mais tout le problème réside dans l’héritage. L’héritage n’est pourtant pas une question religieuse dans son essence. C’est une question qui concerne la vie courante et les relations entre les êtres humains. En tout cas, c’est ce à quoi je crois… », ainsi s’exprimait dans un long discours BCE. Il y relance le débat sur le sujet toujours tabou de l’égalité successorale entre les femmes et les hommes et annonce la création d’une commission pour élaborer un code des libertés individuelles et de l’égalité. Le Président met également en place le 13 aout une Commission des libertés individuelles et de l’égalité chargée de réfléchir, entre autres, à un projet de loi ayant trait à l’abolition de l’inégalité entre les hommes et les femmes face à la question de l’héritage.
En réalité, cette revendication, ce sont les féministes tunisiennes des années 1980 à 2000 qui tentent de la défendre. Toutefois c’est surtout la période post révolutionnaire qui, avec la libération de la parole, va permettre à cette exigence de circuler dans les débats et les tribunes. En juin 2016, un député, Mehdi Ben Gharbia, soumet au parlement une loi organique relative à la « fixation des parts successorales entre les ayants droits », selon un régime optionnel faisant de l’égalité entre les hommes et les femmes une règle supplétive. Mais le mufti de la République, la plus haute autorité religieuse, s’oppose à cette initiative.
L’initiative de BCE accompagnée de sa proposition d’abroger la circulaire 73, qui interdit le mariage entre une Tunisienne et un homme non musulman (alors que le contraire est possible) provoque elle aussi rapidement une large polémique. Le débat, toujours passionné, dépasse les frontières tunisiennes pour se propager dans toute la région arabe.
Le 12 juin 2018, la Commission des libertés individuelles et de l’égalité publie son rapport. BCE s’en inspire pour proposer le 13 aout 2018 un projet de loi instituant l’égalité dans l’héritage par défaut. "On va inverser la situation", a précisé le Président, en faisant de l'égalité la règle et de l'inégalité une dérogation. Adopté en conseil des ministres en novembre 2018, le projet de loi a été déposé par la suite à l’Assemblée des représentants du Peuple (ARP). Entre temps, le mouvement Nida Tounes, qui pouvait porter l’initiative présidentielle et la défendre se fragmente largement, BCE décède le 25 juillet 2019 et un Parlement à majorité conservatrice se met en place à l’automne 2019. Le projet sur l’égalité successorale attend des jours meilleurs pour revenir sur la table des discussions de l’ARP.
