Mariam Bribri : le costume traditionnel tunisien face au capitalisme

De l’atelier populaire de son père à Sfax aux rues de la capitale, Mariam Bribri a résisté aux stéréotypes et à l’emprise des grandes marques, en affirmant une vision singulière de la mode et de l’identité. Le projet « Bribri » ne se limite pas à la création de vêtements : il ravive des récits enfouis et renoue avec les racines, loin des logiques de profit.

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Par Chadia Khedir

Scène 1 : Mariam Bribri, jeune trentenaire tunisienne, est dans un salon sobre et ordonné. Elle aide son père à s’asseoir quand une nouvelle télévisée attire son attention : « Effondrement du Rana Plaza à Dacca, Bangladesh, avril 2013 : 1 135 ouvrières et ouvriers du textile périssent dans un atelier d’une grande marque. »

Scène 2 : Mariam marche sur l’avenue Habib Bourguiba, vêtue d’une meliya, drapé-robe traditionnel des femmes rurales. Les photographes  la suivent après son hommage à El Teatro, sur invitation de Zeineb Farhat, militante culturelle et cofondatrice du lieu, célèbre pour ses lunettes larges et son rouge à lèvres éclatant.

Scène 3 : À la radio, une animatrice revient sur le parcours de Mariam et sa meliya. Mariam parle de la coopérative qu’elle a fondée, un projet économique alternatif, où des artisanes vivent de leur savoir-faire, à l’écart des logiques de rentabilité du marché.

Par leur composition presque cinématographique, ces trois scènes résument l’esprit du projet lancé par Mariam Bribri il y a dix ans. Elle le décrit comme : « une initiative à portée intellectuelle et culturelle, mue par une quête d’émancipation face à un capitalisme qui exploite la main-d’œuvre féminine, et instrumentalise la pauvreté au service de la rentabilité des marques. »

Vivre au cœur du patrimoine tunisien

Mariam Bribri a grandi au rythme du tambour et du mezoued, bercée par la voix de son père, Taher Bribri, qawwal (conteur populaire). Son grand-père, passionné de costume traditionnel, confectionnait son propre burnous(1), choisissant la laine et les motifs d’ornementation d’un œil sûr.

« Ma mère, originaire des îles Kerkennah, a toujours porté sa tenue traditionnelle, même après avoir quitté l’archipel pour rejoindre mon père. Elle n’a jamais renoncé à son costume lors des grandes occasions à Bir Ali Ben Khlifa, près de Sfax, où nous vivions. Elle arborait fièrement la jebba, la fouta et la tayariyya(2), symboles d’un héritage riche en histoire, en savoir-faire et en broderies. Ces vêtements, confectionnés dans des matières nobles — lin blanc, dentelle fleurie, fils d’or et d’argent — racontaient des récits de patience, de précision et de sagesse »

 Le projet « Bribri » est né, il y a dix ans,  d’un besoin de rupture avec la mode dominante, d’une résistance face aux marques globalisées qui homogénéisent les corps et vident les identités.

Tout a commencé le jour où Mariam a décidé de porter des habits cousus de ses mains, inspirés par les techniques et astuces  transmises par sa famille. Des pièces uniques, confortables, légères, avec un soin particulier accordé aux tissus, aux coupes et aux broderies.

« J’ai vu dans ce projet un reflet de moi-même, une manière d’incarner ma vision du monde », dit-elle.

 Militante des droits humains, Mariam a défendu ses idées dans l’après-révolution de 2011 : à la radio, sur les réseaux, dans la rue, elle a soutenu les luttes pour la liberté, la justice et la démocratie.

Entre héritage paternel et quête de liberté

Après la mort de son père, Mariam a réinvesti son atelier dans la médina de Sfax. Elle en a changé les couleurs, installé sa machine à coudre, rangé tissus et outils — aiguilles, épingles, boutons — et dissimulé prises et fils électriques qui enlaidissaient le lieu. Les murs ont été repeints, ornés d’étoffes aux motifs inspirés des maisons africaines et des tissages amazighs klim et margoum(3).

En poussant pour la première fois la porte de l’atelier, elle a eu le sentiment de rouvrir une blessure : celle d’un père qui s’était battu contre la mondialisation pour préserver un artisanat fragilisé par la disparition des petits ateliers. Mariam a choisi de poursuivre cette histoire à sa manière. Elle a lancé Bribri, un projet ancré dans son milieu social, mais en dialogue constant avec le vêtement contemporain. Pour elle, le succès ne se mesure ni à l’argent ni aux possessions matérielles. Ce n’a jamais été son ambition. »

Chaque jour, en ouvrant l’atelier, elle se souvient de ces conversations avec Taher Bribri. Il avait perçu très tôt le pouvoir des séries turques dans la valorisation du costume : les couvre-chefs colorés, les étoffes aux motifs riches. Il observait l’engouement des Tunisiens, prêts à se rendre à Istanbul pour se vêtir comme dans ces feuilletons.

 Chaque détail du projet puise dans son enfance au sein de sa famille, mais il est aussi porté par un désir ardent de liberté, en rupture avec la logique de consommation aveugle qui réduit l’individu à un simple consommateur, lui ôte son identité et le ramène à l’état de marchandise, de chiffre et de portefeuille.

«  Je suis devenue la jeune-fille que je voulais être »

Mariam, diplômée en droit de l’université de Tunis, a toujours voulu goûter à la vie à travers les voyages, la découverte des cultures et un cadre où l’art soit à la fois son guide et son horizon. Elle n’a jamais rêvé de luxe, de grosses cylindrées ou de marques. Elle se dit comblée : il lui suffit de couvrir les coûts des matières premières et d’assurer un revenu digne aux artisanes qui l’accompagnent.

Le projet Bribri a grandi spontanément, sans plan d’affaires ni stratégie complexe. Mariam travaillait en silence, à l’écart du bruit et des débats, répétant : « Je suis fatiguée. Assez parlé. Il faut agir maintenant. »

Elle confie :

« Aujourd’hui, j’ai atteint une indépendance que je n’imaginais pas. J’ai effacé les dettes familiales. Je vis sereinement, et les produits Bribri sont demandés toute l’année. Je crée des modèles pour chaque saison. Je ressens une joie profonde quand mes vêtements sont portés par des étudiant.e.s lors de leurs remises de diplômes, ou dans des conférences à l’étranger. Et aujourd’hui, des célébrités – animateurs, animatrices, artistes – portent mes pièces… C’est mon plus grand bonheur, ma plus belle reconnaissance. »

Mariam a atteint une forme de sérénité et de paix intérieure. Elle dit appartenir désormais à un cercle à part, celui de celles et ceux qui ne se sentent plus en compétition. Elle a appris à se détourner des conflits stériles, à ne pas prêter attention aux polémiques, à cette culture étriquée où l’on se forge des ennemis imaginaires et où l’on cherche la gloire dans la querelle ou l’accusation de plagiat. Elle ne s’y intéresse plus.

« Je trouve ma paix dans le plaisir de chaque instant, dans le voyage, et dans la continuité de ce que j’ai bâti ici, dans mon atelier. C’est là que j’ai fondé le Club Charlie Chaplin du cinéma et le Club Cheikh Imam Issa de la chanson engagée. Je suis devenue la femme que je voulais être. J’ai rencontré mon âme et je me suis réconciliée avec elle, comme le chantait Cheikh Imam :

‘Nous avons compris qui a causé nos blessures.

Ouvriers, paysans, étudiants — l’heure a sonné.

Nous avançons sans retour, et la victoire est si proche.’ »

  1. Le burnous: vêtement hivernal masculin, c’est une large cape à capuche confectionné en laine.
  2. La jebba (tunique ample), la fouta (pagne) et la tayariyya (foulard) constituent les éléments de base du costume traditionnel des femmes de Kerkennah.
  3. Le klim : tapis en laine tissé à la main, reconnaissable à ses motifs géométriques colorés. Il est largement répandu chez les populations amazighes d’Afrique du Nord.
Le margoum : tapis artisanal en laine, brodé de coton. Il se distingue par ses motifs géométriques, en particulier les losanges. Principalement fabriqué dans les régions de Gafsa, El Jem, Zarzis et Kairouan, il puise ses origines à la fois dans les traditions arabes et amazighes.
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