Les travailleuses oubliées des bennes à ordures de Damas

« Des enfants, des femmes, des vieillards, des personnes à mobilité réduite… Nombreuses sont les personnes qui considèrent les bennes à ordures comme leur seul et unique refuge dans une ville où la quête du pain quotidien est devenue un calvaire qui n’épargne pas les Syrien.ne.s restés au pays.

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Le poète Muthaffar al-Nawab qui a une fois décrit Damas comme « le lieu où le rêve et son achèvement, les conquêtes et leurs cortèges, l’errance poétique et l’attrape-poètes ne font qu’un » doit se retourner dans sa tombe. Les vers du poète irakien épris de Damas, qui a connu l’époque où les femmes et les jeunes filles dissimulaient leurs visages et couvraient leurs corps pour éviter tour à tour les regards admiratifs et les froncements de sourcils des passants, se heurtent à la Damas d’aujourd’hui où le déplacement et la pauvreté font des ravages.

Ce sont des enfants, des femmes, des vieillards et des personnes à mobilité réduite. A croire que les bennes à ordures sont leur seul et unique refuge dans une ville où « il y a assez d’amoureux pour noircir les pages du monde entier et assez d’immensité bleue pour engloutir les cinq continents » ; mais où la quête du pain quotidien est devenue un calvaire qui n’épargne pas les Syrien.ne.s resté.e.s dans le pays, surtout les femmes qui ont habituellement droit à des heures supplémentaires d’oppression et de violence.

Sanaa (nom d’emprunt), 17 ans, s’engouffre dans les bennes à ordures avec la dextérité d’une habituée. Elle semble les connaître sur le bout des doigts, même la distance qui les sépare l’une de l’autre n'a de secret pour elle. Tous les matins, depuis mon balcon situé sur la montagne surplombant les magnifiques vergers de Jarash à perte de vue, je guette son arrivée à la décharge à 5h30. Une scène absurde où la beauté de la nature va de pair avec l’horreur. Avec la guerre, la nature s’est décolorée. Désormais, elle s’habille d’une couleur grise et terne.

Suite à la disparition de leur père et le décès de leur mère, la jeune fille au visage parsemé de cicatrices habite avec sa grand-mère, sa tante, son nouveau-né, et ses deux petits frères. Ses yeux marrons cherchent à fuir cet effroi que des milliers d’enfants syriens, - ceux que la guerre a fait grandir précocement-, ne connaissent que trop bien.

Sanaa

« J’étais en CE2 lorsque j’ai abandonné l’école pour m’occuper des récoltes dans les vergers de Jarash, avec ma tante et ma grand-mère en échange de loger dans un taudis dans l’un des vergers. Depuis deux ans, j’ai commencé à travailler dans la collecte des déchets, après plusieurs impasses financières. Un voisin m’a proposé de travailler avec eux pour un salaire qui dépasse mes revenus dans l’agriculture et qui fluctue selon la quantité de plastiques et de boîtes d’œufs en carton collectée chaque jour», raconte Sanaa à MedFeminiswiya. Et de poursuivre : « je suis mariée depuis un an avec le fils du voisin avec qui je travaille. Bien que je sois dans une situation plus confortable aujourd’hui, je ne pense qu’à rentrer chez moi et à me reposer

Sanaa ignore qu’elle a perdu son droit à l’éducation, au logement et à la santé garantis par la Déclaration des droits de l’enfant ainsi que ses droits garantis par la CEDAW, visant à éliminer toutes les formes de discrimination dont elle fait l’objet en tant que jeune femme.

Sanaa ne sait pas forcément qu’elle encourt de nombreux risques ; d’ailleurs évoqués dans une étude menée sur 48 éboueur.euse.s à Santo André au Brésil en 2011, à savoir des blessures au dos et aux mains pour cause de soulèvement d’objets lourds avec peu d’équipements, ainsi que d’autres risques potentiellement fatals, sans parler des effets néfastes sur sa santé physique et reproductive.

En 2020, en Syrie et non pas au Brésil, 3 enfants ont été ensevelis après qu’un camion-poubelle a vidé son contenu sur leurs corps frêles alors qu’ils cherchaient des matières plastiques dans les bennes à ordures situées à la lisière de la ville de Maarrat Misrin à Idleb.

Outre Sanaa, nous avons interviewé Hassna, une femme trentenaire qui s’est récemment aperçue du danger sanitaire que provoque le travail dans les décharges : « Tous les matins, lorsque je pars au travail, mes enfants se ruent à la fenêtre - la seule ouverture dans notre maison au sous-sol - pour prendre l’air en attendant mon retour du travail avec de la nourriture et des médicaments pour mon mari malade et moi-même, puisque je souffre d’une hémorragie permanente due à mon travail dans les bennes à ordures », nous raconte Hassna.

Hasna vit avec ses trois enfants et son mari qui souffre d'une maladie rénale. Elle a été déplacée d'Alep et sa maison de Kashkul, une ville située à la périphérie de Damas, a été démolie. Kashkul est connu pour ses bidonvilles, ses maisons inachevées dont les murs sont habillés de bâches pour empêcher les fuites d’eau. La jeune femme souffre de saignements utérins permanent après avoir fait deux fausses couches durant la même année. Le médecin du dispensaire lui a prescrit un médicament qu’elle doit prendre régulièrement.

« Le principal aujourd’hui c’est que je puisse nourrir mes enfants, payer le loyer et m’acheter des médicaments. Dès que je collecte des matières plastiques et des batteries, je les vends à Abou Jasem. Il les transporte ensuite à la déchèterie pour le triage avant de les livrer aux usines, explique Hassna. Nos enfants ne tombent jamais malades mais ils ne sont pas vivants pour autant … »

Pendant que je cherchais des femmes éboueuses, je suis tombée sur des enfants qui fouillent dans les bennes à ordures près de la décharge à Bab el-Charki. Je leur ai posé des questions par rapport à leur travail et à leurs parents. Ils m’ont alors aiguillé vers leur mère, que l’on a cherché longtemps avant de la trouver entre les amas de déchets, en train de faire sa sieste. Elle accepte de répondre à mes questions à condition de ne pas faire de photos.

En dépit de tous ces dangers et des souffrances monumentales qu’ils provoquent, les regards des passants restent hostiles ou indifférents face à ces femmes et ces enfants misérables

Cette femme, épuisée, nous fait part de ses appréhensions : « j’ai peur que les policiers nous poursuivent et nous accusent de tous les maux de la Terre ».  Souriante malgré tout, elle enchaîne : « J’ai six enfants. L’aîné a dix ans. Aucun d’eux ne va à l’école. Mon mari m’a amenée de Deir Ezzor à Damas, et m’a logée dans cette région où les maisons sont en tôle. J’étais satisfaite malgré tout. On a eu des enfants et j’ai appris par la suite qu’il a deux épouses qu’il fait travailler dans le nettoyage ou dans les chantiers. Je l’ai chassé et lui ai interdit de vivre sous le même toit que moi. C’est là que j’ai commencé mon travail en tant qu’éboueuse. Grâce à la collecte des déchets, je peux m’acheter des médicaments et payer le loyer du taudis où j’abrite mes enfants et leur prépare des plats qu’ils aiment ».

« Madame, ajoute-t-elle d’un ton ironique, nos enfants ne tombent jamais malades. S’ils ont quelque chose, ils se rétablissent d’eux-mêmes sans médecins ni médicaments. Ils ont un système immunitaire à toute épreuve. » Mais peu avant mon départ, elle lâche dans son dialecte typique de Deir Ezzor: « Madame, c’est vrai que nos enfants ne tombent jamais malades, mais ils ne sont pas vivants pour autant … »

Des métiers « au noir » et des sanctions légales contre « les petits »

Abeer Al-Saleh, avocate

En réalité, ce type de travail existe depuis longtemps mais il s’est propagé de façon vertigineuse vu la détérioration de la situation économique et l’absence d’institutions qui protègent les enfants et les femmes ainsi que tous les citoyen.ne.s, conformément au droit interne, aux conventions ratifiés et au Code du travail. Ainsi ce labeur reste bel et bien dans l’ombre, faisant partie du travail au noir qui ne protège en rien les travailleur.euse.s des infractions auxquelles ils/elles pourraient être exposé.e.s.

« Loin s’en faut, nous explique l’avocate Abir El-Saleh. Bien qu’aux termes de l’article 6 de la loi relative à la propreté et à la préservation (1), publiée en 2004, sous peine de voir sa responsabilité engagée et sous peine de sanction prévue au chapitre 7 de la présente loi, il soit interdit de fouiller les déchets dans les bennes à ordures, les poubelles des magasins et les lieux où les ordures s’amassent. »

Selon la loi, le métier de fouille des déchets n’est donc pas autorisé. Au cas où un travailleur.euse. est pris en flagrant délit, il/elle doit payer une amende de 3000 livres syriennes. Les responsables, quant à eux, au lieu de les aider, de leur ouvrir un accès à l’emploi et de les protéger, œuvrent plutôt à la poursuite de ces travailleur.euse.s, sous prétexte qu’il existe des groupes qui les exploitent et qu’il faut sanctionner, quoique ce sont toujours les petits qui font l’objet de sanctions alors que les grands ne sont pas inquiétés.

Cas répétés d’avortement et d’accouchement prématuré

Shirin Jamal est gynécologue, elle raconte à MedFemniswiya les problèmes dont souffrent les femmes qu’elle traite dans les dispensaires tout proches, en matière de santé reproductive : « Les travailleuses sont atteintes de malnutrition et d’infections fréquentes (hypotension sévère) à cause de leur exposition à la pollution et aux substances toxiques. Elles souffrent aussi de fatigue et d’épuisement professionnel liés à la nature même de leur travail. Cela mène à des avortements involontaires, des grossesses prématurées, des hémorragies durant les premiers mois de grossesse, des difficultés à tomber enceinte, et des bébés en sous-poids. D’ailleurs, les grossesses non suivies et le manque de dépistage précoce des grossesses chez les jeunes filles, les adolescentes surtout, exposent ces dernières à de l’hypertension gestationnelle, avec tous les risques qui en découlent dont le retard de croissance intra-utérine du fœtus et le très dangereux décollement du placenta. »

Shirin Jamal signale également que le plastique comporte des risques néfastes (perturbateurs endocriniens) sur la santé et affirme qu’exposer son utérus à ce type de substance peut causer des maladies dans les testicules, la prostate, les reins, et des anomalies dans le système immunitaire des enfants à naître, ainsi que des tumeurs ou des hémorragies dans l’utérus durant la grossesse et des ovaires polykystiques. Ces substances affectent également le processus d’hérédité épigénétique de génération en génération pour les maladies qui apparaissent chez les adultes à travers la modification de méthylation de l’ADN et la coagulation des cellules reproductrices.

Nos enfants ne tombent jamais malades mais ils ne sont pas vivants pour autant.

En dépit de tous ces dangers et des souffrances monumentales qu’ils provoquent, les regards des passants restent hostiles ou indifférents face à ces femmes et ces enfants misérables, sans doute en raison d’un profond sentiment d’impuissance face à la cruauté de cette réalité. Et le poème, qu’al-Sayyab a consacré à Damas, retentit toujours dans les recoins de cette ville aussi belle que meurtrie.

(1) Loi relative à la propreté et à la préservation, article 6, décrets administratifs n° 49.  
Cette Enquête a été réalisée grâce au soutien du Bureau de Tunis de la Fondation Rosa Luxembourg.
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