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De 2017 à 2019, la journaliste, artiste et féministe kurde Zehra Doğan a purgé une peine de deux ans et neuf mois dans les prisons les plus dures du pays, accusée de propagande terroriste pour avoir posté sur Twitter un dessin de la ville de Nusaybin détruite par l'armée turque. En prison, elle a réalisé de nombreuses peintures, en utilisant des toiles de fortune et des matériaux organiques récupérés à la place des couleurs. Ainsi, le premier roman graphique écrit dans une cellule : "Prison No. 5". Avec son œuvre, elle revendique la liberté et la justice pour tout un peuple, dénonçant les atrocités d'un régime de plus en plus autoritaire et répressif.
En tant que journaliste, Zehra Doğan a souvent documenté les affrontements dans les villes kurdes de la Turquie, remportant le prestigieux prix Metin Göktepe avec un reportage sur les femmes yazidies en 2015. Pourtant, aucune de ses enquêtes n'avait déclenché la fureur du sultan comme la réélaboration graphique qu’elle produisit à partir d’une photo prise par un soldat russe à la fin du siège.
Elle était toujours prisonnière quand, en 2017, elle écrivit à la journaliste italienne Francesca Nava qui se trouvait en Turquie pour tourner un documentaire sur les femmes persécutées par le régime en raison de leur soutien à la cause kurde.
Réalisé par une équipe exclusivement féminine, le documentaire "Terroristes. Zehra and the others" (Italie, 52', 2019) mêle l'enquête journalistique à une animation originale et à des séquences réalisées par des cinéastes locaux qui n'apparaissent pas au générique par crainte de représailles.
"Zehra avait été arrêtée quelques jours avant notre arrivée ; par l'intermédiaire de ses avocats, nous sommes entrés en contact avec elle, raconte la réalisatrice Francesca Nava. Elle nous a répondu par une lettre touchante de 22 pages. Nous avons immédiatement décidé d'en faire le fil rouge de cette histoire qui parle de la lutte d'une femme et, à travers elle, de tout un peuple, le peuple kurde, dont elle est devenue la porte-parole avec l'arme la plus puissante au monde : l'art".
Dans le documentaire, son histoire croise celle de deux autres femmes turques : la journaliste et écrivaine Aslı Erdoğan et la doctoresse Şebnem Korur Fincancı, professeure universitaire de médecine légale et activiste de renommée internationale. Comme Zehra, toutes deux ont été accusées par le gouvernement d'être des terroristes et des sympathisantes du PKK, puis elles ont été emprisonnées et ont subi de lourdes menaces et intimidations de la part des autorités.
Aslı Erdoğan a été arrêtée en raison de sa chronique dans Özgür Gündem, l'un des principaux journaux pro-kurdes du pays, où elle a dénoncé pendant des années les violations constantes des droits humains par le gouvernement.
Après le coup d'État de 2016, le journal a été "temporairement fermé" et vingt personnes de la rédaction se sont retrouvées en garde à vue. Encore terrifiée, Aslı Erdoğan se souvient du jour où cinquante hommes -visage couvert, gilets pare-balles et pistolets automatiques- ont fait irruption chez elle pour l'arrêter.
"L'histoire de l'Occident, qui comprend aussi l'Allemagne nazie et l'Union soviétique stalinienne, n'a jamais vu autant d'écrivains et de journalistes en prison", commente l'autrice, en rappelant que plus de 80 000 personnes ont été arrêtées, dont 319 journalistes ; sans compter les 170 000 licenciements, les quelque 3 000 écoles et universités fermées et environ 200 organes de presse censurés. "Je n'ai aucun regret, j'ai écrit la vérité. Honnêtement, j'ai très peur de retourner en prison, mais je ferais la même chose, j'écrirais les mêmes articles", conclut-elle.
En tant que pathologiste et médecin légiste, Şebnem Korur Fincancı a documenté et rapporté de nombreux cas de torture dans son pays et à l'étranger. À la fin des années 1990, elle a contribué à la rédaction du "Protocole d'Istanbul", publié en 2001 par les Nations unies, comme guide international pour les enquêtes juridiques et cliniques visant à reconnaître les signes de torture et de mauvais traitements.
Lorsqu'en 2015, elle a participé à la campagne de solidarité pour le quotidien Özgür Gündem en devenant sa "rédactrice en chef d'un jour", elle a été accusée de "propagande terroriste", de "justification d'actes criminels" et d'"incitation au crime". A la suite de quoi, elle a été emprisonnée pendant 10 jours. "La véritable raison de son arrestation était le rapport Cizre qu'elle avait signé quelques mois plus tôt", souligne Francesca Nava, qui poursuit : "Dans ce document, censuré par le gouvernement, elle avait en effet démontré que parmi les 143 personnes enfermées pendant des jours sans eau ni nourriture dans un sous-sol de la ville kurde assiégée, il n'y avait pas de guérilleros du PKK, comme l'affirmait Ankara. Grâce aux examens autopsiques qu'elle a effectués, il a été possible de reconstituer la mâchoire d'un enfant âgé de 10 ans seulement".
Şebnem Korur Fincancı a été de nouveau arrêtée en octobre dernier pour avoir demandé une enquête indépendante sur l'utilisation par l'armée turque d'armes chimiques contre les militants kurdes dans le nord de l'Irak. Elle a été condamnée à 2 ans, 8 mois et 15 jours de prison le 11 janvier 2023. "Il ne s'agit pas d'un procès juridique, mais d'un procès politique dont le but est de tuer politiquement l'Union des médecins de Turquie et les principes de la démocratie. a-t-elle déclaré après sa condamnation.
Des centaines d'autres femmes luttent dans le pays chaque jour contre la censure, l'omertà et la répression imposées par le régime, à l’instar des jeunes journalistes de l'agence Jinha, une agence de presse féministe clandestine, pro-kurde et multilingue. "Nous sommes une coopérative autogérée. Nous utilisons un nouveau langage exclusivement féminin, nous sommes toutes des femmes. Au départ, nous étions cinq, mais aujourd'hui nous sommes 100 femmes journalistes de toute la Turquie. Pendant l'état d'urgence, notre site a été censuré par un décret et nous avons été déclarées traîtresses, explique Nalin Öztekin dans le documentaire.
“Sans notre travail, le monde n'aurait jamais connu la vérité sur les horreurs commises à Cizre, Sur et Nusaybin, ajoute Rojda Oğuz, également arrêtée pour terrorisme. Nous sommes la version journalistique des Amazones : nous luttons contre la violence faite aux femmes et pour la paix avec nos écrits et nos caméras. "
Une situation de plus en plus préoccupante
Les données en temps réel de Reporters sans frontières indiquent que 548 journalistes et 19 professionnel.le.s des médias sont actuellement détenu.e.s dans les prisons turques. Ainsi la Turquie occupe la 149ème place sur 180 dans le classement de l’ONG sur la liberté de la presse.
Le dernier rapport annuel d'Amnesty International met en lumière certains événements particulièrement inquiétants survenus en 2022. Il s'agit notamment du projet de loi présenté en octobre par le parti au pouvoir (AKP) et le mouvement nationaliste (MHP) sur la désinformation et les "fake news". Celui-ci durcit les peines pour les professionnel.le.s accusé.e.s de "publier de faux contenus visant à susciter la peur ou la panique, à mettre en péril la sécurité intérieure ou extérieure du pays, l'ordre et la santé publique". Amnesty et de nombreux observateurs internationaux de la liberté de la presse estiment que cette mesure légitime la censure en ligne et criminalise la profession, intensifiant ainsi le contrôle déjà très strict exercé par le gouvernement sur les quelques médias indépendants qui subsistent.
"Utiliser le peuple kurde comme ennemi de l'État est une stratégie qu'Erdoğan a toujours utilisée pour légitimer et renforcer ses politiques nationalistes et sécuritaires et pour détourner l'attention du public des vrais problèmes du pays : la grave crise monétaire et économique, les conséquences désastreuses du tremblement de terre de février dernier et les violations extrêmement graves des droits de l'homme, explique Francesca Nava. Persécuter et punir les femmes journalistes permet au gouvernement de dissimuler et de manipuler des informations compromettantes, comme dans le cas de Can Dundar, ex directeur du principal quotidien d'opposition, Cumhuriyet, condamné par contumace à 27 ans de prison pour avoir publié, en 2015, une vidéo dans laquelle des agents du renseignement turc chargent un camion d'armes destinées à des groupes djihadistes en Syrie proches du Front Al-Nosra. Ces derniers mois, la situation a empiré à l'approche des élections législatives et présidentielles de mai, qui constituent un test délicat pour l’actuel gouvernement et le pays tout entier".