Cybersexisme et abus en ligne : le cas des photos de pénis non sollicitées

La violence sexiste en ligne est tout aussi réelle et dangereuse que hors ligne. Parmi les abus les plus répandus sur les réseaux sociaux et les applications de rencontre, les "photos de pénis non sollicitées" envoyées par de parfaits inconnus méritent une discussion à part. Les motivations peuvent varier en fonction du contexte et du profil psychologique de l'expéditeur, mais les facteurs communs sont notamment le narcissisme, l'exhibitionnisme, le sexisme et la camaraderie...

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La première fois que j'ai reçu une "photo de pénis non sollicitée", j'ai ressenti un mélange de dégoût et d'incrédulité. J'avais récemment rencontré un type sur Tinder qui semblait assez intéressant, gentil et qui avait même le sens de l'humour. Après quelques jours de conversation sur la chat de l'application, nous avons décidé ensemble de continuer sur WhatsApp. Je lisais dans mon hamac dans le jardin lorsque j'ai reçu la notification de son premier message : une photo de son pénis en érection. Inattendue, soudaine et répugnante, cette image m'a profondément choquée.

J'avais envie de l'appeler et de lui crier qu'il n'aurait jamais dû se permettre de se comporter de la sorte, avec moi ou avec quiconque, qu'il n'était qu'un pauvre looser, un sale type et un agresseur, et qu’il aurait mieux fait de couper son horrible bite au lieu de m’en envoyer la photo. Au lieu de cela, je l'ai bloqué, sans rien lui dire, mais avec le sentiment très désagréable d'avoir été abusée.

Celui qui m'a "gratifiée" d’une autre photo non sollicitée de ses parties génitales était, quelques mois plus tard, un inconnu sur Facebook. Il m'avait demandé mon amitié en prétendant être intéressé par un séminaire que j'organisais, mais au deuxième échange de plaisanteries, il m'a envoyé une photo très sordide de son pénis en érection dépassant d'un jogging tout aussi sordide. Malgré ma réaction d'indignation et de perplexité pudique, cette fois-ci, j'ai au moins eu la promptitude de rétorquer : "Désolé, je suis journaliste, pas andrologue !" peu avant de le supprimer de ma liste de nouveaux contacts.

Racontant à mes amies l'histoire absurde des ces deux types qui m'avaient envoyé la photo de leur pénis, j'ai découvert à ma grande surprise que cela était également arrivé à beaucoup d'entre elles, et à certaines plus d'une fois. En essayant d'en savoir plus sur le net, j'ai découvert que des milliers de photos non sollicitées de pénis voyagent dans l'éther chaque seconde pour atteindre autant de femmes, le plus souvent inconnues à leurs expéditeurs. La sixième étude annuelle sur les attitudes et les comportements de 5 500 célibataires, menée par Match.com et ResearchNow aux États-Unis, indiquait déjà en 2016 que 49 % des femmes interrogées avaient reçu des photos génitales non sollicitées de la part d'un inconnu. L'année suivante, une étude de YouGov révélait que 27 % des Millennials américains (nés entre 1981 et 1996) avaient envoyé au moins une “dick pic” (photo de bite, tdlr) au cours de leur vie.

La couverture du New Yorker du 5 août 2013 consacrée au scandale des dick pic qui a éclaboussé Anthony David Weiner, homme politique du parti démocrate américain, ancien membre de la Chambre des représentants de l'État de New York et ancien mari de Huma Abedin, collaboratrice d'Hillary Clinton. Sa carrière politique a connu une fin brutale (ainsi que son mariage) après qu'il a envoyé à une mineure des photos le montrant en caleçon avec une érection manifeste. Après cet événement, la police fédérale a trouvé d'autres photos compromettantes sur l'ordinateur de sa femme, dont une où il était à moitié nu, allongé sur son lit, avec son fils endormi à ses côtés. Le 19 mai 2017, Weiner a plaidé coupable d’avoir envoyé du matériel obscène à une mineure et a été condamné à 21 mois de prison. Il a purgé sa peine dans le Massachusetts et a été libéré en 2019 après 18 mois. Il travaille maintenant comme directeur d'une entreprise de Brooklyn qui vend du carrelage et des plans de travail.

Au fil du temps, plusieurs recherches ont montré que le phénomène est exclusivement masculin car les hommes ont tendance à être plus sensibles sexuellement aux stimuli visuels que les femmes, qui, elles, ressentent généralement du dégoût, de la colère, de la honte et ont l'impression d'être harcelées lorsqu'elles reçoivent de telles images.

Mais qu'est-ce qui pousse les hommes à se conduire ainsi ? Croient-ils vraiment qu'ils peuvent attirer l'attention d'une femme avec un geste aussi abusif, unilatéral, pathétique et totalement contre-productif, précisément sur le plan de la séduction ? Espèrent-ils, peut-être, que la destinataire répondra par des photos tout aussi explicites de son propre corps ? Ou ont-ils plutôt l'intention de susciter chez elle le dégoût, la peur et la colère ? Enfin, sont-ils conscients de se livrer à une forme de harcèlement sexuel ?

“Envoyer une dick pic (abréviation de 'dick picture', ndlr) peut être vu comme une tentative d'expérimenter une forme de connexion et d'intimité à faible risque", explique dans une interview Sarah Davies, psychologue spécialisée dans les addictions et les traumatismes.

C’est une chose qui relève pour de nombreux hommes d’un désir profond et humain. Mais, celui qui agit de cette manière, s’abrite derrière une forme physique très masculine, sans risquer pour autant d'être trop vulnérable sur le plan émotionnel. Un élément de peur du rejet est naturel, mais si ce rejet est en réponse à un morceau de viande, il est peut-être plus supportable que le rejet qui concerne une partie plus significative de son identité.”

Selon l'Institut européen pour l'égalité entre les hommes et les femmes, une femme sur dix en Europe a été victime de cyber-violence avant l'âge de 15 ans et sept sur dix ont été victimes de cyber-harcèlement.

Dans "DTR - Define The Relationship", le podcast produit par Tinder qui aborde la question des relations dans le monde moderne, la pratique est définie comme "inexplicablement courante mais avec des objectifs incertains" lorsqu'elle se produit dans un contexte autre qu'une interaction érotique entre deux personnes flirtant de manière consensuelle par le biais de messages explicites ou de sexting. Justin Lehmiller, professeur de psychologie à Harvard, a consacré un article entier à ce sujet sur son blog Sex&Psycology. "Un tel comportement est une variante de l'exhibitionnisme, écrit-il. Bien que la plupart des gens pensent à l'exhibitionnisme en termes d'hommes s'exhibant devant des inconnus dans le métro ou dans un parc, un comportement similaire peut également se produire en ligne ou au téléphone. Quel que soit le contexte dans lequel cela se produit, les exhibitionnistes trouvent les réactions des personnes choquées excitantes. Cela est lié au manque de compétences sociales et interpersonnelles, de sorte que certains psychologues pensent que les tendances exhibitionnistes se développent en raison de l'incapacité à établir des relations d'une manière plus conventionnelle".

L'étude I'll Show You Mine so You'll Show Me Yours : Motivations and Personality Variables in Photographic Exhibitionism publiée en 2019 dans “The Journal of Sex Research” a tenté de délimiter la personnalité et les motivations de ceux qui envoient des photos non sollicitées de leur pénis en analysant un échantillon de 1 087 hommes, cisgenres et hétérosexuels. Quarante-huit pour cent d'entre eux (523 personnes âgées de 16 à 75 ans) ont déclaré avoir envoyé au moins une “dick pic”au cours de leur vie.

Les participants ont été invités à remplir deux questionnaire : “le Narcissism Personality Inventory Scale”, un questionnaire révélant des traits de narcissisme subclinique, et le “Sexual Opinion Survey”, un autre questionnaire déterminant le degré d'érotophilie ou d'érotophobie, c'est-à-dire des attitudes positives ou négatives à l'égard du sexe. Enfin, ils ont été invités à répondre à à l’Ambivalent Sexism Inventory” (inventaire de sexisme ambivalent), un formulaire qui met en évidence les formes de sexisme, qu'elles soient délibérément dénigrantes ou "bienveillantes".

Les résultats ont confirmé que le phénomène des “dick pics” est lié à la fois au narcissisme et au sexisme, sous ses deux aspects. Ils révèlent également qu’une certaine tendance à l'exhibitionnisme, clairement présente chez ceux qui exposent leurs organes génitaux à une inconnue, peut être liée à des sentiments négatifs vis à vis de certains aspects de la sexualité, ainsi qu’à une grande insécurité ou à des craintes vis-à-vis de l'acte sexuel.

Quant aux motivations personnelles, 43,6 % des personnes interrogées ont confirmé avoir agi dans l'espoir de recevoir une image tout aussi explicite en retour, tandis que 32,5 % l'ont fait pour approcher une partenaire potentielle, dans l'espoir de susciter de l'intérêt ou de l'excitation chez elle (82 %). 50% d'entre eux ont imaginé que le destinataire se sentirait désiré en recevant ce message, ce qui met en évidence un éventuel gap cognitif qui conduit de nombreux hommes à supposer que n'importe qui réagirait comme eux, à savoir éprouverait une exitation à la vue des organes génitaux d'une autre personne, sans avoir préalablement exprimé le désir de les voir.

Enfin, une proportion significative de participants a déclaré avoir agi dans le but de susciter une réaction négative, principalement le choc (17%), la peur (15%) ou le dégoût (11%), confirmant ainsi que cette pratique doit être considérée comme du harcèlement sexuel.

Ceux qui adoptent un comportement abusif à l'égard de leur partenaire surveillent également leurs ordinateurs dans 71 % des cas, et 54 % d’entre eux contrôlent leurs téléphones portables à l'aide de logiciels spéciaux.

"Ceux qui envoient ces photos ne cherchent pas du tout à intéresser leur interlocutrice à leurs parties génitales, précise Lorenzo Gasparrini, philosophe féministe et militant anti-sexiste interrogé par Medfeminiswyia(1). Il s'agit plutôt d'une forme de violence qui relève de ce qu'on appelle la camaraderie entre mâles : c'est une façon de se rassurer sur une certaine identité masculine parce qu'on se sent capable de faire quelque chose, en exhibant la partie la plus évidente et la plus incontournable de sa masculinité à qui on veut, au-delà de la réaction de la destinataire, qui passe en second plan. Il s’agit de la même dynamique qui anime les soldats alpins qui, une fois par an, prennent une ville en otage : ils n’éprouvent pas de réel intérêt sexuel pour les femmes qu'ils harcèlent mais veulent simplement se dire entre camarades : "tu vois ? moi aussi je suis un homme comme toi !". Ce type de comportement génère une série de harcèlements, visant à rassurer les uns et les autres sur le fait que l'identité de genre est protégée et partagée. Je fais également référence aux groupes d'hommes qui s'échangent des photos de femmes et des commentaires sexistes : utiliser l'image d'une personne à sa guise, c’est confirmer son propre pouvoir de le faire."

Certaines femmes ont réagi de manière ironique et créative à ces abus, en en soulignant le côté pathétique et ridicule et en en renversant partiellement la perspective. Parmi elles, Madeleine Holden, une écrivaine vivant en Nouvelle-Zélande. Après avoir reçu des centaines d’horribles photos de pénis non sollicitées, elle en a commenté une qu'elle a décrite comme étant de “haute qualité”. Depuis, elle a créé le blog “Critique My Dick Pic” où elle propose une analyse critique de toute photo de pénis qui lui est envoyée. "Le site était le moyen pour permettre à une femme d’avoir le dernier mot sur cette affaire, explique-telle dans une interview. Souvent, en tant que femmes, on nous envoie ces choses sans tenir un minimum compte de ce que nous ressentons,‘Critique My Dick Pic” est donc une façon ironique de reprendre un peu le contrôle.”

Holden reçoit chaque mois entre 250 et 500 courriels d'inconnus et les commente en fonction de leurs mérites photographiques réels, en tenant compte de facteurs techniques et artistiques tels que l'éclairage, la composition, le cadrage et la pose, mais sans jamais juger de l'état du corps de l'expéditeur ou de la taille de l'organe. "C'est un projet de positivité corporelle, qui a commencé comme un hobby mais qui est maintenant un travail qui constitue une partie importante de mes revenus, dit-elle. L'argent provient de ceux qui veulent une critique sur le site (25 $) et de ceux qui veulent une critique privée parce qu'ils ne veulent pas que des photos de leur pénis voguent sur le net (10 $). J'écris et je parle également des diverses implications philosophiques et pratiques des dick pic, et je suis même parfois payé pour le faire". Bien que son projet soit né dans la légèreté, l'essentiel pour elle est de continuer à souligner qu'«une bonne photo de pénis ne fonctionne que si la destinataire a demandé ou accepté de la voir».

Le 8 avril 2016, à Los Angeles, Whitney Bell a inauguré l'exposition de photos "I Didn't Ask For This : A Lifetime of Dick Pics" (Je n'ai pas demandé ça : une vie entière de dick pic) en exposant quelque 200 photos de pénis reçues au fil des ans d'inconnus ou de connaissances, ou envoyées par des amis pour l'occasion. Les photos étaient installées sur un mur derrière un canapé qui reconstituait l'intérieur de sa maison. "Je veux que vous ayez l'impression d'être dans l'espace privé sécurisé de quelqu'un, tout en sachant que même dans cet espace, vous n'êtes pas en sécurité. Que même cet environnement chaleureux et confortable est bombardé par la domination et l'agression des hommes. Que vous ne pouvez pas échapper au patriarcat", avait-elle écrit dans l'événement Facebook annonçant le vernissage.
(1) Entretien avec Lorenze Gasparrini : 

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