Faouzia Charfi: femme libre, électron libre. (2ème partie)

Suite de notre entretien avec Faouzia Charfi. Sa vie professionnelle a été consacrée à son travail de recherche et d’enseignement scientifique, mais ici c’est en tant qu’historienne féministe engagée dans son temps et dans la société tunisienne qu’elle poursuit le dialogue.

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Pour lire la première partie de l'entretien cliquez ici.

Pour écrire votre dernier livre, L’Islam et la science *, vous avez approfondi et décrypté les textes de nombreux penseurs arabo-musulmans, des plus connus aux plus méconnus...

C’est à partir de l’histoire des sciences que j’ai été amenée à approfondir la connaissance des religions, et en particulier de l’islam. Je n’étais pas a priori versée dans les questions théologiques. Ce qui m’intéresse c’est notre rapport à la modernité et la question de la sécularisation. Je me suis plongée sur les écrits des penseurs modernes des pays d’islam, qui portent un regard scientifique sur l’islam en dehors de tout essentialisme.

Comme je vous l’ai raconté, j’ai eu à l’université des étudiants qui s’interrogeaient beaucoup. Les questions qu’ils se posaient à eux-mêmes, ils me les répercutaient, à commencer par celle-ci : l’islam est-il compatible avec la science ?

Quand j’ai fait mes études, la question ne se posait pas. Je discutais de science, à cette époque, tout nous incitait à découvrir le monde entier. Une génération plus tard, certains de mes étudiants, allaient jusqu’à refuser la théorie d’Einstein ! Comment pouvaient-ils être si différents de ce que j’avais été à leur âge ? Il est vrai que j’avais eu la chance, rare à l’époque, de naître dans une famille qui m’a poussée sur la voie scientifique. Connaître les lois de l’univers était primordial pour mon père, même si je devais être la seule fille à en être détentrice parmi des centaines de garçons.

Je voudrais tant que, aujourd’hui, chacun puisse user librement de sa conscience, bénéficier de la connaissance qui est universelle, et non pas « occidentale » comme on l’entend parfois. J’espère amener les lectrices et les lecteurs à revisiter l’histoire des sciences en terre d’islam et à découvrir la pensée critique.

Dans vos livres, vous avez détaillé comment l’héritage culturel et scientifique s’est transmis au cours des millénaires dans le monde entier, de savant en savant, de la philosophie à l’astronomie, des mathématiques à la physique.... Puis vous avez analysé comment cet héritage est passé par la langue arabe et par les traductions en langue arabe à l’âge d’or de l’islam, et comment il a accompagné l’essor des sciences avant de péricliter ; enfin, comment, à partir du 19è siècle, il a été détourné de son objet et instrumentalisé au profit d’une science « utile ».

Après ce fameux âge d’or en effet, une longue période beaucoup moins glorieuse s’en est suivie. Pour ne prendre qu’un exemple, l’opposition à l’imprimerie a duré 350 ans en terre musulmane !  L’obscurantisme des fanatiques religieux s’est manifesté à de multiples reprises et a perduré jusqu’au 19è siècle, quand les réformistes arabes, intellectuels musulmans et chrétiens, prirent conscience du décalage qui s’était créé entre l’Orient et l’Occident. Ils ont tiré les leçons du déclin des sciences dans le monde arabe et ont cherché une voie médiane pour concilier l’attachement à la religion avec la modernité.

Des compromis impossibles ? 

Dans mon dernier livre, L’Islam et la science, je développe les conséquences de cette voie médiane, jusqu’à l’impasse où elle a mené. Je conclus sur la nécessaire rupture pour que la science revienne avec force sur la scène en pays d’islam, et en finisse avec les compromis.

L’évolution récente des pays du monde musulman y compris les plus modernes, comme la Turquie ou la Tunisie, montre que les forces de la tradition les plus rétrogrades se sont maintenues, voire se sont s’imposées au moment même où elles auraient dû perdre du terrain, dans le mouvement de libération qui a accompagné les indépendances des pays anciennement colonisés. Ce recul est visible dans les réformes actuelles des programmes scolaires qui aboutissent à des cours de biologie amputés ou remplacés par des cours d’histoire religieuse. Visible également dans les crispations du droit musulman sur le statut des femmes.

Pourtant, de grands savants contemporains ont énergiquement rejeté la notion d’islamisation de la connaissance. Regardez Faztul Rahman, un Indo-Pakistanais très pieux qui s’est investi dans l’examen des systèmes éducatifs au moment des indépendances, pour ouvrir la connaissance aux garçons comme aux filles. Ou Abdus Salam, prix Nobel de physique en 1979, qui a travaillé sur l’interaction des particules élémentaires. Etre croyant ne l’empêchait pas de partager ses recherches avec d’autres scientifiques venus d’autres cultures. Quand on parle découverte scientifique, la religion n’a pas à interférer, disait-il en substance.

On ne peut plus accepter, après les tentatives des réformistes musulmans d’être pris au piège d’un « sacré » qui interdit à la raison de s’interroger sur le passé. Pas plus ici en Tunisie qu’aux Etats-Unis où les fondamentalistes religieux gagnent du terrain.

Pour ma part, j’œuvre pour l’autonomie de la science, pour la dégager des discours idéologiques sources de blocage. Si la science a progressé en Occident, c’est en se détachant de la sphère religieuse. Le sursaut est nécessaire pour les nations musulmanes qui ont accumulé tant de retard.

Citation Abdus Salam présenté dans ses conférences

Nous avons l’air de ne nous éloigner du féminisme, mais en réalité tout se tient dans votre démonstration. Vous faites une lecture novatrice de l’islam en l’opposant à celui, totalitaire, qui détourne le référentiel islamique de son sens et prétend avoir accès à tous les aspects de la connaissance. Vous avez d’ailleurs reçu une décoration prestigieuse remise par la Chaire de l’institut du monde arabe (Ima, Paris), qui rend hommage à votre combat contre le fondamentalisme islamiste.

Oui, c’était en 2019 dans le cadre de la Chaire de l’Institut du Monde Arabe qui m’a honorée. La table ronde était inscrite sous le signe de Houda Shaarawi, pionnière du mouvement féministe égyptien et arabe. Cela a été l’occasion de développer différents thèmes autour du statut des femmes et des relations conflictuelles entre science et religion.

J’ai rappelé à cette occasion comment peu à peu les femmes deviennent plus présentes dans le domaine des sciences mathématiques et physiques, des sciences de la vie et de la terre. Mais la situation n’est pas identique d’un bout à l’autre de l’aire musulmane. La Tunisie se démarque par le nombre remarquable de femmes dans les sciences. Je connais des équipes scientifiques de haut niveau de chercheures tunisiennes, dans des domaines de pointe, en biologie,
notamment la génomique biomédicale et oncogénétique.

L’héritage, un gros point noir 

Cependant, il reste un gros point noir en Tunisie pour les femmes : en matière d’héritage, un homme vaut toujours deux femmes !

Le Coran reconnaît à la femme sa qualité d’héritière, qu’elle soit mère, épouse, fille ou sœur mais il n’accorde à la femme que la moitié de celle d’un homme -avec une exception à cette prescription : la mère a une part égale à celle du père. Mais les filles héritent de la moitié de la part de leur frère. Bourguiba avait tenté, au début des années 70, d’instaurer l’égalité successorale entre le frère et la sœur. Mais le roi Saoud Al Fayçal d’Arabie Saoudite le prévint qu’il signerait la rupture des relations tuniso-saoudiennes si un tel projet aboutissait, et le projet fut abandonné.

La législation successorale est donc contraire au principe d’égalité et représente un enjeu fondamental pour la défense du droit des femmes. Ce n’est évidemment pas la seule source d’inégalité. Je rappellerai l’inégalité de salaires entre les femmes et les hommes. C’est le cas en Tunisie, dans le secteur privé, malgré un Code du travail tunisien spécifiant qu’« il ne devrait y avoir aucune discrimination entre l’homme et la femme ». Ainsi, l’ouvrière agricole gagne jusqu’à moitié moins qu’un ouvrier agricole pour le même travail. J’ajouterai à ce constat, l’inégalité qu’elle subit au niveau de l’héritage, et plus grave encore, le fait que certaines se retrouvent dépossédées de la terre qu’elles cultivent.

Les associations féministes, l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche et le développement (AFTURD) ont remis cette question de l’égalité successorale sur le devant de la scène tunisienne à la fin des années 1990. Par leur engagement militant, et aussi dans le cadre de recherches associant juristes, historiens, sociologues, elles ont mené une sensibilisation à l’échelle nationale. En 1999, la pétition lancée par l’ATFD pour réclamer la suppression de l’inégalité successorale a recueilli des centaines de signatures. Ce combat pour l’égalité successorale se poursuit jusqu’à aujourd’hui, étant donné les résistances et les blocages toujours présents.

Récemment, à Tunis, vous avez à nouveau abordé le sujet des inégalités lors d’une conférence d’universitaires réunis autour du thème Femmes, corps et religion...

Ce combat pour l’égalité, qui reste inabouti, montre la difficulté de faire évoluer les sociétés musulmanes sur le statut des femmes. Dans le monde entier, tous les fondamentalismes se rejoignent sur la question des femmes comme sur la théorie de l’évolution. Et en Tunisie, l’histoire récente nous montre que le statut des femmes peut être menacé dès lors que les mouvements conservateurs sont en position de force. Ce fut le cas après les élections de 2011, lors de l’élaboration de la nouvelle constitution. Nous avons rejeté avec force l’idée de « complémentarité » entre les sexes.

Nous nous sommes battues pour un projet de société civile, démocratique, où la liberté d’expression existe. C’est un combat qui doit se poursuivre avec énergie et sans équivoque. Aucune ambigüité ne peut être tolérée par rapport au mot : Liberté.

Quelles sont vos inquiétudes ... et vos espoirs ?

Partout dans le monde les signes de régressions nous guettent. Et peut-être que nous n’imaginons pas qu’elles peuvent être générées par ce qui va de plus en plus constituer le monde du futur, l’Intelligence artificielle (IA).

En effet, l’IA est conçue par des êtres humains qui ne sont pas nécessairement libérés de tout préjugé, qui ne sont pas libres de toute croyance, ou de tout stéréotype. Elle n’est pas une intelligence autonome et elle n’est pas neutre. Elle reflète les valeurs de ses créateurs, soulignent les femmes chercheuses. Ceux qui la conçoivent vont projeter consciemment ou inconsciemment leur imaginaire dans leur réalisation, dans l’élaboration des algorithmes. Et ce qu’ils conçoivent va refléter leur culture. On doit alors s’interroger sur la neutralité et l’objectivité des systèmes d’intelligence artificielle.

Il ne faudrait pas que les systèmes d’Intelligence artificielle, outil contemporain appelé à se développer encore- soient porteurs de la reproduction des préjugés qui nuisent à l’émancipation des femmes. Il me semble très important que soit mis en œuvre à grande échelle un contre-pouvoir aux big-data, lesquels ne sont pas neutres et peuvent être les nouveaux outils de discriminations de toute nature ! Construire un puissant réseau d’action implique que nous soyons très vigilantes par rapport à tous les biais « cachés », volontairement ou « involontairement », empêchant le changement et le progrès vers l’égalité entre les femmes et les hommes.

Propos recueillis par Franceska Gilardi

Notes :
*L’islam et la science, en finir avec les compromis, Odile Jacob, 2021.
Pour les enfants, La science en pays d’Islam, Bayard, 2020.
Et aussi : La science voilée, Odile Jacob 2013. Sacrées questions, Pour un islam d’aujourd’hui, Odile Jacob, 2017.
Faouzia Charfi publiera cet automne une lettre à Marie Curie, lettre imaginaire dans laquelle elle  « a pris plaisir à se mettre dans la peau de Mansour Fahmi », étudiant égyptien venu à la Sorbonne pour son doctorat au début du 20è siècle. Lettres à Marie Curie, ouvrage collectif,  éditions  Thierry Marchaisse... 
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