Stéréotypes et tabous à propos des femmes sans enfants

Aujourd’hui, bien que la maternité ne soit plus considérée par tout le monde comme un destin biologique inéluctable, celles qui choisissent de ne pas procréer sont souvent victimes de préjugés profondément ancrés et de pressions sociales asphyxiantes. Il s'agit d'une sorte de polarisation qui vous renvoie systématiquement à cette question : "De quel côté vous placez-vous ?".

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Depuis environ six ans, j'erre dans les hôpitaux et les cabinets médicaux à la recherche de celui ou celle qui saura me diagnostiquer un trouble gynécologique pénible et apparemment incompréhensible. Mes investigations jusqu'à présent ont montré que tout est anatomiquement parfait, mais les symptômes persistent. Les avis des spécialistes sur les causes des symptômes sont dramatiquement divergents, et dans l'attente d'une réponse claire et de preuves scientifiques édifiantes, je tâtonne entre les protocoles officiels et les traitements alternatifs excentriques.

Si aucun des spécialistes consulté.e.s  n'a encore réussi à comprendre ce qui ne va pas chez moi, tous semblent d'accord sur un point : lorsque je me déciderai "enfin" à procréer, mes ovaires se remettront à fonctionner comme deux montres suisses.

Ainsi, ponctuellement, à la fin de chaque visite, on me demande si et quand j'ai l'intention d'avoir des enfants et, surtout, pourquoi à mon âge je n'en ai toujours pas.

Je suis une femme célibataire de 41 ans et être mère n'a jamais été une priorité.

S'agit-il d'une anomalie qui doit être corrigée ? Mon corps se rebelle-t-il vraiment contre un choix "contre nature", me suppliant d’y remédier tant qu’il est encore temps ?

La mère de toutes les questions

Je n'ai jamais adopté une position dogmatique sur le fait de ne pas avoir d'enfants, et peut-être que dans d'autres circonstances j'aurais pu en avoir, cela ne s‘est pas fait et me convient. Je n'exclus pas a priori d’en avoir, mais sans aucun doute, je voudrais d'abord construire une relation saine et nourrissante avec quelqu'un avec qui partager éventuellement un projet aussi important et irréversible.

Entre une histoire dysfonctionnelle et une autre, j'ai créé un style de vie qui me comble et que je ne changerais pour rien au monde, sauf si cela en valait vraiment la peine. En me comparant à mes amies qui rêvaient d'être mères depuis leur enfance, j'ai vite compris que pour moi, ce n'était pas tant un objectif de vie qu'une éventualité par rapport à un avenir que j'imaginais plein d'ami.e.s, d'amour, de voyages et d'expériences passionnantes.

Ma famille de déglingués n'a jamais exprimé d'attentes particulières à mon égard : après un mariage désastreux, mais bref, mes parents ne s’attendaient pas à ce que je me marie, ni à ce que je leur donne d'adorables petits-enfants à choyer. C'est peut-être pourquoi je trouve incompréhensible que de parfaits inconnus pontifient sur mes choix de vie, me reprochant, de manière plus ou moins voilée, de ne pas avoir procréé.

Contrairement à celles qui ont "fondé une famille", on demande généralement à celles qui ne l'ont pas fait de s’en expliquer, exigeant d’elles une justification valable sous la pression de questions déplacées et de commentaires indélicats tels que : « Mais vous n'aimez pas les enfants ? » ; « Attention, quand vous changerez d'avis, il sera trop tard » ; « Dommage, vous auriez fait une mère EXTRAORDINAIRE ! »

Nombreux sont ceux qui affirment qu'une femme n'est complète que lorsqu'elle devient mère. Et que sans enfants, on ne peut pas être épanouie et heureuse, que le véritable amour est celui que l'on vit en tant que parent, et ne pas l’être est un signe d'égoïsme et d'immaturité.

Pour défendre le choix de ne pas en faire, l'écrivaine américaine Megan Daum a publié Selfish, Shallow and Self-Absorbed: Sixteen writers on the decision not to have kids[1]. « Il y a un grand débat sur la crise de la fertilité et sur la manière dont les femmes modernes sont en capacité de "tout avoir" :  à savoir une carrière réussie et en moyenne deux à trois enfants, chacune avant que l'horloge biologique ne commence à tourner, écrit l'éditeur dans l'introduction. Aujourd'hui, cependant, la question est de savoir s'il est nécessaire de "tout avoir" et, de manière encore controversée, si les enfants sont vraiment indispensables pour se réaliser pleinement. »

En réalité, instrumentaliser la maternité comme un sauf-conduit pour le bonheur et l'épanouissement personnel rend un mauvais service aux femmes et à la société en général.

Dans In The mother of all questions[2], l'écrivaine américaine Rebecca Solnit raconte comment un journaliste britannique lui a posé la question fatidique lors d'une interview : « La question était indécente car elle supposait que les femmes doivent forcément avoir des enfants et que leurs activités reproductives relèvent tout naturellement du domaine public. De plus, la question impliquait qu'il n'y avait qu'une seule façon correcte pour une femme de vivre. »

En fait, il ne s'agit pas tant de démontrer que ne pas avoir d'enfants est une décision aussi légitime et respectable que d'en avoir, mais de se demander pourquoi celles qui n'en ont pas sont encore considérées comme une aberration, que l’on plaint ou que l’on juge selon les circonstances. Et encore, qu'est-ce qui fait que certaines personnes ne ressentent pas l'instinct "sacré, biologique et inné" de procréer ?

La psychiatre et analyste jungienne Jean Shinoda Bolen, dans Le dee dentro la donna. Una nuova psicologia femminile[3] identifie dans les sept déesses du panthéon olympique de puissants archétypes qui conditionnent, inconsciemment, nos comportements et nos choix de vie, en nous différenciant radicalement les unes des autres. « Ce qu’un certain type de femme accomplit n’a pas forcément de sens pour une autre, selon la déesse qui agit en elle, écrit-elle. Nous n’avons pas toutes l'esprit de Déméter, la Cérès romaine, déesse des moissons, nourricière, et mère qui trouve sa raison d'être en se consacrant à ses enfants. Cela ne signifie pas pour autant que quelque chose ne tourne pas rond chez les autres. »

Les mots pour le dire

En Italie, le terme le plus courant pour désigner une « non-mère » est « nullipara » : une femme, ou un animal femelle, en âge de procréer qui n'a jamais donné la vie. Dans le monde anglo-saxon, le terme le plus couramment utilisé est « childfree » et désigne les hommes et les femmes qui n'ont pas d'enfants par choix, tandis que « childless » désigne les personnes qui n'ont pas eu d'enfants indépendamment de leur propre volonté.

Il est très difficile d'englober un univers aussi varié dans un seul terme sans glisser vers des significations réductives ou péjoratives, telles que « branches sèches », une expression populaire qui fait allusion à la stérilité de ceux qui ne portent pas de fruits. Les documentaristes Nicoletta Nesler et Marilisa Piga proposent une alternative ironique : « lunàdigas » (lunatique), du nom que les bergers sardes donnent aux brebis encore fertiles qui, pour des raisons insaisissables, cessent de se reproduire.

En 2015, les deux réalisatrices ont produit un webdoc avec des dizaines de témoignages de « lunàdigas » de tous âges et de tous horizons, comme l'astrophysicienne Margherita Hack et la partisane Lidia Menepace, flanqués des "Monologhi impossibili" (Monologues impossibles) de Carlo A. Borghi sur d'illustres femmes sans enfants appartenant à la mythologie ou à l'histoire. En 2016, est sorti le film éponyme, plusieurs fois primés (ici en streaming) : depuis, une communauté n'a cessé de croître. Elle comprend des archives permanentes gratuites avec des histoires du monde entier et un blog où lire réflexions, histoires et critiques sur ce sujet.

Nos Femmes « nullipares » pas si étranges que ça

Selon le dernier rapport de l'Institut national des statistiques, en Italie, en douze ans, on est passé de 577 000 à 404 000 naissances, soit 30 % de moins. L'année 2020 a vu une nouvelle baisse et une diminution de l'indice de fécondité à 1,24 enfant par femme, le plus bas depuis 2003.

Mais pourquoi avons-nous si peu d'enfants par rapport aux pays qui nous ressemblent ? Notre précarité n'aide certainement pas, surtout lorsque le service public, comme les centres du planning familial ou les crèches font défaut, mais pour Barbara Stefanelli et Alessandra Coppola, rédactrices du podcast Mama non mama du « Corriere della Sera », le problème est beaucoup plus complexe.

Leur histoire chorale "sur la maternité" a également impliqué la journaliste Lilli Gruber : « On part toujours du principe qu'une femme qui n'a pas d'enfant a renoncé à quelque chose, qu'elle est moins épanouie, moins heureuse, moins complète. Et, bien sûr, cela ne se pose pas de la même manière pour les hommes. Cette vision est anachronique et très pernicieuse, commentait-elle dans une récente interview. Ce n’est pas un choix précis qui m’a poussé à ne pas avoir d’enfant. Simplement pour en avoir j’aurais dû être une personne différente de celle que je suis. Ce n'était pas non plus une question d'engagement ni d’essais infructueux, mais de choix et de priorités : il faut avant tout vouloir des enfants pour les faire. »

Dans “Madri e no. Ragioni e percorsi di non maternità” [4] Flavia Gasparetti considère le phénomène comme une confluence complexe de représentations et projections multiples, dont beaucoup sont basées sur des stéréotypes dangereux et des pièges culturels : « Les parents d'aujourd'hui pensent savoir comment nous vivons, quelles sont nos priorités et nos plaisirs, de quoi sont faites nos journées, écrit-elle dans l'introduction. Lorsqu'ils pensent à nous, ils pensent à eux-mêmes, à ce qu'ils étaient et à ce qu'étaient leurs journées avant qu'ils ne fassent ce pas vers l'inconnu, nous laissant derrière eux. Comment expliquer à ces personnes que nous ne sommes pas des laissées pour compte, que nous aussi nous avançons, en suivant un chemin, parallèle certes, mais non dénués de richesses, difficultés, satisfactions et renoncements ?

L'auteur examine les principaux récits qui ont contribué à créer une vision mythifiée de la maternité en en faisant l'événement qui ennoblit, par-dessus tout, la vie d'une femme. Parmi ces réflexions figure la métaphore de l'horloge biologique, une « construction médiatique » utilisée pour la première fois par le journaliste américain Richard Cohen dans un article du Washington Post en 1974. Cohen y critiquait celles qui, après l'université, décident de se consacrer à leur carrière au lieu de devenir épouses et mères. Un choix qu’elles finiront par regretter, soulignait-il, lorsqu’elles réaliseront que leur fertilité est arrivée à expiration, contrairement aux hommes.

Jusqu'alors, explique Gasparetti, cette expression (d’horloge biologique) décrivait les rythmes circadiens naturels de l'organisme humain, mais aujourd'hui, elle est tellement répandue que nous sommes habitués à la considérer en tant qu’événement biologique associé à la ménarche et à la ménopause. "La raison pour laquelle nous l'avons tant apprécié est parce que cela a eu pour effet de charger les femmes de ce sentiment de responsabilité, avec tout ce que cela implique."

Cette théorie a commencé à s'imposer dans les médias et la culture populaire au début des années 1980, après une décennie de profonds changements qui ont radicalement remis en cause le rôle des femmes dans la société, le monde du travail et la famille traditionnelle. Un nouveau récit était nécessaire pour rétablir l'ordre des priorités, et ce récit, bien que scientifiquement fantaisiste, était idéologiquement très efficace.

Il ne fait aucun doute qu'une femme de 40 ans a moins de chances de tomber enceinte qu'une femme qui en a 20, mais selon l'American Society for Reproductive Medicine, dans la plupart des cas, l'infertilité est due à des maladies gynécologiques telles que l'endométriose et les ovaires polykystiques, et non à l'âge.

En 2016, la ministre de la Santé de l'époque, Beatrice Lorenzin, a promu une campagne publicitaire controversée pour le #FertilityDay. L'une des affiches les plus critiquées représentait un sablier à côté d'une jeune femme avec le slogan : "La beauté n'a pas d'âge. La fertilité, oui."

Un autre cliché à déconstruire concerne l'instinct maternel. « Admettre qu'il n'existe pas reviendrait à admettre que les femmes peuvent choisir d'avoir des enfants ou non », dit Gasparetti, citant Simone de Beauvoir, qui parlait à l’inverse de « sentiment » maternel.

Et à propos du syllogisme absurde selon lequel enfants = bonheur, elle ajoute : « Le lieu commun est que les femmes sans enfants sont plus tristes et plus isolées. En réalité, ce n'est pas le cas. Le bonheur perçu diminue évidemment chez les personnes qui voulaient des enfants et n'ont pas pu en avoir. En général, cependant, on constate une plus grande satisfaction en termes de réduction du stress et d'élargissement du réseau social. [...]Les enfants donnent certainement beaucoup de sens à la vie d'un parent, mais on peut vivre une vie pleine de sens de bien des façons. »

Ce serait tellement bien de ne plus avoir à le prouver !

Rebecca Solnit suggère judicieusement dans son article : « Dans la vie, de nombreuses questions méritent d'être posées, mais elles n’ont peut-être pas toutes besoin d’une réponse». Une alternative ironique est également proposée par Michela Andreozzi, autrice de Non me lo chiedete più. #childfree. La libertà di non avere figli e non sentirsi in colpa, [5] qui explique dans une récente interview : « Je suis convaincue que ma mère et beaucoup d'autres mères sont des super-héros. Mais la combinaison de super-héros me va super mal! ».

[1] "Égoïstes, superficiels et égocentriques : seize auteurs sur la décision de ne pas avoir d'enfants"
[2] "La mère de toutes les questions"
[3 ] "Les déesses au sein de la femme. Une nouvelle psychologie féminine"
[4] "Mères et non. Raisons et chemins de la non-maternité"
[5] "Ne me le redemandez pas. #childfree. La liberté de ne pas avoir d'enfadcnts et de ne pas se sentir coupable"
Pour consulter la version originale de l'article en italien : Stereotipi e tabù sulle donne senza figli
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