Lucha y Siesta : vers le premier bien commun transféministe de Rome

Centre anti-violence, refuge, centre culturel et lieu de rassemblement social, écologique, et multifonctionnel : depuis 2008, Lucha y Siesta est un modèle unique de citoyenneté active et de solidarité dans la capitale italienne. Après des années de précarité et d'incertitude, de négociations et de menaces constantes, la région du Latium s'est finalement vu attribuer le bien mis aux enchères par le précédent conseil communal de la mairie de Rome.

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Le 8 mars 2008, un groupe de militant.e.s occupait un dépôt Atac (1) désaffecté dans le quartier Tuscolano. En quelques mois, l'ancienne gare "Cecafumo" de la rue Lucio Sestio, fréquentée jusqu'alors exclusivement par les rats et les pigeons, était transformée en Lucha y Siesta, un espace politique féministe et transféministe, écologique et multifonctionnel, devenu depuis un modèle de citoyenneté active, de solidarité sociale et une proposition civile et culturelle unique à Rome.

Les 14 chambres du refuge ont jusqu'à présent accueilli environ 200 femmes italiennes et étrangères, certaines avec des enfants, fuyant des situations de violence et de détresse économique, sociale, psychologique et physique. Au total, les opératrices et les opérateurs du service d'assistance en ont soutenu plus de mille. Les personnes investies dans le projet leur ont offert gratuitement un accompagnement d’intégration professionnelle, un soutien psychologique et juridique, tant au niveau civil que pénal.

Depuis 2016, l'association gère également une Maison semi-autonome dans la 7e municipalité de Rome. Ce lieu accueille temporairement des femmes et des mineur.e.s en difficulté ou qui, sortis de contextes de maltraitance, n'ont pas encore obtenus les moyens de leur indépendance.

Enfin, le centre propose des cours de formation destinés aux opératrices et opérateurs anti-violence et des événements de sensibilisation à une culture basée sur le respect des différences.  Des ciné-forum estivaux, des représentations théâtrales, des concerts, des expositions et des manifestations avec des invités internationaux composent la programmation culturelle de Lucha y Siesta. Une aire de jeux est à la disposition des enfants du quartier, le plus densément peuplé de Rome, n’importe qui peut bénéficier des services d’une bibliothèque contenant des centaines de volumes, une salle de lecture et un atelier de couture et de recyclage créatif.

D'un point de vue économique, les militants.e. de Lucha y Siesta ont calculé que le projet a permis à l'administration romaine d'économiser environ 6 776 586,00 €

En 2018, l’ancienne maire de Rome, Virginia Raggi, a intégré la propriété occupée par Lucha y Siesta dans les accords passés avec « Roma Capitale » (2), planifiant la vente de l’édifice pour assainir la mauvaise gestion de l'Atac. Depuis lors, le conseil municipal a rejeté toutes les propositions des militant.e.s, allant jusqu’à mettre la structure aux enchères.

Quelques mois plus tard, reconnaissant la menace qui pèse sur le lieu, la Commission européenne pour les droits des femmes et l’égalité de genre (FEMM) écrit une lettre officielle au gouvernement italien. Une délégation est dépêchée à Rome pour visiter la Maison dans le but de sauvegarder son expérience. En 2019, le Comité "Lucha to the City" voit le jour, une vaste collecte de fonds est lancée pour acheter le bâtiment et rendre le projet de plus en plus autonome, riche et ouvert à la citoyenneté, grâce à des professionnels capable de le repenser de manière plus inclusive, dynamique et éco-durable

« La violence contre les femmes comporte de nombreux aspects, comme celui consistant à annuler les lieux créés par des groupes et des associations nées de la culture féministe, là où sont actées depuis des années des initiatives de sensibilisation, de prévention et de protection des femmes qui ont subi des violences. Ces interventions sont d'autant plus honteuses et inqualifiables dans un pays où les féminicides sont quotidiens et où les atteintes aux droits et à la liberté des femmes augmentent à un rythme alarmant. » C'est en ces termes que l'écrivaine et journaliste Lea Melandri, présidente d'honneur du comité, a commenté la situation dramatique de 2019.

Une réunion du comité "Lucha to the City", créé le 7 septembre 2019 sous la présidence de la philosophe Federica Giardini et avec la présidence d'honneur de Lea Melandri. Source : le site web de l'Association.

Après des années de précarité et d'incertitude, d'intenses négociations et de manifestations à répétition, en août 2021, la Région Latium s'est finalement vu attribuer le bâtiment. Une nouvelle phase s’annonçait vers la reconnaissance de Lucha y siesta comme le premier bien commun transféministe de Rome. Cet espace est bien plus qu’un édifice, un projet et un groupe qui résiste, c’est un processus irréversible né d’en bas, capable de recevoir et de renvoyer des stimuli, des suggestions et des pratiques de coexistence et de cohésion sociale d'une importance vitale pour toute la collectivité.

Pour ceux qui ont trouvé dans cet endroit, un havre sûr pour reconstruire leur vie, pour les enfants qui ont grandi ici et pour les personnes qui ont toujours cru dans ce rêve commun, c'est un moment de grande célébration, mais aussi de profonde réflexion.

Les chaussures rouges sont un symbole mondial de dénonciation et de sensibilisation à la violence contre les femmes. C'est l'artiste mexicaine Elina Chauvet qui l'a utilisé pour la première fois en 1999 pour créer l'installation Zapatos Rojas devant le consulat du Mexique à El Paso, au Texas, en mémoire des centaines de femmes enlevées, violées et tuées à Ciudad Juarez. Par son militantisme artistique, Chauvet mène aussi un combat personnel concernant sa jeune sœur, tuée par son compagnon à l'âge de 22 ans.

« Nous faisons la fête, certes, mais nous voulons surtout rebondir, explique Rachele Damiani, psychologue et militante de l'association. Maintenant, nous devons nous demander comment cette ville, cette communauté et le nouveau conseil municipal entendent inverser la tendance à la valorisation des biens privés et à la privatisation des biens publics, vers une revalorisation de ce que ces espaces de féminisme et de transféminisme produisent en termes de socialité, de relations, de politique, d'imaginaire. Dans quelle mesure les institutions sont-elles prêtes à restituer ce qu’elles nous doivent ? Jusqu'à présent, l'énorme valeur que nous avons apportée à la collectivité ces dernières années n’a pas été reconnue, et pourtant nous avons largement participé à la construction d'un nouvel imaginaire urbain, capable de croiser une série de questions transversales pour créer une ville différente. »

D'un point de vue économique, les militants.e. de Lucha y Siesta ont calculé que le projet a permis à l'administration romaine d'économiser environ 6 776 586,00 €, compte tenu du travail bénévole et des activités sociales et culturelles indispensables, proposées de surcroit dans une zone chroniquement dépourvue d'équipements et de services. À cela s'ajoutent tous les travaux de rénovation et de restauration du bâtiment, qui était en 2008 dans un état de délabrement total. Ces derniers ont été réalisés et soutenus par les occupants eux-mêmes et sont par conséquent difficilement quantifiables. « Nous sortons d'une période très sombre et seule une communauté solidaire, féministe et transféministe peut réussir à relancer la dynamique de tout ce que nous avons accompli », conclut-elle.

(1) Agence de Transport de la Commune de Rome
(2)  Roma Capitale est l’entité spéciale dotée d'une autonomie particulière pour administrer le territoire communal de la ville de Rome en tant que capitale de la République italienne.
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