Petite île, fortes convictions : La lutte d’une minorité de groupes pour les droits reproductifs à Malte

Malte compte parmi les pays qui interdisent totalement l’avortement, criminalisant à la fois les femmes et les médecins qui le pratiquent. Alors qu’une majorité s’oppose fermement à la simple discussion sur la dépénalisation de la procédure, les points de vue évoluent dans certains segments de la société. Dans cet article, nous explorons comment une minorité croissante de voix dans les sphères sociales, médicales et législatives mène une bataille en faveur d’un système moderne et inclusif ouvert aux droits reproductifs.

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À l'échelle mondiale, la perturbation de l’accès aux droits reproductifs n’a cessé de s’intensifier au cours de la dernière décennie, coïncidant avec une résurgence du soutien politique de la droite et des valeurs conservatrices.

D’autre part, la nation de Malte, insulaire solitaire, reste dans une position relativement unique car elle fait partie d’une poignée de pays qui ont mis en place une interdiction généralisée de l’avortement, criminalisant à la fois les femmes et les médecins qui le pratiquent.

Les femmes sont passibles d’une peine de prison maximale de trois ans tandis que les médecins peuvent encourir un maximum de quatre ans. Il n’y a aucune exception pour le viol, l’inceste ou la sauvegarde de la vie de la mère inscrite dans la loi. Les militants anti-avortement soulignent que cela est contré par l’obligation des médecins de suivre le principe du double effet. En d’autres termes, en cas d’urgence, les médecins peuvent sauver la vie de la mère malgré l’avortement du fœtus.

Gouvernée par de plus grandes puissances régionales au cours de l’histoire, dotées de fortes valeurs et traditions catholiques ancrées dans la culture de la nation, Malte, qui n’a obtenu son indépendance qu’en 1964, reste un pays où les droits reproductifs et l’accès à l’avortement continuent de susciter la controverse.

Les chiffres ne mentent pas

Lorsque l’on écoute des discussions publiques sur l’avortement au niveau local, que ce soit à la télévision, sur les réseaux sociaux ou même au sein des familles et dans les cercles d’amis, il semble qu’une écrasante majorité de personnes résidant dans le pays soient contre tout accès à l’avortement sécurisé.

En effet, l’enquête la plus récente sur la question, réalisée en juin 2021 par l’agence de presse locale MaltaToday, révèle que 66,9% des personnes sont en désaccord avec la dépénalisation de l’interruption de grossesse, tandis que 18% sont en faveur et 15,1% ne restent incertains. Une précédente enquête menée par l’organisation en avril 2019 avait cependant révélé qu’une majorité relative de 46,9% des Maltais et des Maltaises étaient contre l’envoi en prison des femmes ayant mis fin à une grossesse.

Les résultats de l’enquête démontrent ainsi que si beaucoup ne sont pas d’accord avec le fait que les femmes subissent des peines de prison pour avoir interrompu leur grossesse, l’attitude générale envers l’accès des femmes à l'avortement restent largement conservatrice, y compris parmi les groupes sociaux de la société perçus comme progressistes en ce qui concerne les droits LGBTIQ+, l’immigration et autres problèmes «sensibles».

Evolution des mentalités

Malgré ce qui semble être une bataille perdue au sein d’une nation profondément religieuse et patriarcale, une minorité courageuse issue de différents milieux lutte pour l’avancement d’un large éventail de questions féministes et de droits humains, comme le recours à l’avortement sécurisé.

La bataille est répartie en trois groupes principaux : la société civile, la communauté médicale et les législateurs. Les ONG et les organisations féministes ouvrent la voie au sein de la société civile, et c'est là que les militants pro choix sont les mieux implantés.

Alors qu’au sein de la communauté médicale, les médecins pro choix se sont plus récemment organisés en groupe de pression, l’effort législatif reste de loin le moins établi, ce qui est compréhensible si l’on prend en considération les opinions publiques conservatrices largement dominantes.

Changement social

Depuis que Lara Dimitrijevic, éminente avocate et militante des droits des femmes, a déposé une requête soutenue par 101 compatriotes au sujet de la non mise à disposition de la pilule du lendemain à Malte, conduisant à l’introduction en 2016 de la contraception d’urgence sur l'île, le sentiment sur le terrain est que davantage de progressistes en faveur des droits reproductifs font entendre leur voix.

Deux ans plus tard, à l’occasion de la Journée internationale de la femme 2018, la Women’s Rights Foundation (Fondation pour les droits des femmes), dont le Dr. Dimitrijevic est directrice, est devenue la première organisation féministe à déclarer publiquement son soutien aux droits reproductifs, y compris le droit à l'avortement.

Sachant que tout changement est, par tradition, remarquablement lent sur l'île, - rappelez-vous que le divorce n'a été légalisé qu'en 2011 - cette déclaration a conduit à un développement surprenant.

Un peu plus tard en mars 2018, une coalition de sept ONG appelée « Voice for Choice » (Voix pour le choix) a été créée, réunissant des organisations féministes, des défenseurs des droits humains, des médecins pro choix et d'autres groupes socialement responsables.

En 2019, l’ « Abortion Support Network » (Réseau de soutien à l’avortement), un groupe qui aidait auparavant les femmes irlandaises à se rendre au Royaume-Uni pour des avortements, a étendu ses services à Malte. La même année, l’impensable s’est produit au sein de la communauté médicale très conservatrice de Malte : « Doctors for Choice » (Médecins pour le choix) a été fondé.

La perspective humaine

Début août 2021, la publication « Dear Decision Makers » (Chers décideurs) a été lancée, résultat d’une campagne de storytelling « divulguant l’étendue des dégâts causés par l’interdiction totale de l’avortement à Malte ».

Ce document a été compilé par Laura Paris et Emily Galea, soutenues par « Young Progress Beings », une organisation de jeunesse pour le progrès social à Malte, et « Break the Taboo Malta », une plateforme en ligne où les expériences d’avortement de femmes résidant sur l'île sont partagées.

« Dear Decision Makers » sera bientôt envoyé aux législateurs maltais, dans l'espoir qu’ils puissent voir, au-delà des statistiques et des chiffres, comment l’interdiction générale de l’avortement prévue par la juridiction du pays a un impact, souvent déchirant, sur les femmes en chair et en os.

La communauté médicale

En mai 2019, « Doctors for Choice Malta », première organisation pour l’avortement issue de la communauté médicale, a été fondée par un groupe de professionnels de la santé indépendants. L’organisation milite pour « des soins de santé génésiques sûrs, accessibles, complets et fondés sur des preuves… y compris un accès à l'avortement sécurisé. »

En juillet 2021, « Doctors for Choice » a participé à une manifestation respectant la distance sociale devant le Parlement national avec « Women on Waves », « Women on Web », « Young Progressive Beings » et « Student for Choice ». Le groupe a mis en lumière les injustices subies par les femmes souhaitant interrompre leur grossesse à Malte.

« Doctors for Choice » mène une initiative en collaboration avec les organisations « Women for Women », et « Women’s Rights Foundation» où des informations sur les choix en matière de reproduction sont proposées à travers une ligne d'assistance. Puisque l’interdiction générale de l’avortement s’étend à la fois aux femmes et aux médecins, celles qui cherchent désespérément à consulter pour se renseigner sur leurs options sont mises à l’écart.

Changement législatif

Les appels pour réexaminer l'interdiction générale de l’avortement ont été moins suivis par les législateurs. Cela n’est pas surprenant si l’on considère l’opinion dominante sur cette question dans la démocratie insulaire bipartite.

Alors que le parti socialiste de centre-gauche au pouvoir a dans le passé proposé d’ouvrir un débat sur ce sujet, ses actions suggèrent le contraire ; et ce même si l’ancien Premier ministre Joseph Muscat a lui-même déclaré : « les Maltais méritent une discussion sobre » sur l’avortement (ndlr) en pleines élections parlementaires européennes de mai 2019, alors qu'il gouvernait encore la nation.

De son côté, le parti d’opposition de centre-droit a fait à plusieurs reprises des déclarations sans équivoque contre l’avortement, et, lorsqu’en mai 2019, la députée indépendante Marlene Farrugia a soumis un projet de loi au parlement proposant la dépénalisation de l’avortement, celui-ci a rapidement été abandonné.

Quelques jours plus tard, le parti au pouvoir s’est prononcé contre le projet de loi, affirmant que la discussion au Parlement « étoufferait » le débat au niveau national sur une question aussi sensible.

Quelques semaines plus tard, Farrugia a réprimandé les deux côtés de la Chambre, affirmant que ses députés « sont des lâches », et qu’une assemblée de citoyens doit être mise en place comme cela s’est produit en Irlande.

La route vers une réelle égalité entre les sexes et des femmes ayant le plein contrôle de leurs droits reproductifs ( y compris un accès sécurisé aux soins) est, de fait, encore longue et cahoteuse. Cependant, il y a une dizaine d'années, le plaidoyer public pour changer les perceptions néfastes autour de ce sujet jugé tabou depuis des décennies aurait été impensable.

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