L’avortement en Turquie : légalement autorisé mais interdit dans les faits

Bien que l’avortement soit légal en Turquie depuis 1983, son accès n’est pas toujours garanti — un fait qui n’est pas sans rapport avec les remarques condamnatoires des dirigeants politiques dont les propos peuvent parfois être plus efficaces dans la réalité que les lois.

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Par Övgü Pınar

 

En mai 2017, à Mersin, en Turquie, R.G., 17 ans, a découvert être enceinte de 10 semaines après des mois d’abus sexuels et de viol par 5 hommes. Sa demande d’interruption de grossesse s’est heurtée à des semaines d’entraves de la part des tribunaux lui refusant l'accès à l'avortement. Par conséquent, elle a accouché. Son calvaire a récemment été reconnu par la Cour constitutionnelle, qui, en septembre 2020, a jugé que ses droits avaient été violés et lui a accordé une compensation de 100,000 TL.

Dans un climat politique rendant l’accès à l’avortement de plus en plus compliqué, la décision de la Cour constitutionnelle sur le cas de R.G. est assez surprenante.

Bien que l’avortement soit légal en Turquie depuis 1983, son accès n'est pas toujours garanti — un fait qui n’est pas sans rapport avec les remarques condamnatoires des dirigeants politiques dont les propos peuvent parfois être plus efficaces dans la réalité que les lois.

La loi de 1983 sur la population et la planification familiale autorise l’interruption volontaire de grossesse jusqu’à la 10ème semaine. Après 10 semaines, l’avortement est autorisé seulement si la grossesse constitue un risque pour la vie de la mère, ou s’il y a un risque que « l’enfant et les générations futures soient gravement handicapés ».

Les femmes enceintes à cause d’un crime, comme dans le cas de R.G., sont soumises au Code pénal turc qui dans ces cas autorise les avortements jusqu'à la 20ème semaine.

Les hôpitaux publics refusent de pratiquer des avortements

Néanmoins, le fait que les lois autorisent l'avortement ne signifie pas nécessairement que les femmes y ont accès. En 2015, quand des militantes de Purple Roof, un foyer pour femmes, ont appelé les hôpitaux publics d’Istanbul pour leur demander s’ils pratiquaient des avortements, moins d’un dixième d’entre eux ont répondu positivement.

Sur 37 hôpitaux publics contactés, seuls 3 déclarent pratiquer des avortements non urgents, 17 ne le font qu’en cas d’urgences obstétriques et 12 hôpitaux refusent de pratiquer l’avortement quel qu’il soit.

Quelques années plus tard, l’Université Kadir Has d’Istanbul a mené une recherche plus large auprès de 295 hôpitaux publics à travers la Turquie. Les chercheuses ont découvert que seuls 10 hôpitaux sur 295 pratiquent l’avortement selon les mesures prévues par la loi.

Lorsqu’on leur a demandé les raisons pour lesquelles ils ne pratiquaient l’IVG (Interruption Volontaire de Grossesse), la plupart des hôpitaux ont répondu : « l'avortement est illégal ou interdit », ou : « il est interdit dans les hôpitaux publics » et encore : « il dépend du choix du médecin ».

On trouve d’autres réponses dans le rapport sur les résultats de cette recherche, Legal But Not Necessarily Available: Abortion Services at Public Hospitals in Turkey – 2020 :

« Sur les 295 hôpitaux contactés par notre chercheuse, à deux reprises il a été demandé :  « êtes-vous mariée? », à cinq reprises : « d’où appelez-vous ? », à une reprise : « quel âge avez-vous ? », à six reprises : « vous êtes à combien de semaines de grossesse ? », à une reprise : « pourquoi voulez-vous avorter ? », à trois reprises : « êtes-vous enceinte ? », et enfin une personne a demandé : « ne souhaitez-vous pas avoir de bébé ? »

« Seuls 10 hôpitaux sur 295 pratiquent l’avortement selon les mesures prévues par la loi »

Erdoğan: L’avortement est un meurtre

Selon la Purple Roof Women's Shelter Foundation, ces résultats démontrent à quel point les déclarations des représentants du gouvernement résonnent dans la vie réelle.

En 2012, lors d’un discours, le Premier ministre de l’époque Recep Tayyip Erdoğan a déclaré : « Je considère l'avortement comme un meurtre. Personne ne devrait avoir le droit de le permettre. Il n’y a aucune différence entre tuer un enfant dans le ventre de sa mère et tuer un enfant après sa naissance. »

Comme cela arrive assez souvent, d’autres représentants du gouvernement ont suivi leur chef en adoptant une rhétorique anti-avortement similaire.

Seulement quelques jours après le discours d’Erdoğan, son ministre de la Santé, Recep Akdağ, a déclaré que les femmes ont le devoir d’accoucher quand bien même si leur grossesse résulte d’un viol, affirmant que « dans ce cas, l'État prendra soin de l’enfant. »

Ces déclarations ont été assez rapidement suivies d’un projet de loi réduisant le délai légal pour les avortements et introduisant, entre autres restrictions, un droit à «l’objection de conscience » pour les médecins. Face aux protestations de la part des groupes de défense des droits des femmes et des associations médicales, le projet de loi a finalement été retiré. Toutefois, ce qui a suivi au cours de ces dernières années montre que le mal était déjà fait même si la loi anti-avortement n’est pas passée.

Livre de Sedef Erkmen.

“Les gens pensent que l’avortement est illégal »

Dans son livre Abortion in Turkey – AKP and Biopolitics, Sedef Erkmen constate :

« La déclaration de 2012 selon laquelle “l’avortement est un meurtre” était le début d’une nouvelle ère, la construction de la voie vers une interdiction de l’avortement dans les faits. »

Dans une interview avec Medfeminiswiya, Erkmen affirme que : « Après les débats sur l'avortement, il y a eu un tel changement de perception sur la question que beaucoup de gens, y compris dans certains hôpitaux, pensent que l’avortement est maintenant illégal. »

Les propos de Deniz Altuntaş, une des auteurs du rapport 2020 de l’Université Kadir Has, confiés à Medfeminiswiya sur leurs conclusions est conforme à cette affirmation : « [Parmi les hôpitaux contactés pour la recherche] la réponse que nous avons entendue le plus fréquemment était « l'avortement est interdit/illégal. »

Altuntaş fait également référence à une autre conclusion importante du rapport. Alors qu’en 2016, 12% des hôpitaux publics n’offraient pas de services d’avortement volontaire, ce taux est passé à 54% en 2020.

En 2013, lors d’un discours, Erdoğan a demandé aux femmes de « faire don de trois enfants à la nation » et a ajouté ces dernières années « même plus de trois si possible »

Selon l’une des principales conclusions de la recherche de 2015 menée par la Purple Roof Women’s Shelter Foundation, certains hôpitaux publics contactés ont fait valoir que l’avortement était seulement pratiqué dans des hôpitaux privés.

« Avec sa rhétorique et ses pratiques qui rendent l'accès à l'avortement difficile, l'État a de facto interdit le droit à un avortement gratuit et sûr dans les hôpitaux publics. Cependant, cette interdiction ne s’applique pas aux cliniques privées. Cette pratique signifie que les femmes ne peuvent accéder à IVG qu’en payant cet acte médical dans le privé », explique la Purple Roof Women's Shelter Foundation.

Conformément à la loi, dans les hôpitaux publics les frais d’avortement sont couverts par l’assurance maladie de l'État, tandis que les cliniques privées peuvent facturer des milliers de livres turques, un prix difficile à payer pour les femmes à faible revenu ou sans revenu. C’est donc surtout les femmes des classes socio-économiques défavorisées, déjà confrontées à des difficultés d'accès aux méthodes contraceptives, qui subissent de plein fouet les obstacles permettant d’accéder à l’avortement sûr et gratuit.

Selon l’enquête démographique et de santé menée en Turquie en 2018 par l’Université Hacettepe, 6% des femmes enceintes ont mis fin à leur grossesse volontairement en 2018, trois fois moins qu’il y a 20 ans.

Bien qu’il ne soit peut-être pas possible d’identifier les raisons exactes de cette baisse, les appels natalistes des dirigeants politiques ces dernières années ne peuvent être ignorés.

« À la fois avec sa rhétorique et ses pratiques qui rendent l'accès à l'avortement difficile, l’État a de facto interdit le droit à un avortement gratuit et sûr dans les hôpitaux publics. Cependant, cette interdiction ne s'applique pas aux cliniques privées. »

« Donnez 3 enfants à la nation »

À partir de 2008, à plusieurs reprises, Erdoğan a conseillé aux couples mariés d’avoir au moins 3 enfants, car « plus notre population augmentera, plus nous serons forts. » Dans un discours de 2013, il a demandé aux femmes de « faire don de trois enfants à la nation » et ces dernières années, il a ajouté « même plus de trois, si possible. »

Lui même père de quatre enfants, Erdoğan soutient que cela est nécessaire pour éviter le vieillissement de la population. « Nous devons le faire, car nous devons garder intacte cette structure de population jeune et dynamique. La population, c’est le pouvoir, surtout pour des pays comme le nôtre », a-t-il déclaré.

Au cours des années, il a en outre déclaré que le contrôle des naissances était une « trahison », « une tentative de tarir notre lignée » et qu’aucune famille musulmane ne devrait envisager la planification familiale.

Les politiques anti-avortement et natalistes résultent-elles alors de préoccupations démographiques et d’efforts de gestion de la population ? Y a-t-il un lien entre la position d’Erdoğan contre l'avortement et son insistance pour que chaque femme ait au moins trois enfants ?

« Oui, bien sûr qu’il y a un lien », constate Sedef Erkmen, mais il y a plus encore.

Sedef Erkmen

« En effet, quand le discours des “3 enfants” a commencé en 2008, il reposait principalement sur des motifs concernant l’équilibre de la main-d’œuvre, le développement et le nationalisme. Lorsque la controverse sur l’avortement a commencé en 2012, elle était à la fois liée à ces politiques démographiques et conçue également comme une référence à une forme de société islamique conservatrice. Avec la découverte que la population est une entité qui peut être gérée et influencée, l’avortement est devenu alors une question d’intérêt pour les pouvoirs politiques. La rhétorique anti-avortement et les facteurs démographiques ne sont donc pas indépendants les uns des autres. En Turquie, la question de l’avortement n’est pas utilisée uniquement pour cette raison mais aussi pour l’instauration d’un régime patriarcal sexiste. Cela fait partie d’une politique aux multiples motivations, comme la définition d’une forme de féminité acceptable et l’ingérence dans les modes de vie. »

 

 

 

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