Donner la vie. Le précieux héritage de Michela Murgia

En ce mois de mai où l’on fête les mères un peu partout en Méditerranée, la pensée de l'écrivaine italienne nous apparaît ô combien féconde, elle qui a consacré une grande partie de son activité intellectuelle à la réflexion sur les familles “traditionnelles" et "queer”. Ainsi, dans son dernier livre, publié à titre posthume, sa vision révolutionnaire émerge avec une puissance et une lucidité désarmantes.

"Quand quelque chose ne fonctionne pas, donnez-moi tort, discutez-en, cultivez le doute pour rêver à des horizons encore plus ambitieux que ce que je parviens à imaginer.... Mettez le bazar." Ainsi s'achève le premier chapitre de cet intense pamphlet sur la maternité de l'âme, les familles queer et la gestation pour autrui.

L'illustration, réalisée par Sonia Pulido, est la couverture du livre publié en Italie par Rizzoli en janvier 2024 et intitilé “Dare la vita” (Donner la vie).

Écrit sur le vif en six semaines, avec l'élan de quelqu'un qui a plusieurs messages à nous livrer et la conscience d'avoir très peu de temps pour le faire, ce livre rassemble au moins 15 ans de réflexions sous forme d'articles, de nouvelles, d'essais et d’interventions sur les réseaux sociaux. Au bout du compte, le résultat est peut-être l'une des œuvres les plus personnelles et les plus passionnées de Murgia, publiée à titre posthume cinq mois après sa mort.

Ayant fait l'expérience sur sa propre peau de relations humaines hors du commun et ayant éprouvé la difficulté de les expliquer, l'autrice réussit cependant à condenser, en un peu plus de cent pages, des questions complexes et conflictuelles qui ne se prêtent pas aux solutions faciles.Tout d'abord, l'impossibilité de réduire la maternité à l'expérience de la grossesse, elle qui, fille adoptive "par élection", a vécu la parentalité sans enfanter mais en choisissant quatre "enfants-âmes" qui l'ont à leur tour choisie. Sa famille "hybride", comme elle aimait l'appeler, ou "queer", était en fait fondée sur des liens "autres" que les liens du sang imposés par le patriarcat, qui considère l'union traditionnelle, hétérosexuelle et biologique, comme étant la seule possible et enferme les individus dans les rôles unidimentionnnelles du binarisme de genre.

Pour Murgia, le “queereness” signifie au contraire "vivre au seuil des identités [...] en acceptant d'exprimer, de temps à autre, celle que l'on désire et qui porte en elle la promesse d’un bonheur relationnel plus authentique.

Une famille queer est donc "une projectualité anti-normative explicite" susceptible de modifications et d'évolutions infinies sans rôles fixes, ni définitions préétablies. Dans cette optique, les piliers sur lesquels reposent les relations traditionnelles sont radicalement remis en question : la fidélité devient "un autre nom pour la possession", le "pour toujours" la promesse "la plus cruelle, la plus arrogante et la plus malheureuse" qui soit, les liens du sang une dépendance inacceptable au destin génétique, enfin la fécondité seulement une des voies possibles de la filiation.

Michela Murgia et sa "famille queer" lors du mariage célébré à Rome avec Lorenzo Terenzi peu avant sa mort. Photo publiée sur son profil instagram : @michimurgia.

Ce thème est étroitement lié à celui de la gestation pour autrui (GPA), dont Murgia a analysé les aspects les plus controversés et problématiques, allant même jusqu'à s'opposer aux féministes de “Se non ora quando” qui ont demandé en 2015 à l'Europe de la rendre illégale. Dans un pays fortement catholique, conservateur et familialiste comme l'Italie, l'écrivaine a été la première à parler de "grossesse de substitution" au lieu de "maternité de substitution", s’évertuant à briser le lien indissociable entre l’idée de grossesse et de maternité. Une confusion qui a privé les femmes, durant des siècles, de la liberté de choisir si procréer ou non, et quand le faire, tandis que celles qui s’y refusaient étaient déligitimées.

Théologienne chrétienne et marxiste, Murgia aborde également la notion de patriarcat dans l'Ancien Testament, où il est question de GPA à plusieurs reprises, comme dans le cas de Saraï, l'épouse d'Abraham qui lui offre son esclave pour faire l’enfant qu'elle ne peut lui donner.

Les réflexions aigües de Michela Murgia sur les implications éthiques et juridiques, que cette méthode recouvre aujourd’hui dans toute sa complexité, ne manquent pas dans l’ouvrage. Celui-ci aborde également les aspects économiques considérés comme de véritables tabous, y compris dans les pays qui autorisent la GPA. Mais "si les raisons économiques sont légitimes pour décider d'avorter, elles ne peuvent pas être illégitimes pour décider d'enfanter", explique l'autrice qui précise que seule la capacité de reproduction serait "payée", car la progéniture n'est pas à vendre. L'argent est cependant absolument nécessaire la grossesse comportant des risques énormes pour la femme qui y est confrontée et doit , par conséquent, être protégée par des lois claires et strictes. Enfin, écrit-elle à la fin de son livre, n’est-il pas licite de s’interroger sur les limites de vouloir donner la vie à tout prix.

Alors que l'actuel gouvernement d'extrême droite, anti-avortement, incite les femmes à faire des enfants coûte que coûte, et condamne la gestation pour autrui qu'il n'hésite pas à appeler de manière provocante "mère porteuse", les mots de Michela Murgia sont plus que jamais nécessaires. Et c’est à nous qu’il appartient désormais de poursuivre ce débat qui sera, sans nul doute, plus confus et hésitant sans sa voix.

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