« Le capitalisme ne donne pas aux femmes vulnérables l’occasion de s’en sortir »

Marta Luceno Moreno, féministe et chercheuse en genre, travaille sur l’intersectionnalité et s’intéresse particulièrement à la question migratoire des femmes subsahariennes. Interview

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Chercheuse espagnole, Marta Luceno Moreno vit en Tunisie depuis cinq ans. Elle a entre autres réalisé en 2021 une étude qualitative et exploratoire pour le bureau du FNUAP (1) à Tunis sur « Les violences faites aux femmes et aux filles migrantes en Tunisie ». Nous l’avons rencontrée.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser, dans vos travaux de recherche en Tunisie, à la thématique des violences subies par les migrantes subsahariennes ?

Quand je suis arrivée en Tunisie, je n’avais pas au début beaucoup de liens avec les femmes migrantes. Mais au fur et à mesure que je m’intégrais ici, j’ai remarqué que certain.e.s de mes ami.e.s avaient des personnes subsahariennes qui les aidaient à faire le ménage. Je porte une certaine affinité envers les subsaharien.n.e.s puisque mon ex-mari est d’origine subsaharienne et mon fils à moitié subsaharien. J’ai alors créé une petite communauté autour de moi avec notamment des femmes qui travaillent dans les ménages, mais aussi des étudiant.e.s racisées. Plus je discutais avec eux/elles, plus je me rendais compte des problèmes graves qu’ils/elles subissaient de par leur statut d’étrangers et d’étrangères de couleur noire. Cette thématique n’a pas toujours été d’actualité et une première tentative pour l’explorer en 2019 n’a pas abouti.

Le fait que vous soyez vous-même une femme migrante résidant en Tunisie n’a-t-il pas constitué un motif supplémentaire d’intérêt pour ce sujet ?

En effet. Mais étant migrante venant d’Occident, je dispose d’un certain nombre de privilèges en comparaison avec les migrantes racisées. Toutefois j’ai moi-même expérimenté des discriminations lorsque j’ai vécu pendant quelques années en Europe du Nord et travaillé là-bas comme serveuse pour pouvoir financer mes études. J’ai été confrontée en Belgique à des actes racistes visant les personnes, qui ne maitrisent pas bien la langue du pays. Je me suis à ce moment-là engagée dans des associations, qui luttaient pour les droits des personnes migrantes à s’établir dignement dans les pays d’accueil. Quand je suis arrivée en Tunisie, j’ai commencé à subir harcèlement et violences dans la rue. Une frange de la population masculine bourrée de stéréotypes croit qu’une femme blanche venant d’Europe peut être à la fois une proie sexuelle facile et susceptible d’arnaques et d’escroqueries multiples. Toutefois lorsque tu possèdes une voiture, fréquentes des endroits plutôt chers, ta situation n’a rien à voir avec les subsahariennes circulant dans l’espace public, à pied ou utilisant le transport en commun, où elles sont en plus insultées et traitées de « négresses ». Pendant les deux premières années de ma vie en Tunisie, j’ai vécu dans la posture de la migrante illégale, puisque je ne disposais pas de carte de séjour et ne pouvais pas l’obtenir car mon employeur -une université belge, qui m’a pourvue d’une bourse - n’a pas de base en Tunisie. Mais contrairement aux migrantes subsahariennes, j’avais les moyens de quitter le territoire tunisien chaque trois mois ou le cas échéant payer les pénalités dues au dépassement de séjour.

Vous constatez dans l’étude qualitative que vous avez réalisée pour le FNUAP sur « Les violences qui migrent avec les femmes », que les violences ponctuent tout le parcours migratoire des femmes subsahariennes, depuis leur premier projet de quitter leur pays jusqu’à leur installation ou passage en Tunisie et encore plus lorsqu’elles veulent prendre la mer pour rejoindre l’Italie. Est-ce le destin de toutes celles qui migrent clandestinement ?

Les parcours que vivent ces femmes finissent par se ressembler, qu’elles viennent « sous contrat », une situation qu’on peut qualifier de traite, ou qu’elles soient étudiantes. Les premières, une fois leurs « dettes » payées, vont s’établir dans le pays d’une façon plus libre en poursuivant le même travail, le ménage notamment. Beaucoup d’entre elles sont venues avec l’esprit de partir en Europe après la période de transit en Tunisie, d’autres ont déjà fait la tentative du passage clandestin vers l’Italie et ne veulent pas risquer leur vie de nouveau. Elles subissent par ailleurs la contrainte de ne plus pouvoir quitter la Tunisie- au vu de leur situation irrégulière- pour retrouver leurs enfants qu’elles n’ont pas vu parfois depuis dix ans. La seconde catégorie de femmes migrantes viennent pour étudier, mais une fois leur diplôme en poche, elles entrent dans la case de travailleuses illégales, au vu de la loi tunisienne sur le travail des étrangers, qui donne la préférence aux Tunisien.n.e.s lors du recrutement. Quand, les violences se déclenchèrent en Tunisie contre les migrant.e.s (NDLR : en février dernier à l’issue d’un discours raciste du président Kaies Saied), l’hostilité du contexte les a poussées à prendre la mer. Retourner chez elles n’est jamais facile, certaines fuyant des violences et des situations de guerre, d’autres des contextes de pauvreté et de maltraitance extrêmes.

Vols d’affaires, violences physiques et viols sont commis sur les femmes par des individus qui savent que la situation illégale des migrantes garantit leur impunité

Vous avez à la fois enquêté et recueilli les témoignages des subsahariennes qui sont passées par ce qu’on appelle les « bunker », à savoir ces lieux de transit où les candidat.e.s à la traversée des côtes italiennes sont amassé.e.s pendant plusieurs jours dans la région de Sfax, au sud-est du pays, en attente du signe de départ des passeurs. Est-ce là où les femmes subissent les pires des violences ? Celles considérées comme tabou ?

En fait, il y a plusieurs étapes, qui précèdent le voyage à travers la Méditerranée. Une fois que la migrante décide de faire la traversée, elle est appelée par un premier contact, un passeur tunisien ou subsaharien, pour lui intimer l’ordre de venir à Sfax. Elle se voit alors confinée dans une maison ou un appartement où ils/elles sont en grand nombre, souvent plusieurs dizaines dans un espace très réduit. Là peuvent survenir des scènes de violence dues à la fois à la promiscuité des un.e.s avec les autres, de l’obligation de ne pas ouvrir les fenêtres, ni de faire de bruit pour ne pas être découvert.e.s et des tensions qui peuvent en découler. Cette attente peut durer entre quelques heures et plusieurs jours, le temps nécessaire pour sécuriser le trajet du bunker jusqu’aux rivages, évitant la présence de la garde nationale et s’assurant des bonnes conditions de la mer. Les migrant.e.s y sont entassé.e.s les un.e.s sur les autres, jusqu’à 40 personnes à la fois, dans des conditions insalubres, sans accès à la nourriture ni à l’eau potable parfois, et cela pendant des jours, voire des semaines. Juste avant le lancement, certain.e.s migrant.e.s sont amené.e.s dans des champs d’oliviers isolés où ils et elles attendent le coup d’envoi vers le bateau. Les violences sexuelles ont lieu à ce moment-là, lorsque des Tunisiens découvrent leur cachette. Vols d’affaires, violences physiques et viols sont alors commis sur les femmes par des individus qui savent que la situation illégale des migrantes garantit leur impunité. J’ai recueilli plusieurs témoignages de migrantes qui ont enduré des viols collectifs devant les hommes, leurs compatriotes. Trois cas différents m’ont raconté le même calvaire. Elles étaient cachées derrière des oliviers à proximité de la mer et à chaque fois qu’un Tunisien passait, il leur demandait de l’argent, qu’elles lui donnaient pour éviter d’être dénoncées. Le soir, armés de couteaux, ils sont revenus à plusieurs pour violer toutes les femmes. Les migrantes ont interdit à leurs « frères » de se battre avec les agresseurs, car le combat était perdu d’avance. « Laissez-les faire », les ont-elles suppliés. D’autres femmes m’ont rapporté un récit aussi glaçant. Les migrant.e.s étaient sur l’ile de Kerkennah, dans un coin perdu. Les passeurs exploitaient leurs conditions d’attente dans un lieu où on ne pouvait pas s’approvisionner en nourriture pour multiplier le prix d’une boite de sardine ou d’une bouteille d’eau par dix. Aux femmes, ils demandaient d’être payés via des services sexuels. Ces témoignages nous montrent à quel point le transit est un no-women’s land où elles sont des proies pour tous ceux qui connaissent ou découvrent cette situation de vulnérabilité.

Les nounous en France sont majoritairement maghrébines, en Espagne celles qui se chargent des enfants sont en bonne partie des latinos et en Tunisie, les subsahariennes sont de plus en plus engagées comme femmes de ménage. Que des femmes soient au service d’autres femmes, qui elles recueillent, grâce aux premières les fruits de leur travail productif, est-ce cela le prix à payer pour une autonomisation d’une frange de la population féminine ?

Parce qu’en fait ce qui devrait se passer c’est que les tâches assignées « féminines » soient partagées équitablement entre les femmes et les hommes. Les subsahariennes engagées comme aides domestiques permettent certes aux autres femmes d’effectuer un travail productif mais elles soustraient surtout les hommes à toute implication dans le travail reproductif. Les hommes continuent à ne rien faire chez eux lorsque les femmes qui travaillent endossent une double tache : leur emploi à l’extérieur de chez elles et le travail domestique. L’autre point consiste dans la racialisation du « care », ou travail de soin. On remarque que dans la plupart des sociétés, ce sont les personnes d’origine étrangère, qui ne maitrisent pas bien la langue locale et sont dans une position de vulnérabilité, qui occupent ces taches. Il s’agit d’un travail que la main d’œuvre du pays refuse souvent d’effectuer parce qu’il est mal payé, dévalorisé et dénigré socialement, alors qu’il pourrait être considéré comme n’importe quel type d’emploi, voir comme un travail fondamental pour la société comme nous l’a prouvé le COVID-19.

Qu’est ce qui, à votre avis, peut permettre aux femmes, qui vivent aux marges de la société, de sortir de leurs conditions ?

Chaque femme pâtit d’une condition de vulnérabilité particulière. Si on évoque les femmes migrantes en Tunisie, la régularisation de leur situation administrative pourrait les sortir de la marginalité et leur assurer une vie digne. Ainsi que l’application de la loi contre les discriminations raciales en Tunisie datant de 2018, qui n’a encore jamais trouvé d’écho dans la réalité. A ma connaissance, aucun jugement n’a été prononcé pour criminaliser les actes racistes. D’autre part, la valorisation du travail effectué par les femmes vivant dans diverses conditions de vulnérabilité peut les aider à améliorer leur situation économique et à évoluer vers un mieux-être et une meilleure image de soi. Il y a aussi toutes celles qui travaillent comme vendeuses ambulantes, fripières aux étals minuscules, ramasseuses de bouteilles en plastique et qui s’appauvrissent de jour en jour. En fait la vulnérabilité économique est liée au système économique dans lequel on vit, le capitalisme rejette les pauvres et occulte toutes les catégories de personnes dans le besoin, ne leur offrant nullement les possibilités de changer d’horizons. On a constaté avec le Covid que, nonobstant le temps du confinement, les riches se sont encore plus enrichis et les pauvres ont vu leurs ressources se réduire. Entre en jeu également ici l’intersectionnalité. En effet, s’ajoutent à la condition des femmes travaillant dans le secteur informel, les difficultés inhérentes à leur couleur. Pour les Tunisiennes, entrent en ligne de compte leurs origines sociales et régionales, leur différence sexuelle, leur vie dans des cités populaires et défavorisées, un handicap, des violences subies… La différence est vilipendée, ostracisée, la solution serait d’agir sur les représentations et les mentalités. Un travail au long cours.

(1) Fonds de Nations Unies pour la population
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