Grossofobie. Entretien avec Maura Gancitano. Deuxième partie

Si par le passé la corpulence était un symbole d'aisance et d'abondance, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, en Occident, l'embonpoint est devenu un marqueur d'infériorité indiquant une incapacité à se conformer à des règles sociales partagées. Cette stigmatisation touche tout le monde, mais surtout les femmes… Se sentant surveillées en permanence, les femmes se soumettent à des régimes stricts, à des entraînements sportifs épuisants et à un contrôle exaspérant de leur taille et de leurs mensurations. En plus de recevoir des conseils non sollicités, des commentaires insultants et d'être représentées de manière stéréotypée et négative dans les médias, les personnes dont le corps n'est pas conforme à la norme ont plus de difficultés à trouver des partenaires et souffrent d'une dévalorisation professionnelle constante.

Cette publication est également disponible en : VO

Cliquez ici pour lire la version Italienne de l'article.

Nous savons que les enfants et les adolescents.e.s intériorisent ce conditionnement culturel au sein de la famille, ce qui déclenche parfois des dynamiques psychologiques très graves. Comment éviter cela ? 

Il m'est arrivé d'avoir des réunions avec des personnes qui accusaient les médias sociaux d'être à l'origine de l'augmentation des troubles de l'alimentation. Bien sûr, cette corrélation existe, mais de nombreux jeunes m'ont dit qu'ils étaient aussi très sensibles au jugement de leur famille. Cela vient du fait que les enfants sont, malheureusement, un instrument pour montrer à quel point on a été un bon parent qui a su les éduquer. iI y a en effet beaucoup d'attentes et beaucoup de jugement des parents envers eux-mêmes : de fait si votre enfant sort des rails, y compris à cause de son corps qui n’est pas conforme aux normes, c'est comme si c'était de votre faute. Tout d’abord, il y a le désir d'avoir des enfants parfaits, ce qui induit un effort constant de performance dans tous les domaines. Ensuite, les parents s'alarment parce qu'ils craignent pour la santé de leurs enfants, mais en agissant ainsi, ce sont des répercussions sur la santé mentale de ces derniers qu’ils provoquent, et cela il faut en tenir compte. Aujourd'hui, nous sommes beaucoup plus conscients que par le passé, mais déconstruire la grossophobie intériorisée est essentiel pour ne pas projeter ses propres peurs sur ses enfants : il faut observer leur comportement alimentaire et parler d'éducation plutôt que de les gronder s'ils mangent trop ou pas assez, car ces reproches ne changeront rien. Il convient aussi de se rendre compte qu'inculquer la honte ou la peur aux enfants pour les pousser à faire quelque chose n'est jamais efficace : il est préférable de les accompagner vers des habitudes saines. De plus, nous connaissons la symptomatologie des filles, mais l'anorexie chez les garçons se manifeste d'une manière très différente : avec une alimentation saine et beaucoup d'entraînement en salle de sport. Ces comportements, qui peuvent sembler "sains", sont excessifs et dénotent un problème psychologique. Il est donc important que les parents en soient informés et qu'ils se tournent vers des figures professionnelles qui les accueillent et créent un dialogue avec eux, parce que si un problème de ce type se pose, la famille ne peut pas le résoudre seule.  

Farrell, et vous de même dans Specchio delle mie brame, reprochez au premier féminisme de représenter exclusivement des femmes jeunes, blanches, minces et belles. Pourquoi ?

Les féministes noires, les lesbiennes, les femmes transgenres et toute une série d'autres minorités jusqu'alors exclues du discours féministe se sont exprimées et ont montré les discriminations qui existent au sein de ces groupes. Cela se produit depuis des décennies aux États-Unis, mais en Italie, nous n'avons pas connu ces mouvements de rupture parce que l'histoire du féminisme y est très différente. Ce n'est que très récemment que nous avons assisté à la première vague de féministes noires qui prennent enfin la parole et c'est très utile parce que le risque est de ne pas se parler ou de se juger et de penser qu'il est impossible de dialoguer précisément parce que l'on a des perspectives et des corps différents.

Réaliser que nous vivons dans une société qui n'est pas la même pour toutes est fondamental : une féministe blanche ou riche peut vouloir comprendre ce qu'est la société d'un autre point de vue, mais avoir de grandes difficultés à le faire, l'exclure complètement n'est certainement pas la solution. Un certain féminisme exclut encore de nombreux discours liés, par exemple, aux identités transgenres, aux féminismes arabes basés sur des préjugés. Je fais référence à l'association entre biologie et culture dans le cas d'identités qui dépassent le binarisme de genre, et à la question du voile, qui met en évidence la difficulté à appréhender la complexité des situations, ce qui constitue à mon avis une grande limitation. Le féminisme prédominant est encore un féminisme blanc, riche et privilégié, lié à l'idée que les femmes doivent essayer d'occuper des positions de pouvoir. Ce qui reste difficile à prendre en compte, ce sont les positions de personnes qui sont encore marginalisées dans le débat à cause de leur classe, statut social, origine, religion et autres caractéristiques. Cela limite la vision de la réalité et risque de conduire à vouloir occuper les mêmes positions que les hommes sans changer réellement de structure sociale.

llustration de: @belledifaccia.

Pourquoi l'obsession du poids touche-t-elle principalement les femmes ?

La minceur a toujours touché principalement les femmes, et ce bien avant l'avènement la culture de masse. Les textes où sont indiquées, par exemple, les mensurations parfaites du corps féminin, datent d’il y a très longtemps et sont principalement liés à l'idée de bienséance, de contrôle et de discipline. La femme ne doit pas prendre trop de place, littéralement : un corps gros prend socialement plus de place qu'un corps considéré comme normal. La femme ne doit pas non plus en faire trop et doit faire preuve de mesure, ce qui est également associé à l'énergie sexuelle, à la relation avec le plaisir et le dionysiaque : en fait la femme doit être apollinienne (1).

L'homme aussi doit se montrer efficace, porter des uniformes qui tombent parfaitement sans graisse superflue. Cependant, dans son cas, une idée ancrée dans les mentalités reconnaît ses instincts qu'il ne peut pas réfréner et pour lesquels il peut être compris et excusé : il doit être efficace, oui, mais il peut avoir des excès dionysiaques, alors que la femme ne doit pas en avoir. Ce discours s'adressait surtout aux femmes les plus aisées et à celles de la classe moyenne, qui se devaient d'être exclusivement une sorte de décor valorisant l'homme, la référence : à savoir le mari ou le père.

A la fin du 19ème siècle, une femme qui travaille à l'usine ou qui effectue de durs travaux à la maison n'est pas considérée comme faible ou pusillanime.  Au contraire, elle est résistante et ne tombe jamais malade car elle doit être utile et ne pas remettre en cause le pouvoir. Les nanties devaient, quant à elles, s'efforcer de rester à leur place et ne pas mettre leur nez dans les affaires des hommes qui étaient liées au pouvoir économique, politique et communicationnel. Enfin, si avant l'avènement de la culture de masse, la grossophobie ne touchait que les privilégiées, aujourd'hui elle touche tout le monde, conditionnant notre rapport à notre propre corps, puisque même lorsque nous nous regardons dans le miroir, nous le faisons en fonction du jugement que les autres porteront sur nous.

Ilustration de : @belledifaccia.

L'industrie de la mode a une grande responsabilité dans l'imposition de normes esthétiques abstraites et inatteignables, mais depuis quelques années, nous commençons à voir des mannequins aux formes plus douces et des photos de mannequins "curvy" dans les vitrines des magasins. S'agit-il d'un signe positif ou d'un simple effet de mode?

À mon avis, il y a les deux : d'une part, la cible féminine est la plus intéressante parce que les femmes achètent 80 % des produits et des services dans le monde. Et si celles-ci prennent massivement conscience et n’acceptent plus une certaine représentation d’elles-mêmes, l’industrie devra changer, au risque de perdre des sommes colossales. D'un autre côté, de nombreuses personnes, travaillant au sein de ces marques, essaient de changer les choses. Le premier cas, étroitement lié au chiffre d'affaires, peu s’avérer biaisé : le piège consiste à choisir un modèle un peu plus gros mais de ne pas changer le système des tailles, ce faisant on continue à ne pas être inclusif. Qui plus est, très souvent, dans la fast fashion, qui représente la plupart des vêtements en circulation, on remarque, en comparant le même article de collections permanentes à seulement un an d'intervalle, que les tailles sont différentes : les anciennes tailles moyennes sont aujourd'hui des tailles larges. De ce fait, pour de nombreuses personnes, les vêtements ne sont pas disponibles et, s'ils rétrécissent encore, de plus en plus de femmes seront exclues de la mode. Une communication moins froide et plus claire est également nécessaire : si une marque fait une campagne publicitaire dans laquelle elle veut montrer qu'elle est plus inclusive, elle devrait également nous dire comment elle compte changer sa façon de produire et sa vision en tant qu’entreprise, or cela n’arrive jamais. Si l’on veut cesser de juger et d'exclure systématiquement les corps non conformes, il ne suffit pas de faire une publicité : il faut procéder à un examen plus approfondi.

Les illustrations ont été créées et aimablement fournies par Belle di faccia, un projet né sur Instagram qui sensibilise aux questions de la grossophobie en remettant les corps non conformes au centre du discours body-positive. Ses deux créatrices, Chiara Meloni et Mara Mibelli, sont des militantes féministes et les auteures de "Belle di faccia : tecniche per ribellarsi a un mondo grassofobico", à paraître en Italie chez Mondadori. Instagram : @belledifaccia.
(1) Propre à Appollon, concept élaboré par Nietzshe, pour désigner une personnalité ou un fonctionnement caractérisé par l’ordre, la mesure, la sérénité, en oppposition à “dionysiaque”.
Quitter la version mobile