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Si, par le passé, le fait être costaud.e était symbole d’opulence et d’abondance, en Occident le surpoids est devenu à partir de la seconde moitié du XIXe siècle un marqueur d’infériorité qui révèle l’incapacité des individus à s’adapter aux normes sociales partagées.

La stigmatisation du gras concerne tout le monde, mais elle affecte principalement les femmes qui, parce qu’elles se sentent constamment observées, se soumettent à des régimes stricts, des entraînements exténuants et une surveillance désespérante des poids et mesures. Outre qu’elles reçoivent des conseils non sollicités et des commentaires désobligeants, et qu’elles se voient représentées de manière stéréotypée et négative dans les médias, les femmes aux corps non conformes ont plus de mal que les autres à trouver un.e conjoint.e et elles sont constamment dévalorisées sur le plan professionnel.
Plusieurs recherches ont en effet démontré qu’à CV et compétences égales, elles perçoivent un salaire inférieur à celui de leurs collègues de poids normal, alors que la différence de traitement entre les hommes obèses et ceux qui ne le sont pas est minime. Un article publié récemment dans the Economist affirme que « d’après les estimations les plus élevées, l’avantage salarial pour une femme à être mince est tel que cette dernière pourrait presque trouver aussi bénéfique de perdre du poids que d’acquérir des compétences supplémentaires. ». Des enquêtes menées périodiquement ces dix dernières années par des chercheurs de l’université de Harvard sur nos « préjugés implicites » démontrent en outre que si les discriminations raciales et sexuelles sont en baisse, celles qui concernent les personnes en surpoids se sont considérablement renforcées.
Dans son essai Specchio delle mie brame (Miroir, mon beau miroir, Einaudi, 2022, non traduit en français), Maura Gancitano consacre un tout chapitre aux préjugés liés aux corps féminins non conformes aux normes. Sa maison d’édition, Tlon, a publié en 2020 une traduction en italien de Fat Shame : Stigma and the Fat Body in American Culture, d’Amy Farell, professeure de Women’s, Gender and Sexuality Studies en Pennsylvanie. Ce livre est le premier en Italie à analyser en profondeur un phénomène désormais systémique et capillaire, mais qui reste mal connu, quand il n’est pas ignoré ou dénié.
On entend beaucoup parler depuis quelques années de body positive et de body neutrality, des termes souvent confus et mal compris. Que signifient-t-ils ?

Nous nous référons ici à des réflexions nées il y a quelques décennies dans les milieux militants et universitaires, qui connaissent actuellement une diffusion beaucoup plus large, notamment grâce aux nouveaux moyens de communication et, comme souvent, beaucoup d’expressions font l’objet de simplifications. L’idée fondamentale est que les corps ne sont pas tous traités de la même manière dans l’espace social : les individus sont jugés sur la base de la supposée normalité de leur corps, en fonction d’une série de caractéristiques qui sont étroitement liées à des convictions de la médecine du XIXe siècle et à l’idée que certaines de ces caractéristiques sont supérieures.
Être blanc, ne pas avoir de handicap visible, être mince sont des attributs qui sont liés à toute une série de valeurs et de jugements positifs sur les individus. Si on ne possède pas ces caractéristiques, alors il y a quelque chose qui ne va pas dans l’espace social.
Le body positive, c’est l’idée qu’en fait chaque corps a une valeur et est digne de respect, c’est la revendication de la dignité du corps y compris quand il n’est pas conforme à ces règles. Mais malheureusement, certaines de ces caractéristiques font l’objet de jugements. Par exemple, une personne qui est grosse est considérée comme fainéante, peu fiable, coupable d’une manière ou d’une autre de ne pas avoir été capable de s’insérer dans l’espace social, une personne porteuse d’un handicap physique est jugée infantile et incapable de mener sa propre vie, une personne noire peut être aujourd’hui encore considérée comme inférieure intellectuellement. Le body positive, c’est justement l’idée que le corps ne dit rien des capacités ni des compétences de la personne ni, surtout, de son caractère.
L’idée de body neutrality, en revanche, naît du fait que le corps que nous habillons et que nous trimballons ici et là ne devrait pas nous exposer à des jugements positifs ou négatifs : la relation avec les autres devrait en quelque sorte faire abstraction de leur corporéité. Évidemment, il est impossible de parler avec quelqu’un et de ne pas voir le corps qu’il ou elle a, et d’ailleurs ce n’est même pas ce que veut la personne en question. Ce qui est difficile, c’est de séparer la relation du jugement et cela se manifeste dans un grand nombre de domaines : professionnel, personnel, social.

Dans son essai, Farrell situe les origines de la grossophobie à l’époque coloniale, quand les premiers Européens, blancs, riches, cisgenres et hétérosexuels, ont commencé à décrire les populations africaines comme barbares, primitives, dépourvues d’éthique et incapables de dominer leurs instincts à cause de leurs corps, très différents de ce qui était requis par les normes occidentales ; pour cette raison, ces populations n’auraient pas été dignes de vivre en société. Comment pouvons-nous combattre ce stéréotype culturel ancien et enraciné, au niveau collectif et au niveau individuel ?
Le livre de Farell est une synthèse grand public issue de dix ans de travail, très accessible. Ce que l’autrice a cherché à faire, c’est d’expliquer comment est née une certaine vision négative du gras, non pas parce qu’avant la période coloniale les gens n’étaient pas gros, mais parce qu’on n’associait pas à cette caractéristique-là tous ces jugements, étroitement liés à un modèle social qui nous pousse à devoir démontrer continuellement qu’on est capable d’agir, donc qu’on de la volonté.
Notre corps manifeste aussi nos capacités et notre volonté : le corps gros est représenté comme un corps non discipliné et révélant un individu incapable de s’auto-discipliner, mais sans dire la diversité des raisons possibles pour lesquelles ce corps est tel qu’il est. Il dit la personne tout entière sur la base de cette seule caractéristique. Cela limite la vie de ceux et celles qui sont gros·ses puisque que, par exemple, ils et elles peuvent avoir de grandes capacités de commandement, mais ne pas sembler adapté·es à le mettre en œuvre parce que leur corps serait le signe d’une impossibilité à se commander soi-même, alors imaginons quand il s’agit des autres.
Cela a des effets sur la vie personnelle, sexuelle, sur la réputation et, bien sûr, sur le rapport que l’individu a avec soi-même. Dans cette synthèse, Farell soulève des questions très intéressantes sur le sport, la politique, l’image publique et la réprobation sociale, par exemple à l’égard des grandes stars, qui sont constamment observées et qui, en réaction, cherchent souvent à démontrer qu’elles ne sont pas grosses, qu’elles n’ont rien qui cloche, sans jamais mettre ce paradigme en doute.
Comment on s’en sort ? D’abord, en prenant conscience, c’est-à dire en se rendant compte du regard que nous portons sur le monde, littéralement. Il existe un grand nombre d’études sur le mouvement des yeux, sur ce qu’on nous apprend à regarder chez nous et chez les autres personnes au fil du temps : notre regard est formé et influencé par la culture dans laquelle nous vivons et comprendre cela peut nous aider à rééduquer ce regard. Avant toute chose, nous devons commencer à nous rendre compte à quel point nous jugeons, et à quel point nous nous jugeons.
Sur la base de ce paradigme, il fait essayer de séparer ce que nous voyons, du jugement que nous pouvons porter sur nous-mêmes et sur les autres. Mais l’éducation ne résout pas le problème, même si elle est évidemment nécessaire : il faut entreprendre un parcours qui peut être long parce qu’il est bien plus facile d’arrêter de juger le corps des autres que le sien. C’est l’un des autres gros problèmes, qui tient aussi lieu parfois de justification : beaucoup de gens soutiennent n’être grossophobes que d’eux-mêmes, or cela signifie que le paradigme persiste. Créer une image corporelle positive de soi est la meilleure manière de se libérer de toutes ces superstructures, surtout à l’âge adulte, parce que cela implique de démanteler une longue histoire aux multiples strates.