Le droit à une vie vivable : Le droit à l’avortement au Monténégro

Les conséquences des avortements sélectifs se reflètent déjà dans la démographie de l'ensemble de la société monténégrine, si bien qu'aujourd'hui le Monténégro manque de milliers de femmes en âge de procréer.

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Par Katarina Vujović - Journaliste monténégrine

Le droit humain fondamental de disposer librement de son corps avec en corollaire le droit à un avortement sûr et légal, encadré par des instruments juridiques internationaux et régionaux relatifs aux droits humains et aux libertés, existe constitutionnellement dans peu de pays. Il a d’ailleurs été récemment remis en question plusieurs d'entre eux.  De la Pologne aux États-Unis, en passant par la Hongrie et la Croatie, ces pays ont replacé l’avortement au centre du débat public dans le monde entier, Monténégro compris.

Comment en sommes-nous arrivés là, au XXIe siècle ? Cela semble s’expliquer par la défaite des progressistes dans leur bataille contre les populistes, aujourd’hui en pleine ascension mondiale.

Le dénominateur commun des populistes réside dans le mantra de la menace qui pèserait sur les  valeurs traditionnelles  et la liberté d'expression des néoconservateurs. S'appuyant sur les avancées du soi-disant « monde libre », ils veulent en fait renverser cette société de l'intérieur en considérant que nombre des libertés conquises sont « décadentes »,  et en empêchant les gens d'avoir une «vie vivable» (Judith Butler). Abolir le droit à un avortement sûr et légal, ce n'est pas seulement mettre en danger la santé et les droits des femmes et leur place dans la société, mais aussi la société entière et la liberté pour toutes et tous.

Les politiques populistes sont généralement étroitement liées à la religion, qui, de la position de soft power accède de plus en plus au pouvoir réel, à la décision politique. C'est le cas partout où l'abolition du droit à l'avortement est en discussion ou a déjà été actée.

Les valeurs religieuses, s’agissant notamment des trois principales religions monothéistes, sont profondément patriarcales, avec un modèle de dieu masculin, pouvant souvent être misogyne. Les trois religions, depuis leur origine jusqu'à aujourd'hui, ont causé des dommages incommensurables à l'être féminin tout entier et ont été les principales responsables de la répression organisée des femmes tout au long de l'histoire. Elles constituent encore le socle des identités collectives, générant ainsi toutes les crises potentielles, qui sont principalement basées sur une polarisation du « Nous » et « Eux ».

Selon la Constitution, le Monténégro est un État laïc, mais la question de la religion y reste extrêmement complexe.

L'Église au Monténégro

Bien que multiconfessionnelle, la majorité de la population (environ 72 %) est orthodoxe, ce qui signifie qu'elle appartient pour la plupart à l'Église orthodoxe serbe (EOS) et qu’elle la soutient. Outre cette dernière, canoniquement reconnue par le Patriarcat œcuménique en 1922, après la fondation du Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes (rebaptisé Royaume de Yougoslavie en 1929), il existe également une Église orthodoxe monténégrine (EOM). Elle a été fondée en 1993 à Cetinje (capitale royale du Monténégro), avec la volonté de restaurer son ancienne autocéphalie, officiellement reconnue en 1883 alors que son indépendance remonte à 1766. Il n'existe pas de données fiables quant au nombre de fidèles de l’EOM car lors du dernier recensement (2011), la question de l'appartenance à l’une ou l’autre Église (serbe ou monténégrine) n'avait pas été posée.

L'Église orthodoxe est organisée sur une base territoriale (administrative), concernant l'État, son statut doit être confirmé par le Patriarcat œcuménique. Le roi Aleksandar Karađorđević a fait une demande au Patriarcat en vue de créer l'Église orthodoxe serbe (EOS) après la fondation du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes en 1918. Dans cette première Yougoslavie, le Monténégro n’existait plus, annexé de force à la Serbie, par une décision inconstitutionnelle de l'Assemblée illégale (communément appelée Assemblée de Podgorica), soutenue par les militaires serbes au Monténégro. L'Église monténégrine, reconnue comme l'Église officielle par la Constitution monténégrine de 1903, devenait membre de l’EOS, tout comme d'autres Églises environnantes (la Macédonienne, qui a récemment gagné son autonomie, la Croate, etc.)

L’EOS restera l'Église officielle pendant la durée de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY, deuxième Yougoslavie, 1945-1992). La dissolution de la fédération s’est faite le long des frontières des républiques fédérées, accélérée par le début des guerres en Yougoslavie. L’EOS y a pris une part active en incitant à la guerre, en offrant sa bénédiction aux armes et aux unités paramilitaires, qui allaient plus tard commettre un génocide des non-Serbes. Après la guerre, l’EOS a servi de refuge à des criminels de guerre comme Ratko Mladic, Radovan Karadzic et d'autres, et les a couverts.

La Serbie et le Monténégro sont restés au sein d'un État reconstitué connu sous le nom de République fédérale de Yougoslavie. À cette époque, le Monténégro connaissait de graves conflits qui, heureusement, n'ont pas dégénéré. Plusieurs citoyens ont été sauvagement frappés alors qu’ils tentaient d'introduire le drapeau monténégrin dans le monastère de Cetinje, ce qui a provoqué une immense révolte de la population de Cetinje. Suite à cela, le métropolite de l’EOS de l'époque au Monténégro, Amfilohije, a demandé au criminel de guerre Zeljko Raznatovic Arkan et ses unités paramilitaires d’assurer sa protection.

A ce jour, le drapeau officiel monténégrin reste indésirable dans les églises de l’EOS, ainsi que le clergé de l’EOM. C’est pourquoi chaque grande fête religieuse et chaque service religieux se déroule sous la protection de la police.

Intronisation du métropolite de Cetinje le 5 septembre 2021. Image par Stevo Vasiljević.

L’événement le plus marquant s'est produit les 4 et 5 septembre 2021, lors de l'intronisation du nouveau métropolite Joanikije II au monastère de Cetinje. Le choix du lieu a été contesté par de nombreux citoyens exigeant que la cérémonie ait lieu dans le temple construit par l‘EOS à Podgorica, et non pas dans le monastère de Cetinje, fondé par la dynastie monténégrine Crnojevic. Des barricades ont été érigées, mais la police est intervenue avec un usage excessif de la force pour disperser les citoyens. Ainsi, le métropolite Joanikije II, accompagné du Patriarche Porfirie de l’EOS et d'unités spéciales de la police, est arrivé au Monastère de Cetinje en hélicoptère militaire.

Ces événements ont été précédés à la fin de 2019 par le vote au Parlement du Monténégro de la loi sur la liberté de religion et le statut juridique des communautés religieuses. Cette loi allait également réglementer la question de la propriété des sites religieux. L’EOS s'est opposée à cette loi et a lancé un mouvement de protestation appelé « litije », exhortant les fidèles à descendre dans la rue pour lui apporter leur soutien. Des manifestations imposantes ont duré jusqu'aux élections parlementaires de fin août 2020 et le changement de gouvernement. Le nouveau a été formé au sein du monastère et la première tâche qu'il a dû accomplir a été de modifier la loi sur la liberté religieuse, ce qui a permis à l’EOS de conserver sa prééminence et ses biens, mais aussi de gagner un pouvoir politique beaucoup plus important. Elle avait même obtenu des sièges pour ses représentants dans de nombreux comités. Même Jakov Milatovic, le ministre du Développement économique du gouvernement ayant récemment été renversé par le Parlement, avait consulté le métropolite de l’EOS au Monténégro, Joanikije II, à propos de la politique démographique. « Je lui ai présenté, a-t-il dit, des mesures supplémentaires que le gouvernement prendra pour améliorer le taux de natalité. Les communautés religieuses sont nos puissantes partenaires sur cette question ».

Lorsque les représentants des communautés religieuses influencent les processus décisionnels, la protestation publique est justifiée, notamment lorsqu’elle est menée par les femmes. En réaction à la décision de la Cour suprême des États-Unis de mettre fin en juin 2022 à la constitutionnalité du droit à l'avortement, le métropolite Jaonikije II a estimé que « la révocation du droit à l'avortement est la voix de la raison et de la conscience humaines. »

De telles déclarations suscitent des craintes justifiées quant au risque que l'influence de l’EOS ne menace encore plus les valeurs démocratiques, l’EOS ayant directement influé sur les élections démocratiques au Monténégro de 2020 et les processus démocratiques.

La loi qui régit le droit à l'avortement au Monténégro est progressiste. C’est une bonne loi. En fait, le droit à l'avortement ne serait pas un sujet au Monténégro si l’EOS ne le faisait pas surgir ponctuellement dans le débat public.

La réglementation au Monténégro concernant l'avortement (Loi sur les conditions et la procédure d'avortement au Monténégro)

Les femmes au Monténégro, en fait au Royaume de Yougoslavie (première Yougoslavie), ne peuvent pratiquer des avortements que depuis 1929, lorsque le droit à l'avortement a été reconnu pour la première fois, et uniquement pour motifs thérapeutiques. Le problème de l'augmentation du nombre d'avortements clandestins a été soulevé lors du 17e congrès médical de Yougoslavie en 1935, il a donc été décidé de demander sa légalisation.

Après la Seconde Guerre mondiale, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine et le Monténégro, qui faisaient jusqu'alors partie de la (Grande) Serbie, avaient retrouvé leur statut de république au sein de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY). Outre le fait que la RSFY avait été constituée comme une union étatique de peuples égaux, en 1946, les femmes avaient obtenu l’inscription de l’égalité avec les hommes dans la constitution ainsi que le droit de vote.

D'abord avec la loi de 1951, puis officiellement avec le décret complémentaire de 1952, l'avortement était enfin dépénalisé. La disposition prévoyant le droit à l'avortement sur demande personnelle en raison d'une « situation personnelle, familiale ou matérielle difficile » a été ajoutée en 1960.

Lorsque les représentants des communautés religieuses influencent les processus décisionnels, la protestation publique, notamment par les femmes, est justifiée.

Dans la Constitution de 1974, le droit à la liberté de procréation est également protégé par l'article 191, qui définit « le droit humain de décider librement de la naissance des enfants ».

Les dispositions de la loi actuelle du Monténégro, État indépendant depuis 2006, est assez similaire aux lois en vigueur dans les autres anciennes républiques yougoslaves ainsi que dans la plupart des anciens pays socialistes (à l'exception de la Pologne). Cette loi est assez progressiste.

Elle prévoit que l'avortement puisse être pratiqué sur demande écrite jusqu'à la dixième semaine, sans aucune autre démarche comme le passage en commission, la consultation psychosociale obligatoire ou le délai de réflexion entre la consultation et l’interruption de la grossesse. Après un délai de 10 semaines, l'avortement est autorisé s'il est prouvé, sur avis médical, qu'il n'y a pas d'autre moyen de sauver une vie ou d’éviter une atteinte grave à la santé de la femme pendant la grossesse, l'accouchement ou après l'accouchement ; si, sur avis médical, l'enfant risque de naître avec de graves handicaps physiques ou mentaux; si la grossesse résulte d'une infraction pénale ; ainsi que dans le cas où une femme pourrait se trouver dans une situation personnelle ou familiale difficile pendant la grossesse ou après l'accouchement.

Il est important de souligner que la loi sur les conditions et la procédure d'avortement ne prescrit, ni ne protège le droit des médecins à invoquer la clause de conscience. Les quelques gynécologues objecteurs de conscience se basent principalement sur une interprétation libre d’une disposition de l'article 48 de la constitution, qui énonce : « Chacun a droit à l'objection de conscience. Nul n'est tenu d'accomplir une obligation militaire ou tout autre obligation impliquant l'usage des armes, en contradiction avec sa religion ou ses convictions. »

Selon les dernières données disponibles de l'Institut de santé publique du Monténégro, le nombre total d’interruptions volontaires de grossesse en 2020 était de 359 (O04-avortement médical selon la CIM-10) [2]. Le nombre d’IVG chez les jeunes filles de moins de 20 ans est de 7, ce qui représente 1,95% du nombre total d'IVG.

Statistiquement parlant, les données dont disposent l'Institut de santé publique du Monténégro et le Centre clinique du Monténégro montrent que le nombre d'avortements est en baisse, tant en termes de nombre d'avortements enregistrés (les données indiquent qu'en 2015, 1 601 avortements ont été pratiqués, alors qu'en 2021, leur nombre était de 714), que du nombre d'avortements par rapport à 1 000 accouchements, selon la méthodologie adoptée. Ainsi, l'année précédente il y a eu 142 avortements, tandis qu'en 2000 il y en avait eu 301 rapportés à 1 000 accouchements. Dans la région, le taux le plus bas a été enregistré l'année dernière en Croatie (85) et le plus élevé en Serbie (302), alors que ce taux est de 210 dans l'UE.

Mais ce qui place depuis des années le Monténégro en tête de liste des pays, avec l'Albanie, l'Azerbaïdjan et l'Arménie, selon le rapport du Fonds des Nations unies pour la population de 2012, c'est le plus grand déséquilibre entre le nombre de nouveau-nés masculins et féminins. Les autorités sanitaires monténégrines n'ont reconnu l'existence de ce grave problème qu'après un avertissement du Conseil de l'Europe qui, en 2012, suite à une étude du Fonds des Nations unies pour la population, avait demandé une enquête au Monténégro sur les avortements sélectifs.

La loi sur les conditions et les procédures d'avortement ne prescrit, ni ne protège le droit des médecins à invoquer la clause de conscience.

Les avortements sélectifs au Monténégro

Au Monténégro, il naît en moyenne 110 garçons pour 100 filles, alors que la moyenne naturelle est de 100 garçons pour 106 filles. Les conséquences des avortements sélectifs se reflètent déjà dans la démographie de la société monténégrine, si bien qu'aujourd'hui le Monténégro manque de milliers de femmes en âge de procréer.

Les lois monténégrines visant à prévenir les avortements sélectifs sont plutôt bonnes, qu'il s'agisse de celles relatives aux soins de santé et à l'avortement qui interdisent la divulgation du sexe de l'enfant jusqu'à la dixième semaine, moment où l'interruption légale de grossesse est possible, ou encore de lois relatives à l'égalité des sexes et à la discrimination. Mais comme toujours l’application de la loi pose problème, surtout lorsqu'il s'agit de contrôler les tests prénataux. Ces derniers sont en effet disponibles en dehors des établissements de santé publique ainsi qu'à l’étranger. Or, le sexe de l’enfant à naître détermine le plus souvent le choix de ceux qui souhaitent pratiquer un avortement sélectif.

Les données et l'avertissement émis par le Conseil de l'Europe en 2012 ont ébranlé la société monténégrine. Le Centre pour les droits des femmes, organisation de la société civile de Podgorica, a organisé une action à cette occasion et remis une pétition portant plus de 6 000 signatures dans le cadre de la campagne « Unwanted » (Indésirable) pour résoudre le problème de la sélection prénatale du sexe. Lors de cette campagne, une plaque commémorative rose a été apposée dans le parc universitaire de Podgorica en 2017, symbolisant l’« Indésirable » ou fille à naître, avec un texte alarmant sur les conséquences et l'ampleur des avortements sélectifs au Monténégro.

Unwanted (Indésirable) Image de Savo Prelević.

La campagne « Indésirable » a également eu un grand impact sur les réseaux sociaux. Maja Raicevic, militante du Centre pour les droits des femmes, a déclaré que l'objectif de la campagne « est d'initier un dialogue social afin de remettre en question et vaincre le système de valeurs dans lesquels les enfants de sexe féminin ne jouissent pas des mêmes droits que ceux du sexe masculin. Ce dialogue devrait ébranler les connotations patriarcales négatives qui, en raison de la tradition de l'héritier masculin, placent les filles dans une position d'infériorité ». Malgré l'initiative de cette organisation et son appel à l’intervention des institutions officielles pour lancer un plan d'action voué à résoudre ce problème, il n'y a eu aucun écho, ni résultat.

Selon les experts, les pays comptant un nombre disproportionné d'hommes par rapport aux femmes, comme la Chine et l'Inde, feront face à de lourdes conséquences. Outre l'« épidémie » de solitude, les déséquilibres entre les sexes provoquent l'effondrement du marché du travail, augmentent artificiellement la valeur des biens immobiliers, accroissent le taux d'épargne et réduisent la consommation, tout en augmentant la criminalité, la traite des êtres humains et la violence à l'égard des femmes.

Même si le Monténégro n’affronte pas encore les réparcussions de l'avortement sélectif que le discours patriarcal encourage, les institutions officielles ont tout de même fort à faire pour traiter le problème des avortements sélectifs incontrôlés. Cependant, la déclaration au Parlement monténégrin, en mai 2021, de responsables politiques comme Dragan Ivanovic, membre du SNP (Parti socialiste populaire), qui travaille en étroite collaboration avec l'Église et fait actuellement partie du gouvernement minoritaire nouvellement formé, n'inspire pas confiance – loin s’en faut. « Un collègue de ce parlement, a-t-il dit, déclare que de moins en moins d'enfants de sexe féminin naissent au Monténégro. C'est un projet que je condamne sincèrement, mais c'est le droit de chaque citoyen d'influencer la reproduction et le sexe de ses enfants. Aujourd'hui, au Monténégro et dans le monde, la technologie est telle que cela peut arriver. »

Le plus gros problème du Monténégro - où la criminalité, l'effondrement du marché du travail et la violence à l’égard des femmes sévissent déjà - est apparemment le patriarcat. L'un des promoteurs les plus influents des valeurs patriarcales conservatrices et traditionnelles dans la société monténégrine est sans aucun doute l'Église orthodoxe serbe.

Les soldats des valeurs traditionnelles

L'une des personnalités les plus puissantes au Monténégro est certainement feu le métropolite de l’EOS, Amfilohije, qui avait dirigé le rassemblement de protestation des religieux appelé « litije » et avait participé à la formation du gouvernement après les élections de 2020.

Chaque année, avait-t-il déclaré, les femmes tuent plus d'enfants dans leur utérus qu'Hitler et Mussolini réunis. Il avait même cité Josip Broz Tito. Pour une raison étrange, il aimait toujours mentionner son nom, en particulier lorsqu'il réfutait l'identité monténégrine, estimant qu'elle provenait, comme il le disait, du « Jajce de Tito ». Jajce est une ville de Bosnie-Herzégovine où s'est tenue la deuxième conférence de l'AVNOJ [3] le 29 novembre 1943, lorsqu'il a été décidé que la RSFY se bâtirait sur un principe démocratique en tant qu'union étatique de peuples égaux,   Monténégro compris. C’est la raison pour laquelle l’EOS considère le Monténégro comme une création « communiste » artificielle. L’ autre sens, plus péjoratif du mot « jajce » signifie « testicules ». Le métropolite était même allé plus loin, il avait traité les Monténégrins de « bâtards communistes ».

Son successeur, Joanikije II, a repris ce récit, appelant le Monténégro, en pleine agression russe contre l'Ukraine, « Petite Ukraine » (En 2019, le Patriarcat œcuménique a reconnu l'autocéphalie de l'Église ukrainienne par rapport au Patriarcat de Moscou auquel l’EOS est inféodée. Le terme « Petite Ukraine » fait écho aux « Petits Russes », que la Russie emploie à propos des Ukrainiens, niant leur identité et leur souveraineté) et traitant le peuple monténégrin de « champignons », apparaissant après la pluie et disparaissant rapidement car « à bout de souffle », selon lui.

Cela peut paraître paradoxal, mais l'identité monténégrine est l'une des plus menacées au Monténégro. L'écrivain Milutin Mićović, le frère du métropolite Joanikije II, a franchi toutes les limites dans la contestation de l'identité monténégrine.  Dans son livre « Lumières dans les ténèbres du Monténégro » (Luče u tami Crne Gore), pour lequel il a reçu cette année le plus grand prix littéraire du Monténégro, « l'Évangile de Miroslav » (Miroslavljevo jevanđelje), on peut lire :

 « Du peuple serbe sont nés les musulmans serbes, les Croates serbes et même les Albanais serbes. C'est le thème de Gorski vijenac  et de Luča (œuvres littéraires du souverain et poète monténégrin Petar Petrović Njegoš 1813-1851 ; note de l'auteur). L'apostasie de son origine, l'apostasie de la vérité, l'apostasie de la lumière, la chute dans l'insolence, l'oubli mortel et la trahison ... Et lorsque les Monténégrins perdent leur force spirituelle, qui tient la matrice nationale-culturelle serbe, ils deviennent personne, ou des zéros. C'est ontologiquement et mathématiquement correct, et empiriquement hautement vérifiable. Zéro homme, zéro peuple. »

Un puissant culte de la tradition existe au Monténégro en raison de l'influence de l'Église. Il intervient après une profonde crise socio-économique, une réaction identitaire à la mondialisation, une tendance à l'hégémonie culturelle, des traumatismes de la guerre.  Une telle société fortement influencée par la tradition est un terrain fertile pour la formation d'une conscience sociale fasciste, qui offre à ses créateurs et idéologues l'occasion d'agir légalement grâce à la démocratie. Lorsque cela se produit, les « exclus » sont généralement les premiers à souffrir, s’y retrouvent alors les membres des « identités contestées » comme les Monténégrins.

Dans ce type de société, les femmes perdent leur statut durement acquis et sont renvoyées aux valeurs « traditionnelles » du passé, loin de garantir leurs droits. Elles sont à la disposition des maris, des pères ou des frères, comme par le passé. Il est nécessaire de pouvoir reconnaître cette réalité excluante et de réfléchir à ce que qu’elle produit, notamment comme formes de violence à l'égard de celles et ceux qui sont les « exclu-e-s ». Ce n'est qu'en comprenant et en reconnaissant les manifestations culturelles et historiques concrètes de l'antagonisme, comme le classisme, le sexisme, le racisme, le nationalisme, l'homophobie, la misogynie que nous pouvons nous opposer réellement à ces tendances.

Le droit à l'avortement est-il menacé au Monténégro aujourd'hui ?

Pour l'instant, le droit à l'avortement n'est pas menacé au Monténégro, mais les enfants de sexe féminin naissent toujours en nombre nettement inférieur à celui des enfants de sexe masculin.

L'éducation, la sensibilisation et l'émancipation de la société sont des solutions qui produisent des résultats sur le long terme, et la responsabilité de la mise en œuvre de ces mesures incombe aux institutions officielles. Cependant, jusqu'à présent, il n'existe toujours pas de programme, ni de réponse adaptés aux initiatives émanant de la société civile, tels que les programmes scolaires comme « Healthy Lifestyles » (Hygiène de vie) avec, entre autres, des modules sur la santé sexuelle et reproductive. L'introduction de l'éducation religieuse dans le cursus scolaire a été traitée beaucoup plus sérieusement par les responsables politiques.

L'absence de réaction adaptée de l'État ajoutée à la présence de l'Église dans tous les domaines de la société donnent des raisons de s'inquiéter.

Même l'émission diffusée par le service public le 16 mai 2022, sur le thème du droit à l'avortement, avait été précédée par une annonce controversée : « Le droit à l'avortement - OUI ou NON ? », qui, en raison des réactions du public, avait rapidement été changée par « Avortement - du droit constitutionnel aux sujets tabous ».  Le représentant de l’EOS, Gojko Perović, était parmi les intervenants invités à s'exprimer sur le sujet. Des médecins, des juristes et des militantes féministes ont participé à juste titre à cette émission, mais la présence d'un prêtre a provoqué un tollé. Il y a donc eu un rassemblement devant la télévision auquel les organisations militantes ont participé.

Dans une déclaration officielle, elles affirment :

 « Nous nous opposons à l'ignorance, l'arrogance, la grossièreté et le manque de culture de ceux qui sont convaincus de décider au nom des autres. Nous, femmes monténégrines, rappelons que lorsqu’il s’agit de priver les femmes du droit de disposer de leur corps, ceux qui crient le plus fort sont les hommes, et ceux qui crient encore plus fort sont ceux qui ont fait vœu de célibat. Qui pourrait en savoir plus sur la grossesse, l'avortement et l'accouchement que ceux qui n'en ont jamais fait l'expérience, les machistes, ceux qui bénissent les armes, dissimulent la pédophilie dans leurs rangs, prêts à interdire l'avortement mais pas à condamner la souffrance de victimes innocentes dont la plupart sont des femmes et des enfants» (allusion à la non-condamnation par l’EOS de l'agression russe contre l'Ukraine).

Les militantes ont déclaré que les personnes avait le droit de disposer de leur corps et de leur vie comme elles l'entendaient et que l'Église n’avait pas à décider à leur place. Elles ont fait savoir que le mot d’ordre « Vous n'êtes pas pour la vie, vous êtes pour le contrôle et le pouvoir » n'avait jamais été aussi important qu’aujourd’hui dans la lutte pour la légalisation de l'avortement, afin que le Monténégro ne se transforme pas en un roman de Margaret Atwood et les femmes en servantes obéissantes.

Rassemblement devant la Radio-Télévision du Monténégro. Image par RTCG.

Les manifestantes ont eu droit à de nombreuses insultes misogynes sur les réseaux sociaux de la part des néoconservateurs dont la campagne se poursuit. Un commentaire envoyé à l'une des manifestantes a permis de lancer une action sur les réseaux sociaux à l’endroit du Conseil de l'Europe, les initiatrices l’appellant à soutenir le Monténégro sur la voie européenne. En effet, elles avaient appris que l'auteur du commentaire travaillait dans cette institution en tant que représentant du Monténégro.

En plus d'humilier les femmes, l'auteur du commentaire avait également humilié l'État du Monténégro en en faisant un subordonné de l'Église serbe.  On peut lire dans son commentaire :

« ... vous êtes très peu éduquées ou insolentes. Si l'Église orthodoxe serbe est l'ÉGLISE DE SERBIE, alors le Monténégro est la SERBIE. Vous avez vu combien nous étions au rassemblement des religieux. Plus nombreux que vous. Le MONTÉNÉGRO EST LE PAYS DES SERBES - nous vous l'avons prouvé. Et si l'Église ou certains d'entre nous vous disent de faire des enfants, vous devez faire des enfants... Vous n'êtes pas en mesure de décider quoi que ce soit. Vous n'êtes que des femmes. Vous êtes un instrument. »

La manifestation devant le bâtiment de la télévision avait également provoqué la réaction du député monténégrin Goran Danilović, président du Parti conservateur Monténégro uni.  Ce dernier s'était distingué le 17 mai par une chronique sur le portail pro-serbe IN4S. En cherchant à justifier la présence de l'Église dans les débats sur cette question, il contestait aux femmes le droit exclusif de prendre des décisions concernant leur corps et l'avortement comme si elles étaient seules dans l'univers. Il a cité la présence métaphysique de Jésus et la présence physique des hommes et des fœtus :

« Les rares débats publics comme celui d'hier soir sur le service public sont rendus insignifiants d’avance par les insultes et les slogans de mégères ou par le refus du droit de discuter de l'avortement à quiconque n'a pas d'utérus et n'appartient pas à la matrice établie. Et la matrice est claire - le prétendu cri de liberté est habilement emballé dans le droit de décider de son corps. »

S’il y a une réalité que nous pouvons reconnaitre c’est celle qui exclut et remet en question les libertés conquises et formellement définies. La matrice est certainement claire, habilement cachée derrière le droit à la liberté d'expression et de religion. Dans le cas du Monténégro, il existe un exemple patent de la violation de ces droits et de leur application « sélective » par les défenseurs des valeurs traditionnelles et patriarcales, avec l'Église à leur tête. Bien que les lois monténégrines soient bonnes, leur application reste un problème. Lorsque nous constatons ce qu’il se passe dans le système judiciaire américain, qui dispose de mécanismes de protection beaucoup plus solides, notamment dans le cas du droit à l'avortement, nous avons certainement des raisons d'être inquiètes.

Nous vivons dans un monde de crises constantes, toujours débordantes, avec, ces derniers temps, la possibilité d’une escalade encore plus grande. Ainsi, malgré un contexte mondial fait de guerre, de crise environnementale et énergétique, de récession économique et de problème de famine potentielle, le droit à l'avortement en tant que l'un des droits humains fondamentaux est de nouveau à l’ordre du jour, contesté et remis en question. En réalité, la menace vise la liberté en tant que telle. La lutte pour la liberté n'a jamais cessé, il en va des droits des femmes comme de l'existence même du Monténégro. Au fil des siècles, le Monténégro s'est battu pour sa liberté, mais la responsabilité de la préserver a toujours été également mise à l'épreuve, comme c'est le cas aujourd'hui. En tant qu'État, il a le droit à la souveraineté et celui de prendre des décisions de manière indépendante, tout comme les femmes monténégrines ont des droits en ce qui concerne leur corps et leur choix, qu’elles sont toutefois obligées de défendre encore et toujours.

Comme l'a magnifiquement écrit le poète monténégrin Mladen Lompar : « Il n'y a pas d’ultime bataille quand vous êtes une cible éternelle. »

  1. Ndt. « Le vivable et l’invivable » est le titre d’un ouvrage de Judith Butler et Frédéric Worms : « Dans les épreuves et les violences du monde contemporain, l'invivable est la pointe extrême de la souffrance, de l’injustice, et du soin qui peut et doit y répondre. (…) Le soin complet rendra la vie humaine vivable, « plus que vivante ».
  2. Ndt. Système de codage réservé aux services médicaux : Ex : Avortement médical complet ou sans précision, sans complication.
  3. Ndt. Le Conseil antifasciste de libération nationale de Yougoslavie.
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