Hela Ouardi « Le corps féminin était perçu comme un avatar du territoire ennemi »

Hela Ouardi, professeure de littérature et de civilisation françaises à l'université de Tunis, et chercheuse associée du Laboratoire d'études sur les monothéismes du CNRS, poursuit une réflexion entamée au fil de ses ouvrages dans lesquels elle déconstruit une multitude de mythes liés à la première période de l’islam.

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Rencontrée le 10 mai dernier à l’école doctorale de Tunis organisée par l’Université de La Manouba (Tunis) et l’Université libre de Bruxelles sur le thème « Femmes, corps et religion », Hela Ouardi avait présenté, la veille, une conférence intitulée « Sexe et guerre sacrée : les femmes comme butin de guerre ici-bas et même dans l’au-delà » dans laquelle elle avait fait montre de sa grande érudition. Elle y avait exposé notamment le fruit de recherches rassemblées dans quatre ouvrages* dédiés à la déconstruction et à l’analyse d’une kyrielle de mythes issus de la première période de l’islam. Interview.

Aux premiers temps de l’islam, lorsque le prophète Mohamed partait en guerre pour islamiser de lointaines contrées quel rôle a joué le corps des femmes dans la motivation des combattants ?

Au moment d’envoyer les hommes à la bataille ou à la razzia, les femmes en islam ont représenté une motivation en amont. Un appât. Elles incarnaient à la fois une motivation sexuelle et économique. Puisque les captives sont par la suite vendues comme esclaves, les vierges parmi elles coûtant le plus cher sur le marché. La motivation symbolique n’est pas des moindres. L’appropriation du corps de la femme, une mesure d’humiliation pour le vaincu, va aussi devenir producteur d’enfants musulmans. Il s’agit, comme je l’ai évoqué dans ma présentation, « d’islamisation de l’utérus ».

Ensuite, pendant la guerre alors que les hommes partaient dans des contrées éloignées de leurs terres natales subissant des privations sexuelles, émerge cette notion très contestée au sein de la théologie musulmane elle-même du « mariage de jouissance ». Le prophète avait exceptionnellement autorisé le mariage de jouissance pour l’interdire à la fin de sa vie. C’est une « consommation rapide » pour garantir l’équilibre mental de ses combattants. Ensuite, intervient la troisième phase lorsqu’on réunit le butin. Très souvent se déclenchaient de grosses bagarres entre les compagnons du prophète eux-mêmes autour des captives. Le prophète lui aussi était concerné par cette partie du butin. Ces pratiques n’étaient pas spécifiques à l’islam. En ce temps- là comme à des époques antérieures et postérieures, le corps féminin était perçu comme une variante ou un avatar du territoire ennemi. D’autant plus que dans ces populations de tribus du Golfe Arabe, il n’y avait pas de territoire stable. Forcément, le seul élément fixe de sédentarité devient le corps féminin, qui est aussi le siège de l’honneur masculin et le garant de la pureté de sa généalogie et de sa descendance. Une représentation, qui date de la période préislamique.

Vous avez démontré dans votre présentation que les imams et recruteurs au jihad, qui puisent leurs prêches dans l’exégèse, continuent à promettre aux croyants un paradis rempli de houris. Les femmes sont-elles destinées à se voir offrir aux hommes y compris dans l’au-delà ?

Cette donnée-là est spécifique à l’islam. La promesse de la grande orgie dans l’au-delà nous ne la retrouvons ni dans le christianisme, ni dans le judaïsme. L’on constate aussi  que cette tradition est perpétuée jusqu’à nos jours. Une stratégie d’une grande efficacité, notamment pour les recruteurs jihadistes. Excepté dans un pays ou deux, certaines pratiques clairement attestées dans le coran tel l’amputation de la main du voleur ont disparu des législations. Ces châtiments corporels sont devenus avec le temps obsolètes et anachroniques. Or ce discours sur la grande orgie cosmique qui attend le bon croyant, et le martyr en particulier, a été largement maintenu et transmis par des prédicateurs contemporains considérés comme sérieux, tel Mohamed Chankiti ce haut membre du Haut Conseil des savants de l’Arabie Saoudite, dont on voit dans l’une des vidéos que j’ai montrée pendant mon intervention une partie d’un cours qui évoque un paradis-lupanar.

Comment expliquez-vous la poursuite de cette idéologie du « paradis-lupanar », comme vous appelez vous-mêmes ce phénomène ?

Très souvent les frustrations sexuelles sont derrière la pulsion meurtrière, c’est ce que dit en gros le criminologue Alain Bauer bien qu’il ne se soit pas intéressé à la question du jihadisme mais plutôt au phénomène des serials killers. Vous savez, on ne fait pas des candidats au jihad des collectionneurs de timbres : il s’agit d’individus qu’on envoie vers la mort. Un tel sacrifice démontre le potentiel d’efficacité et de mobilisation que porte le corps de la femme et toute cette littérature pornographique publiée par les sites de Daech. J’ai cité dans ma présentations les articles de Sayyid Kotb* dans son livre : « The America I have seen » », écrit en anglais, où il explique le dégoût que lui a inspiré la vue de l’exhibition des corps des femmes dans l’Amérique des années 50. Des corps absolument fascinants des stars de Hollywood ont suscité chez lui autant de répulsion que d’attraction. Probablement tous les développements qu’il fera par la suite dans sa littérature jihadiste sont nés de ce sentiment-là, d’une grande complexité. Ce corps inaccessible va devenir disponible au paradis. Une disponibilité idyllique puisque la femme est obéissante, offerte à la consommation illimitée et en plus elle est vierge. Donc l’honneur de l’homme n’est pas menacé par ce corps puisque la virginité des houris, l’équivalent des nymphes, se régénère éternellement. C’est à la fois un corps pur et un corps consommé ! Ce paradigme sexuel s’est extrêmement affirmé comme avatar de l’énergie conquérante du musulman qui va instaurer le royaume de Dieu sur terre.

*Les ouvrages de Hela Ouardi publiés pour la plupart aux éditions Albin Michel : Les derniers jours de Muhammad (2016), Les Califes maudits. La déchirure (2019), Les Califes maudits. A l’Ombre des sabres (2019), Meurtre à la Mosquée (2021).
*Sayyid Kotb : Né en 1906, Kotb, théoricien des Frères Musulmans est considéré comme "le père du djihadisme salafiste ". Il est exécuté sous le régime de Nasser en 1966 pour complot d’assassinat du président.

Propos recueillis par Olfa Belhassine

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