La « Provocation injuste » ou comment justifier les féminicides et en blâmer les victimes

En Turquie, « provocation injuste » est une locution juridique souvent appliquée lors de procès pour féminicides afin d’obtenir un allègement de la peine infligée à l’auteur du crime. Les lois permettent aux juges de suggérer que la femme assassinée méritait dans une certaine mesure d’être tuée…

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Écrit par Övgü Pınar 

Une recherche sur Google avec les entrées « féminicide » et « provocation injuste » donne quasi exclusivement des exemples provenant de Turquie. « Provocation injuste » est une locution juridique souvent appliquée dans les affaires de féminicides en Turquie afin d’obtenir un allègement de la peine infligée à l’auteur du crime. Les lois permettent aux juges de réduire celle-ci s'ils considèrent l’assassin comme ayant été provoqué d’une certaine manière - vague et indémontrable -, insinuant que la femme assassinée méritait dans une certaine mesure d’être tuée.

Les allègements de peine pour « provocation injuste » sont généralement accordés dans les cas où il y a allégation d’infidélité ou « outrage à la virilité ». Les hommes ayant assassiné leur épouse ou petite amie peuvent facilement prétendre qu’ils ont agi sous le coup d’une colère incontrôlable à la découverte de l’infidélité de la femme, et obtenir une peine réduite. Les femmes assassinées sont ainsi doublement victimes car leur vie privée est scrutée et jugée.

Le fait de réduire les peines en raison de « provocation injuste » implique que ce sont les actes de la victime qui sont à l’origine du crime, ce qui revient à blâmer la victime et justifier l’acte de l’auteur de ce crime.

L’un des cas les plus récents a eu lieu le 20 juin 2022.

Pinar Gültekin, une étudiante universitaire de vingt-sept ans a été sauvagement assassinée en 2020 par son ex-petit ami Cemal Metin Avci, qui, l’ayant étranglée, a placé son corps dans un tonneau, y a mis le feu et l’a ensuite enfoui sous du ciment. Le rapport du médecin légiste a révélé qu’elle était encore en vie lorsque le feu a été mis au tonneau.

Deux ans après l’assassinat, un tribunal de Muğla a condamné Avci à la perpétuité aggravée, mais a ensuite réduit la peine en raison d'une « provocation injuste ». La peine de prison a été réduite à 23 ans, les juristes disent qu'il pourrait en fait être libéré au bout de 7 ans.

Les lois, leur application et le contexte politique créent un environnement dans lequel les femmes se voient dire assez clairement que si elles dérogent aux codes patriarcaux, leur personne et leurs droits ne sont pas protégés par l'État, ni de leur vivant ni après leur mort.

Le 22 juin, dans une autre affaire, la Cour de cassation a jugé que la réduction appliquée à la peine de prison d'un homme condamné pour avoir tué son ex-femme n'était pas assez forte. Uğur Kurban a été reconnu coupable du meurtre de son ex-femme Hafize Kurban en 2019, pendant la procédure de divorce. Il a été condamné en 2020 à 24 ans et 4 mois de prison après avoir bénéficié d’une réduction de peine pour « provocation injuste ». Cependant, la plus haute cour d'appel de Turquie a annulé la sentence du tribunal de première instance, jugeant la réduction insuffisante en raison de l'infidélité de la femme assassinée.

Dans les deux cas les réductions de peine étaient fondées sur l'article 29 du code pénal turc :

« Toute personne qui commet une infraction dans un état de colère ou de détresse grave causé par un acte injuste est condamnée à une peine d'emprisonnement de 18 à 24 ans lorsque l'infraction commise requiert une peine de prison à vie aggravée, et à une peine d'emprisonnement de 12 à 18 ans lorsque l'infraction commise requiert une peine de prison à vie. Dans les autres cas, la peine à prononcer pourra être réduite d'un à trois quarts. »

Le fait que les tribunaux aient fréquemment recours à cette disposition dans les affaires de féminicide remet en question la loi elle-même. Les activistes et les avocats appellent à un amendement de cet article, ainsi que d'autres dispositions utilisées pour alléger les sentences des auteurs de féminicide telles que les remises de peine pour « bonne conduite », parfois accordées pour une simple cravate portée au tribunal par l'auteur du crime.  

Les lois, leur application et le contexte politique créent un environnement dans lequel les femmes se voient dire assez clairement que si elles dérogent aux codes patriarcaux, leur personne et leurs droits ne sont pas protégés par l'État, ni de leur vivant ni après leur mort. En revanche, il est dit aux hommes qu'ils sont en droit d'attendre des femmes qu'elles obéissent à une supposée obligation d'honneur, et que l'État protègera ce droit, même si les hommes violent le droit à la vie des femmes.

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