La vérité à tout prix d’Anna Politkovskaïa

Rigoureuse, passionnée et estimée pour son courage et son indépendance, elle a été la journaliste russe la plus connue à l’étranger. Elle dénonçait les horreurs de la guerre en Tchétchénie et la corruption généralisée, elle accusait ouvertement Poutine et l’oligarchie au pouvoir de violer les droits humains et de limiter la liberté de la presse. Victime d’intimidations et de menaces continuelles, elle a été tuée en 2006. Les commanditaires du meurtre restent à ce jour impunis.

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Anna Politkovskaïa naît en 1958 à New York de parents diplomates soviétiques d’origine ukrainienne et à 24 ans, elle commence à travailler pour le quotidien moscovite Izvestia. À partir de 1994, elle est responsable de la section « urgences et accidents » pour l’Obchtchaïa Gazeta et en 1998, elle est envoyée pour la première fois en Tchétchénie pour interviewer le président tout juste élu, Aslan Maskhadov. En 1999, elle entre à la rédaction de Novaïa Gazeta, l’hebdomadaire indépendant fondé en 1993 par Mikhaïl Gorbatchev et dirigé par Dmitri Mouratov, qui restera son journal de référence.

Dans les plus 2000 articles et dans les nombreux livres qu’elle a signés, Anna Politkovskaïa critique ouvertement Vladimir Poutine et dénonce les atrocités commises par l’armée russe en Tchétchénie, au Daghestan et en Ingouchie, les violations des droits humains et la corruption généralisée dans les sphères du pouvoir, renforcée par le durcissement de la censure.

« Quand elle est arrivée à Novaïa Gazeta en juin 1999, elle était déjà spécialiste de la défense des droits civiques, sur lesquels elle travaillait depuis des années », rappelle dans un entretien son collègue Viatcheslav Ismaïlov. « Elle avait écrit plusieurs articles sur les réfugiés d’Azerbaïdjan et elle s’intéressait aux injustices et aux exactions subies par les soldats de notre armée. Pas un seul des journalistes russes qui travaillait sur la Tchétchénie dans ces années-là n’a traité les thèmes qu’elle traitait elle. Elle a fait le sale boulot, un boulot ingrat, de ceux qui par chez nous ne rapportent ni prix de journalisme, ni reconnaissance officielle. Il est difficile de travailler sur la Tchétchénie et si tu ne meurs pas assassiné, tu risques quand même de devenir fou parce que la charge de travail est énorme. Je savais qu’elle était débordée, avec les demandes d’aide, les plaintes, les signalements. C’était une femme fatiguée, fatiguée et seule, mais elle n’aurait jamais abandonné s’ils ne l’avaient pas tuée. »

Elle vit pendant des mois à Grozny et elle voyage à travers tout le pays pour témoigner des injustices et des exactions, de l’abominable barbarie du nettoyage ethnique et de la disparition de milliers de civils, alors que se propage une violence sans précédent. « Ils faisaient exploser les personnes qui avaient subi les pires tortures afin de ne laisser aucune preuve. Ils voulaient empêcher que les cadavres ne soient découverts. Chez nous, on dit pas de corps, pas de problèmes », explique-t-elle dans un entretien. « En tant que citoyenne qui paie ses impôts, je suis indignée de voir que l’argent que je verse aux caisses de l’État sert en fait à financer les tortures dignes du Moyen Age perpétrées par l’armée ».

Le directeur de Novaïa Gazeta, Dmitri Mouratov, reçoit le Prix Nobel pour la Paix à Oslo en octobre 2021. Le 24 février 2022, quelques heures après le début de l’invasion russe en Ukraine, il avait exprimé sur le site du journal sa « douleur et [sa] honte », et l’édition papier du numéro suivant avait été imprimée en russe et en ukrainien en signe de solidarité.

Elle recueille les témoignages directs des victimes et de leurs proches, visite des hôpitaux et des camps de réfugiés, interviewe des civils et des miliciens tchétchènes, ainsi que certains militaires russes qui lui avouent les abus commis avec le soutien du premier ministre, Ramzan Kadyrov, proche du Kremlin.

Elle assiste à la transformation terrible des femmes du pays, qu’elle décrit dans un article touchant comme des « zombies dressées au martyre ». « Désormais, le rêve de se venger seules de la perte de leurs fils, de leurs maris et de leurs frères est le but ultime de milliers de mères, d’épouses et de sœurs. Et ce, pas parce que l’islam et les adat (les normes de vie traditionnelles, ndr) l’exigent, mais parce qu’elles n’ont pas d’autre choix. Dans la zone des « opérations anti-terroristes », les gens sont condamnés à se faire justice eux-mêmes, car malgré la présence de nombreux soldats armés, il n’y a aucune protection des droits humains les plus élémentaires. »

Reconnue et appréciée pour son travail de terrain continu, elle est souvent indiquée par les combattants comme possible médiatrice et lors de l’attentat du théâtre Doubrokva de Moscou, en 2002, c’est elle qui conduit les négociations. On l’empêchera en revanche d’intervenir lors de la tragédie de Beslan, en septembre 2004, quand un commando armé prend en otage 1200 personnes dans une école, dont 130 enfants. « Il y avait plusieurs journalistes russes qui voulaient aller à Beslan à ce moment-là pour raconter au plus près cette prise d’otages terrible », se souvient Sergeï Sokolov, son collègue à Novaïa Gazeta. « Mais deux d’entre eux ne sont jamais arrivés. Il s’agit d’Andreï Babitski et d’Anna Politkovskaïa. Ce n’est pas un hasard si tous les deux avaient de bons contacts avec l’ancien président tchétchène Maskhadov et s’ils étaient donc les seuls capables d’engager d’éventuelles négociations. » Anna Politkovskaïa subit quant à elle une tentative d’empoisonnement dans l’avion qui l’emmène à Beslan, alors que les forces de sécurité russes pénètrent dans le bâtiment, déclenchant une fusillade qui cause la mort de 386 personnes.

« Parfois, les gens paient de leur vie le fait de dire tout haut ce qu’ils pensent. »

« Il m’est arrivé de penser que je n’aurais peut-être pas dû écrire tout ce que je voyais. J’aurais peut-être dû vous l’épargner, comme ça vous auriez vécu tranquilles, convaincus que l’armée et le gouvernement étaient en train de faire de leur mieux, dans le Caucase du Nord. Mais je suis certaine que quand nous ouvrirons les yeux il sera déjà trop tard », écrit-elle dans l’un de ses tout derniers reportages au front, aux accents tourmentés. « La question qu’il faut se poser est la suivante : qu’est-ce qui a changé après que j’ai écrit cet article en en payant les conséquences ? Dans quelle mesure notre société en a-t-elle tiré profit ? »

Lors d’une conférence de Reporter sans frontières sur la liberté de la presse, en décembre 2005, elle affirme : « Parfois, les gens paient de leur vie le fait de dire tout haut ce qu’ils pensent. »

Quelques mois plus tard, le 7 octobre 2006, jour de l’anniversaire de Poutine, elle est tuée dans l’ascenseur de l’immeuble où elle vit à Moscou. Deux jours plus tard, ses collègues publient l’ébauche de sa dernière enquête sur les tortures commises par les forces de sécurité tchétchènes liées au premier ministre Kadyrov. Elle restera inachevée.

« Au journal, on a été submergés par les télégrammes, par les fleurs et par les témoignages de solidarité », se souvient le directeur-adjoint de l’époque. « Lors des obsèques, il y avait des milliers de gens : une foule énorme à laquelle franchement nous ne nous attendions pas, notamment parce qu’il n’est pas facile d’arriver là-bas, sans métro et sans autobus. Il y avait les délégations officielles de 10 pays étrangers ». Aucun représentant du Kremlin.

Dans le culte orthodoxe, le deuil dure 40 jours, autant qu’il en faut pour que l’âme abandonne la terre et monte au ciel. Durant toute cette période, des dizaines de bougies sont restées allumées devant la maison d’Anna et sur son bureau, et de nombreuses fleurs ont été déposées, surtout par ses lecteurs.

« Une vieille dame est venue à l’enterrement d’Anna une pochette à la main, dans laquelle elle gardait jalousement tous ses articles, et elle m’a expliqué qu’elle ne lisait qu’elle parce qu’Anna était la seule qui parvenait à lui expliquer combien la Russie avait changé et changeait encore aujourd’hui », confie Lidia Ioussoupova, de l’association Memorial Caucase, dans un entretien.

En 2014, Roustam Makhmoudov a été condamné à la prison à perpétuité pour ce meurtre. Ont été condamnés également son oncle, Lom-Ali Gaitoukaïev, organisateur de la logistique du crime, et ses frères, Djabraïl et Ibraguim, qui auraient contribué à sa préparation. L’ancien dirigeant de la police moscovite, Sergeï Khadjikourbanov, a également été condamné. Le commanditaire n’a pas encore été identifié.

Un travail de plus en plus dangereux

Le tweet par lequel le 28 mars dernier Novaïa Gazeta annonçait la suspension de ses publications.

D’après l’association Committee to Protect Journalists (CPJ), la Russie est le troisième pays au monde en termes de nombre de journalistes tués depuis 1991. Elle n’est dépassée que par l’Algérie et l’Irak, pour les années 1993-1996. Dans les trente dernières années, les victimes ont été 36, 31 depuis 1999, année où Poutine a été élu premier ministre. 6 d’entre eux écrivaient pour Novaïa Gazeta.

Après l’adoption récente de la loi sur la responsabilité administrative et pénale punissant la diffusion de fausses informations sur la guerre en cours de peines pouvant aller jusqu’à 15 ans de réclusion, les collègues d’Anna ont reçu un deuxième avertissement de l’autorité nationale de contrôle des médias. Le 28 mars 2022, après 29 années d’enquêtes et de révélations, le périodique le plus indépendant du pays a suspendu ses publications.

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