Avant la mort, les chuchotements de la guerre

Ce qui n'est pas dit n'existe pas, et si cela n'existe pas, il n'y a rien à faire pour le faire taire. L'Ukraine n'a pas existé jusqu'à aujourd'hui. L'Ethiopie n'existe pas, tout comme le Congo, l'Afghanistan, le Yémen, la Somalie, le Burundi n'existent pas, pas plus que les lieux, de l'Asie à l'Afrique, où les puissances qui s'affrontent consolident en Europe leur pouvoir.

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Écrit par Elena L. Pasquini - journaliste italienne

Une petite marionnette jaune est suspendue à la crosse de l'arme encore dans l'étui. Une trace de noir délavé devait représenter les yeux et le short de ce personnage en plastique aimé des enfants.

« C'est un détail, mais qui raconte l'histoire de la guerre. » Je montre la photographie prise par un collègue, tandis que la lumière d'un printemps imprégnée de promesse se répand dans l'espace festif du restaurant où je suis assis dans une Rome aveuglante de beauté. Nous sirotons un verre de vin et discutons calmement de la manière dont le monde peut être raconté à travers une image. Des amis déjeunant par un jour d'avril.

Cette marionnette est le cadeau d'un fils à un père soldat. Il l'emporte avec lui, au front, souvenir d’un jeu et peut-être d'une étreinte.

« Où a-t-elle été prise ? » demande la jeune femme assise à la table avec moi. « Donetsk.»

« Où est Donetsk ? »

Je réponds : « C'est une ville près de la frontière avec la Russie. Ukraine. République autoproclamée de Donetsk. Il y a une guerre là-bas.

« ll y a une guerre en Europe ? » me demande-t-elle étonnée.

Nous sommes en 2019 et personne à cette table ne sait qu'il y a des combats depuis cinq ans à un peu plus d'une journée de route de chez nous. Personne ne le sait ou tout le monde l’a oublié car très peu de journalistes, à l’instar de celui de l'époque dans le Donbass, continuent à raconter l'histoire. Personne ne s’en souvient, non pas parce personne ne lit, mais parce que ce conflit, après l'embrasement de 2014, est en marge de notre quotidien.

« En Ukraine, sur les lignes de la guerre oubliée de l'Europe » titrait le Guardian en 2017.

« Ukraine, la guerre oubliée », prévient Al Jazeera en 2019.

« Alors que la Russie amasse des troupes et que l'Occident met en garde contre une escalade, les combats se poursuivent depuis des années» rappelle Politico en décembre 2021.

Selon l'organisation humanitaire Care, qui établit chaque année un classement des crises les moins documentées, l'Ukraine est la deuxième des dix crises les moins signalées en 2021, alors que quelque 3,5 millions de personnes avaient déjà besoin d'une aide humanitaire l'année dernière, dont 68 % de femmes et d'enfants. Sur les 1,8 million d'articles en ligne analysés, seuls 801 ont été consacrés à cette crise au cours des douze derniers mois, la Zambie faisant pire avec 512 articles seulement.

Mais aujourd'hui, le feu des bombardements a finalement réveillé Rome. Effrayés, nous nous demandons quelle est la distance réelle de ces presque 1 700 kilomètres qui séparent Trieste, la dernière bande d'Italie, de Kiev. Et tandis que les Ukrainiens fuient, terrifiés, leur douleur nous secoue, nous la sentons proche de nous.

Est-ce leur douleur ou notre peur ?

Maintenant, nous nous demandons quel poids aura ce conflit, ici, au milieu de la Méditerranée, s'il n'y a plus l'argent des Russes, si les sanctions se retournent contre nous comme un boomerang, si le prix de tout ce que nous mangeons augmente, si la chaleur de nos maisons devient un privilège. Nous entendons le rugissement, nous entendons la  violence du bruit, mais nous n'avons pas entendu le murmure de la guerre à notre porte, tout comme nous n'entendons pas le murmure de la guerre provenant d'autres parties de la planète, et qui devrait pourtant nous effrayer.

La guerre s'annonce, elle naît d'une graine qui germe lentement. C'est la graine d'une mauvaise herbe, qui infeste chaque fleur et devient aussi dure que la ronce.

« Où es-tu ? Vous allez bien ?» Les messages affluent comme des avalanches alors que je demande à l'ambassade d'Italie à Kinshasa de confirmer la nouvelle.

« Je vais bien, je suis de l'autre côté de la guerre. »

Une guerre qui semble elle aussi murmurer à nos oreilles, celle qui se déroule en République démocratique du Congo. Elle n'est devenue bruyante que lorsque qu‘un diplomate, Luca Attanasio, a été tué, pour plonger aussitôt après dans l'oubli.

J'étais là à cette époque, quand ils l'ont tué sur la seule route reliant Goma, la capitale du Nord-Kivu, à l'Ouganda. J'avais parcouru la route nationale 2 deux jours auparavant et je me trouvais dans la capitale. J'avais dormi là où des gens mouraient la nuit, égorgés, abattus, depuis des décennies. J'étais parti pour raconter l'histoire d'un endroit où les vies sont englouties par le silence, tandis que dans ce silence, une mer d'or, de minéraux et de cacao envahit les marchés mondiaux.

Nous avons découvert la guerre du Congo lorsqu'elle a frappé l'Europe dans la chair de ce jeune ambassadeur et des hommes qui l'accompagnaient, mais nous ne nous sommes pas rendus compte qu'elle aussi, au cœur de l'Afrique, murmure chaque jour à nos portes.

Quand je suis partie, personne ne pensait que j’ay serais allé pour raconter un conflit.

La guerre s'annonce, elle naît d'une graine qui germe lentement. C'est la graine d'une mauvaise herbe, qui infeste chaque fleur et devient aussi dure que la ronce. Si nous disions ce qui se passe loin de nous, si nous étions vigilants, nous la verrions grandir ; si nous étions attentifs, nous pourrions la déraciner, nous pourrions juger ceux qui nous gouvernent sur la façon dont ils la déracinent avant qu'elle ne devienne grande.

Credits: Elena L. Pasquini

En ce 2019, j'allais en Éthiopie pour la dernière fois. L'Éthiopie qui était encore le pays du miracle africain et dont on ne parlait que rarement comme l'espoir mené par un jeune premier ministre, Aby Ahmed, qui avait libéré des prisonniers politiques et fait la paix avec l'Érythrée. Cette paix lui a valu un prix Nobel.

Personne n'avait vu les points de contrôle le long de la route reliant l'aéroport à la ville de Macallè, des contrôles serrés comme jamais auparavant. La guerre se murmure, les graines germent, les arrestations commencent, les tensions s'accroissent entre les communautés ethniques.  Mais l'Europe ne veut rien savoir de cette histoire, cette Europe qui ne ressent pas la douleur de millions de personnes assiégées, enfermées depuis un an et demi dans le plateau du Tigré, là où même l'aide humanitaire ne parvient pas à arriver. « Seuls 8 % des 16000 camions transportant les fournitures humanitaires nécessaires sont entrés dans le Tigré depuis juillet », rappelle l'ONU. Les gens meurent de faim dans la guerre que mène l'Éthiopie avec son PIB galopant.

L'Éthiopie est au centre d’une corne d'Afrique stratégique qui surplombe le golfe d'Aden, berceau du fondamentalisme islamique, et s'offre au trafic d'armes et à la pénétration commerciale de puissances plus ou moins importantes.

Aussi stratégique que la région des Grands Lacs où est mort Luca Attanasio, aussi stratégique que Kaboul tombée aux mains des talibans après vingt ans de guerre. Si nous avions écouté les quelques personnes qui se sont rendues dans ce pays ces dernières années pour rédiger un peu plus qu'une "brève", nous aurions compris ce qui s’y passait.

L'Afrique et l'Ukraine sont-elles vraiment si éloignées l'une de l'autre ? Qu'est-ce qui fait d'un pays une puissance ? Le Sahel, avec ses guerres et ses coups d'État, a-t-il quelque chose à voir avec notre vieux continent, avec les rugissements de Kiev ? Comment les relations sont-elles sous-tendues par des pays dont les frontières façonnent le monde - de la mer de Chine aux anciennes républiques soviétiques, en passant par l'Amérique latine, que seul un petit bout d'eau sépare de nous ?

L'alphabet des tensions va de l'Afghanistan au Zimbabwe, il est lourd d'une douleur qui ne nous touche que lorsqu'elle devient peur. Que s'est-il passé avant que la Russie n'envahisse l'Ukraine ? À quoi ressemblait la vie dans ce morceau d'Europe contesté ?

Nous ne savons rien de ces femmes, hommes et enfants qui fuient, nous ne savons pas si ni comment notre pays apeuré a contribué à fragiliser leur vie, nous ne savons rien des Ukrainiens, pas plus des Ethiopiens ou des Afghans.

Pourtant, nous savons ce qu'implique le smartworking : en ligne, en 2021, on comptait 1 636 992 articles sur le travail à domicile. 239 422 ont écrit sur le voyage dans l'espace de Jeff Bezos et Elon Musk, et 362 522 sur l'interview de Herry et Meghan avec Oprah Winfrey.

Ce qui n'est pas dit n'existe pas, et si cela n'existe pas, il n'y a rien à faire pour le faire taire. L'Ukraine n'a pas existé jusqu'à aujourd'hui. L'Ethiopie n'existe pas, tout comme le Congo, l'Afghanistan, le Yémen, la Somalie, le Burundi n'existent pas, pas plus que les lieux, de l'Asie à l'Afrique, où les puissances qui s'affrontent consolident en Europe leur pouvoir.

Nous portons tous le fardeau des guerres, aussi lointaines qu'elles puissent paraître. La peur, elle aussi, est la même, dans la nuit africaine comme dans l'aube européenne, une peur quotidienne et ininterrompue.

Nous devons d'abord raconter l'histoire, la soigner, déraciner les pousses de la guerre et planter celles de la paix. Allez et regarder en amont. Pour revenir, quand les projecteurs s'éteindront. Mais la douleur du monde ne s'empare du titre de nos journaux que tardivement quand il souvent est trop tard.

Cet article a été précédemment publié sur degreesoflatitude.com le 1er Mars 2022.
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