En faire un tabac lui coûterait la vie

Au Liban, les ouvrières de la communauté agricole du tabac sont souvent exposées à la violence sexuelle. Ces femmes et ces jeunes filles – beaucoup sont mineures - se voient doublement abusées. La première fois lors du viol dont elles sont victimes, la seconde lors de la condamnation à mort par leurs familles qui considèrent le viol une source de « honte ».

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Par Rana Khoury

Le dos courbé, le regard vidé malgré un visage angélique, Layla (prénom emprunté), est une jeune fille de quinze ans qui semble avoir vécu l’indicible. Cela fait un an qu’elle se trouve dans ce foyer de jeunes filles victimes d’abus sexuel.  Un foyer « secret » où résident des mineures pour sauver leur vie.

Ici, elles sont plus de trente filles qui partagent des espaces communs et se mêlent à des activités diverses initiées par l’organisation qui gère ce centre. Elles dessinent, elles préparent à manger, et bénéficient d’un suivi psychologique hebdomadaire. Deux d’entre elles portent un bébé dans leurs bras. Des enfants issus de viol qui passeront leurs premières années dans ce foyer puisque leur mère ne pourra le quitter que quand le juge en décidera ou alors à l’âge adulte, celui de la majorité.

Plusieurs foyers qui accueillent des femmes et filles victimes de violence existent au Liban. Ceux-ci sont le plus souvent gérés par des associations féministes locales et soutenus financièrement par des organisations internationales comme les Nations Unies, ce qui révèle une absence quasi-totale du rôle de l’Etat Libanais dans la protection des femmes.

Tyre. Une femme libanaise trie les feuilles de tabac pour les faire sécher. La culture du tabac est une source de revenus primaires dans le sud du liban, mais le travail est dangereux à cause des explosifs enfouis dans les champs. Photo Alamy.com

Au Liban, les ouvrières de la communauté agricole du tabac sont souvent exposées à la violence sexuelle. Ces femmes et ces jeunes filles – beaucoup sont mineures - se voient doublement abusées. La première fois lors du viol dont elles sont victimes, la seconde lors de la condamnation à mort par leurs familles qui considèrent le viol une source de « honte ».

C’est précisément cette histoire que Layla, qui travaillait dans les champs de tabac depuis ses onze ans, a vécu dans un village du Sud Liban où on estime le nombre d’agriculteurs de tabac à environ 25000, et où une partie de la main-d’oeuvre est composée d’enfants entre 9 et 15 ans.  Ainsi, depuis toujours, la famille de Layla passe ses matinées dans les plantations de tabac. Sa mère et ses trois soeurs se prêtent à un travail harassant, de surcroit nuisible à leur santé.

Les tâches effectuées dans ces exploitations tabacoles consistent à aiguilleter les feuilles de tabac, à les récolter et à repiquer les semis. La main-d’oeuvre la plus jeune est chargée de sécher les feuilles. Malgré leur dur labeur, femmes et filles essaient de garder la bonne humeur, chantant toutes ensembles et s’entraidant dans les moments les plus difficiles.

Les compagnies de tabac dépendent des matières premières qu’elles veulent au plus bas prix possible, ce qui contribue aux mauvaises conditions de travail et aux salaires de misère des ouvriers agricoles dont près de la moitié sont des femmes. Ce travail répétitif demande de la patience et du temps, mais il est aussi souvent non-rémunéré lorsqu’il s’agit d’enfants ou de jeunes femmes, et ce du fait que le père de famille récupère la plupart du temps la totalité de leurs salaires.

Une autre main-d’oeuvre exploitable à merci est celle des camps de réfugiés syriens, comme à Deir-el-Ahmar, où les femmes et les enfants travaillent comme saisonniers à la récolte et au séchage du tabac.

Liban Deir el Ahmar, camp de réfugiés syriens. Les femmes et les enfants travaillent comme saisonniers pour la récolte et le séchage du tabac. Photo Alamy.com

La culture du tabac a commencé sous le règne du prince Fakhreddine, et sous mandat, les Français ont pris conscience de l'importance de ce secteur au Liban, et ont encouragé cette culture dans les campagnes reculées, en particulier dans les zones non irriguées.

Le magazine économique « Le Commerce du Levant » a rapporté les chiffres suivants sur l’industrie du tabac au Liban, concernant la période précédant la crise économique de 2019 : « Soixante-cinq millions de dollars, cest le montant investi dans le développement de l’industrie du tabac depuis 2011, dont 25 millions financés par les multinationales et 40 millions par la Régie libanaise des tabacs et des tombacs, l’établissement public qui détient le monopole de la production et de la distribution du tabac au Liban. »

Ce monopole a été maintes fois critiqué comme étant étroitement lié aux forces politiques, et par conséquent hautement corrompu. C’est cette collusion entre politique et exploitants qui explique sans doute l’impunité dont jouissent aujourd’hui les agresseurs de Layla. Affiliés au mouvement Amal, parti du chef du Parlement libanais qui contrôle la culture du tabac au Liban, ils ont obtenu leur liberté en échange de leur loyauté à Amal.

Dans la société patriarcale libanaise, les agressions sexuelles retombent sur la victime comme un châtiment dont elles seraient coupables.

Fiefs de corruption, on ne s’étonnera donc pas que les exploitations agricoles du tabac soient également ouvertes à toutes autres sortes d’abus qui restent impunis par la loi. « Ce matin-là, ils étaient trois » raconte Layla. La jeune fille nous parle difficilement de ce cauchemar, avec une voix rauque, mais des yeux timides, comme si elle avait elle-même commis l’atrocité dont elle a été victime.

Ils étaient trois. Et l’un après l’autre, ils l’ont violée dans ce champ déserté à cinq heures du matin, la menaçant de mort au cas où elle parlerait. Elle ne voulait donc rien dire mais ne pouvait plus bouger, paralysée dans un état de sidération. C’est sa mère qui est venue la chercher dans les champs parce que l’école allait commencer et qu’elle n’était toujours pas rentrée chez elle.

Layla ne fut pas protégée par sa famille, bien au contraire, son père voulait la tuer pour échapper à la honte. Grâce à sa soeur aînée, elle put s’enfuir le soir-même et se rendre à la police. Le juge d’instruction a ordonné sa protection et l’a placée dans le foyer de mineures où elle vit actuellement. Elle ne pourra pas en sortir avant ses dix-huit ans. Mais elle est en vie.

Le crime contre Layla n’est pas une exception. Aujourd’hui, 1 femmes sur 4 au Liban est agressée sexuellement. Autre chiffre inquiétant : sur 10 femmes ayant fait l’expérience de violence, seule 1 d’entre elles porte plainte.

Dans la société patriarcale libanaise, les agressions sexuelles retombent sur la victime comme un châtiment dont elles seraient coupables. Car cette culture néfaste est à l’origine de l’injustice omniprésente contre la femme et son corps. Or, dans les milieux ruraux où peu d’organisations féministes sont actives sur le terrain, l’aide aux victimes de violences basées sur le genre est d’autant plus difficile.

Ainsi les femmes qui en font les frais sont souvent abandonnées à leur sort, aux lois de la famille, de la tribu, et des hommes de religion. Et elles seront violées une deuxième fois, le jour où elle se verront accusées du crime qu’elles ont enduré.

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