Le féminicide, « Un crime d’Etat », selon des féministes tunisiennes

Le meurtre d’une jeune femme de 26 ans par son mari, agent de la garde nationale ressuscite le débat sur les violences conjugales. Des féministes s’y impliquent en appelant l’Etat à rompre avec sa politique de banalisation d’un crime à qui on occulte toujours sa spécificité de genre.

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Le 9 mai Refka Charni, 26 ans, mère d’un petit garçon de deux ans a été tuée à bout portant par son époux, un agent de la garde nationale, au Kef, au Nord-ouest du pays. Elle avait pourtant porté plainte contre lui le 7 mai 2021 pour violences conjugales. Toutefois elle a dû retirer sa plainte le 8 mai sous l’influence de la pression familiale. Refka succombera à ses blessures le soir du 9 mai à l’hôpital après avoir reçu cinq balles tirées du pistolet de son mari, qui a été arrêté par la sécurité nationale du Kef.

Le tragique destin de Refka s’inscrit dans une série noire de drames récents où les victimes, tout comme partout dans le monde, sont des épouses la plupart du temps victimes d’une violence extrême exercée contre elles par leurs conjoints ou leurs fiancés. Entre janvier et avril 2021, au moins cinq féminicides ont fait la une des journaux tunisiens.

 « De par l’ampleur des exactions contre toutes ces femmes, il s’agit là d’un crime d’Etat ! », s’est exclamée la sociologue Nabila Hamza.

« Je suis la prochaine victime. Aujourd’hui c’est Refka, demain c’est ta sœur. Aujourd’hui c’est Refka, demain c’est ta fille. Votre mentalité nous tue. Appliquez la loi ! »

Ces violations des droits humains ont été aggravées par la pandémie de Covid-19 et les mesures de confinement qui ont suivi. En 2020, la violence à l'égard des femmes a été multipliée par neuf par rapport aux années précédentes. Selon une récente enquête d'ONU Femmes, plus d'un quart des femmes tunisiennes ne se sentaient pas en sécurité chez elles, tandis que plus de la moitié des personnes interrogées, hommes et femmes, avaient été témoins ou connaissaient une femme qui avait subi des violences depuis le début de la pandémie.

« Je suis la prochaine victime »

Le meurtre de Refka Charni a ressuscité le débat sur les violences conjugales, ainsi que les traditions et mentalités, qui incitent les femmes à taire, à pardonner et à laisser passer les agressions au sein du couple. Une funeste affaire qui rappelle également à quel point le phénomène continue d’être occulté par les législations nationales et excusé et banalisé par la pratique dominante de corps administratifs. Très vite une campagne de photos sur les réseaux sociaux se met en place initiée par l’actrice Sawssen Maâlej, qui brandit au-dessus de sa tête une ardoise sur laquelle on lit : « Je suis la prochaine victime. Aujourd’hui c’est Refka, demain c’est ta sœur. Aujourd’hui c’est Refka, demain c’est ta fille. Votre mentalité nous tue. Appliquez la loi ! ».

L'actrice Sawssen Maalej s'insurge contre le féminicide de Refka Charni. A coté : le portrait de Refka Charni.

La Tunisie a certes adopté une loi organique pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes (loi n ° 2017-58), mais le pays enregistre de  multiples défaillances pour mettre en application cette législation. Pour Yosra Frawes, avocate et ancienne présidente de l’Association tunisienne des Femmes démocrates (ATFD), il ne suffit pas d’adopter une loi contre la violence pour que les problèmes soient résolus. «Quatre ans après l’édiction de cette loi, l’Etat ne met pas en place assez de ressources pour appliquer ce texte juridique. La formation des agents des unités spécialisées dans la lutte contre les violences faites aux femmes reste titubante et les autorités n’offrent pas suffisamment de centres d’hébergements pour accueillir les femmes violentées », accuse l’avocate.

Haine, jalousie et déviance

D’autre part, le droit continue à employer le mot « homicide » pour pointer le meurtre des femmes. Or elles sont tuées du fait de leur genre. Du fait qu’elles veulent notamment s’autonomiser par rapport à un mari possessif ou à un fiancé jaloux ou encore se libérer de la haine, de la déviance et de l’agressivité d’un frère ou d’un père. Il s’agit « d’un meurtre “ genré ” impliquant un mobile “ misogyne ”, participant de la nature patriarcale des rapports hommes/femmes et un outil de répression pour le maintien de la domination masculine », s’insurge la juriste féministe Sana Ben Achour.

« Nommer, c’est reconnaitre. La question se pose de savoir comment faire évoluer le droit pénal en intégrant le « féminicide » ou les circonstances aggravantes sexistes afin de permettre de qualifier de manière spécifique les violences commises sur les femmes parce qu’elles sont des femmes », poursuit  Sana Ben Achour.

Sana Ben Achour approuve l’accusation de crime d’Etat lancée par Nabila Hamza tout en se référant à l’impunité, qui caractérise ce crime, sa banalisation ambiante et le refus d’écouter la souffrance des femmes : « Pour qu’un féminicide ait lieu, convergent de manière criminelle, le silence, l’omission, la négligence et la collusion partielle ou totale des autorités chargées de prévenir et d’éradiquer ces crimes, leur cécité de genre ou leurs préjugés sexistes et misogynes sur les femmes ».

Mais comment trouver une traduction arabe à féminicide ? La juriste propose l’expression « Ightiyal annissa », un mot composé qui porte en lui toute la hargne, la misogynie et l’esprit de préméditation machiste caractéristiques de ce phénomène.

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