Criez votre colère mes soeurs!

L’actrice Milena Radulovi a dénoncé son ancien professeur de théâtre pour les viols dont elle a été victime il y a neuf ans.

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J'aurais aimé qu'elle me raconte son histoire. J'aurais aimé reprendre celle-ci à mon tour. Mais ce n’est plus possible. Il ne reste qu’un traumatisme indicible qui demeure malgré la confiance et l’amour qui lui sont témoignés. C’est un traumatisme impossible, insurmontable. Et définitif.

C'est pourquoi chacune de ces questions "Pourquoi a-t-elle attendu jusqu'à maintenant pour parler ?" ou « Pourquoi a-t-elle gardé le silence » retourne le couteau dans la plaie, la rendant plus profonde et la drainant dans l'espace et le temps, sans jamais pouvoir faire surgir les mots adéquats. Et pourtant, même si tant de femmes courageuses - solidaires - ont décidé de dévoiler les violences sexuelles et les viols dont elles ont été victimes, il y a une petite place pour le silence auquel ont droit seulement ces survivantes.

Quand le mur du silence tombe

Plus tôt cette année, à la mi-janvier, l'une de ces survivantes a décidé de rompre ce silence.

L'actrice Milena Radulović, résidant à Belgrade, a dénoncé son ancien professeur de théâtre Miroslav Mika Aleksić pour les viols dont elle a été victime, selon elle, à diverses occasions, il y a neuf ans. À l'époque, Milena était une jeune fille de 17 ans, inscrite à l'école de théâtre «Stvar srca» [«Matter of the Heart»] dirigée par ce soi-disant « éducateur ».

Les femmes partagent maintenant leurs expériences sur différentes plateformes régionales. Pour la première fois, beaucoup d'entre elles vont de l’avant en dénonçant les différentes formes de harcèlement et d'abus sexuels qu’elles ont subis.

Son école a donné naissance à une pléiade d’acteurs et actrices serbes de renom, mais à quel prix ?

Aux accusations de Milena sont venues s’ajouter ensuite celles d’anciennes élèves d’Aleksić, déclenchant ainsi un effet domino, à la fois effrayant et extraordinaire pour les pays post-yougoslaves.

Les femmes partagent maintenant leurs expériences sur différentes plateformes régionales. Pour la première fois, beaucoup d'entre elles évoquent les différentes formes de harcèlement et d'abus sexuels dont elles ont été, ou sont encore, victimes. Elles parlent de l'angoisse due à ce qu’elles ont expérimenté, à la dissimulation, à la culpabilité et à l'auto-récrimination. Elles parlent aussi de la honte ressentie au niveau psychique et dans leur corps, une honte incapable de s’extérioriser par le biais des mots et des actions.

Ces témoignages englobent ceux d'un certain nombre de femmes du Monténégro où,  depuis le 28 janvier, un département universitaire local a lancé une initiative unique et innovante dont l’objectif est d’encourager et d’aider les étudiantes à dénoncer le harcèlement ou les abus sexuels commis par leurs enseignants.

Alors : "pourquoi ont-elles gardé le silence, pourquoi ont-elles attendu aussi longtemps ?" est-ce plus clair maintenant ?

Tout d’abord ce silence n'a jamais signifié qu'il n'y avait pas de violence, car les témoignages ont toujours existé. En outre, cette initiative ne nous renseigne pas réellement sur les femmes du Monténégro. Elle se contente de nous donner une idée du milieu dans lequel elles vivent, du soutien et de la confiance dont elles peuvent, ou pas, bénéficier.

Elle évoque le mythe évaporé de l'humanité qui ne se préoccupe guère du "dîner de quelqu'un d'autre" (référence au vieux dicton monténégrin : «Une fille est le dîner de quelqu'un d'autre » qui signifie que la femme est toujours engloutie par le contrôle de son mari, ou de sa belle- famille, ndlr).

En fin de compte, cette initiative nous parle d’une société qui préfère remettre en cause les motivations des procédures entamées par les victimes qui ont survécu au viol plutôt que de les croire. Il s’agit d’une société qui peut avoir pitié d’une femme, mais qui est incapable de lui faire confiance et de la soutenir. Telle est la société dans laquelle nous élevons nos filles.

C'est la raison pour laquelle je pense qu'il n’y a jamais assez d’articles sur le viol. Le bruit et la fureur - comme effort éducatif à l’intention des analphabètes émotionnels et des défenseurs, toujours vigilants, des violeurs - devraient enfin briser le silence infiniment lourd et toxique qui n’a protégé, jusqu'à présent, que les violeurs et les agresseurs.

Le silence effroyable dégagé de toute responsabilité

Il s'avère que les établissements d'enseignement supérieur de la région fourmillent de ces personnes. C’est ce dont parlent les étudiantes d’hier et d’aujourd’hui. Il s'avère également que les actes normatifs dans certaines de ces institutions font porter la responsabilité du harcèlement et des abus à la victime ou font en sorte que cette responsabilité soit « partagée » entre la victime et son violeur. C’est le cas à la faculté de droit de Belgrade : ainsi son « règlement intérieur » - disponible, il y a quelques jours encore, sur le site officiel de celle-ci - stipule que le personnel et les étudiantes doivent porter un genre de vêtements qui «ne saurait servir de motif ou d'excuse au harcèlement sexuel».

Dans cette institution, où plus de 150 générations ont fait des études de droits, des avocats, légalement amenés à nous représenter en cas d'abus ou de harcèlement sexuels, affirment que des vêtements « indécents et inappropriés » peuvent être un motif valable au harcèlement sexuel. C’est encore cette même institution qui a supprimé le document entier de son site officiel sans aucun commentaire, quelques jours seulement après que le Center for Women’s Studies a publié la capture d’écran de ce règlement intérieur sur Facebook.

Nous ne pouvons pas savoir avec certitude ni la taille de la pointe de l’iceberg ni celle de sa base concernant les « chiffres désolants » des viols non signalés.

Voici juste une autre partie de ce silence horrible, dégagé de toute responsabilité, pour complicité dans la formation et la normalisation de la culture de violence et de peur dans laquelle nous vivons.

« Dans la cause du silence, chacune de nous dessine le visage de sa propre peur », dit Audre Lorde, qui a si admirablement écrit sur le silence et la peur et leur entrelacement inextricable. « La mort, d’autre part, c’est le silence final (…) J'allais mourir, tôt ou tard, que j'aie parlé ou non. Mes silences ne m'ont pas protégée. Votre silence ne vous protégera pas.

C’est ainsi, nous ne pouvons connaître avec certitude la taille de la pointe, ni celle de la base, de l'iceberg concernant les « chiffres désolants » des cas de viol non signalés.

Sous la pointe de cet iceberg se cache une grande et silencieuse armée de femmes en peine, traumatisées, humiliées et assassinées dont personne ne peut désormais écouter les histoires.

Alors, écoutons donc celles qui ont encore une voix. Écoutons ce qu’elles ont à nous dire : dans quelles universités avons-nous obtenu nos diplômes ? Dans quelles entreprises avons-nous travaillé ? Dans quelles familles avons-nous grandi ? Voyons combien de temps elles sont restées silencieuses parce qu’elles pensaient que c’était le seul moyen pour survivre. Ecoutons-les maintenant crier leur colère, car elles ont trop longtemps gardé le silence.

Criez votre colère mes sœurs, car nous en avons assez de leurs mains sales sur nos corps. Criez votre colère mes sœurs, car nous n’avons pas voulu cela.
Criez votre colère mes sœurs, car vous n’êtes pas seules.

 

*Cet article a été initialement publié en serbe - croate - bosniaque dans K2.0, qui a donné l’autorisation à Medfeminiswiya de le publier à son tour. Les opinions de l'auteure ne reflètent pas nécessairement les vues de K2.0.
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