Emploi féminin en Algérie, ou l’ensevelissement dans le marché informel

« Ahyini Liyoum waktolni ghedwa » (Fais-moi vivre aujourd’hui et tue-moi demain), c’est par cette réflexion populaire que S.D. nous a répondu lorsque nous l’interrogions sur la retraite.

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Amel Hadjadj et Kenza Khatto

Cette mère célibataire de 43 ans, aujourd’hui serveuse dans un bar restaurant à Alger, a toujours travaillé sans être déclarée à la sécurité sociale. En employant ce dicton très répandu, elle a voulu suggérer que ses priorités se focalisent davantage sur le présent que sur le futur.

D’ailleurs, elle se dit chanceuse d’occuper ce poste où elle estime être bien payée et pour lequel on ne recrute que rarement de femmes.

Le cas de S.D. n’est pas isolé. Elles sont nombreuses les femmes, à travers le pays, qui se sont retrouvées pour différentes raisons sur le marché de l’emploi informel dominé par les hommes. Des femmes qui ont toutes des vécus impressionnants.

« Pour bien vivre, il faut savoir naviguer. Et j’ai toujours été douée pour ça »

Photo de Amel Hadjaj

Au début des années 2000, S.D vivait encore à Setif avec sa mère veuve et son grand frère, un jeune chômeur qui avait vite fait d’abandonner la formation professionnelle qu’il suivait, selon elle, « par dégoût ». Son souhait de suivre une carrière militaire s’étant heurté à l’interdiction de sa mère qui craignait de perdre son fils unique, « l’homme de la maison », dit-elle, fièrement.

Contrairement à son frère qui semble démissionnaire, S.D., après avoir échoué pour la troisième fois à l’épreuve du baccalauréat, décide de travailler pour aider sa famille qui vit alors seulement de la pension de réversion de son père décédé. Sitôt sa décision prise, elle trouve un emploi dans une petite entreprise privée où elle perçoit un salaire modeste. Son frère, hostile au début au choix de sa sœur, finit par changer d’avis dès qu’elle touche son premier salaire. Elle raconte avoir décidé de son plein gré de lui en reverser une partie.

« J’étais déclarée, j’avais un contrat de 3 mois à l’essai qu’on m’avait renouvelé juste avant le drame », se souvient amèrement S.D. Son frère unique disparaîtra peu après en mer, après avoir pris une barque pour l’Europe. Cette tragédie la contraint à arrêter de travailler car sa mère, n’ayant pas supporté le choc, devient complètement dépressive et sa santé se dégrade rapidement.

« Tout ce qui s’offrait à moi était au noir et il était hors de question d’accepter malgré mon manque de formation et de diplôme.»

Près d’un an plus tard, S.D. décide de chercher de nouveau du travail, son rôle de femme au foyer l’épuisant : « Outre les tâches ménagères, je devais m’occuper des factures, de ma mère, de chercher des traces de mon frère disparu, avec en plus la pression de la famille de mon père. Je devais trouver le moyen de m’occuper autrement, tout en gagnant de l’argent, en attendant de rencontrer mon destin », raconte-t-elle en faisant allusion à un éventuel mari.

Mais, contrairement à la première fois, retrouver du travail se révèle laborieux et compliqué : « Tout ce qui s’offrait à moi était au noir et il était hors de question d’accepter malgré mon manque de formation et de diplôme. »

Après un long silence, elle reprend avec un rire : « la Z’har, la mimoun », ce qui signifie « ni chance, ni fortune ». Près de deux ans plus tard, alors qu’elle est toujours chômeuse, sa mère venant de mourir, elle décide de quitter sa ville natale. « Les membres de la famille, même ceux que je ne connaissais pas, se sont mobilisés ; ils voulaient avoir un acte de décès de mon frère et partager l’appartement.  J’en avais marre ! Alors, sur un coup de tête et sans réfléchir, j’ai vendu l’or de ma mère, en gardant une chaîne en souvenir, et je suis partie pour m’installer à Béjaïa. »

Photo de Amel Hadjaj

« J’ai commencé à travailler dans un premier restaurant, puis un deuxième … en quelques années, j’ai dû faire une dizaine de travail en occupant toute sorte de poste. Presque dix ans sans la moindre couverture sociale et ça ne me préoccupait plus. Travailler me suffisait pour être heureuse et j'avais une vie sociale. »

La grossesse inattendue 

Photo de Amel Hadjaj

En 2016, S.D. tombe enceinte du caissier qui travaille dans le même restaurant qu’elle. Celui-ci refuse de l’épouser et de reconnaître l’enfant. Le patron, complice, décide alors « de l’arrêter ».  Elle dit avoir alors essayé d’avorter mais que ça n’a pas marché. « Et, dès que j’ai su que c’était un garçon, j’ai décidé de le garder. J’avais besoin d’un “homme” dans ma vie, ma vie qui avait basculée, j'avais déjà perdu mon père et mon frère... »

Avec la grossesse et la réputation que lui a collé son ancien patron, S.D. a désormais du mal à trouver un nouvel emploi. Elle décide alors de quitter encore une fois la ville : « j’avais vendu “l’odeur” de ma mère (la chaîne en or qui lui restait en souvenir de celle-ci), et j’avais réussi à vendre toute seule mes meubles, dit-elle fièrement avant d’ajouter : même la télévision qui m’aidait à dormir, je l’avais vendue à un très bon prix. » Grâce à l’aide d’un client fidèle du restaurant S.D. débarque à Alger avec son bébé de 4 mois. « C’était difficile de travailler, car je n’avais pas de quoi payer une nourrice pour faire garder mon fils. Le jour où une amie m’a trouvé un boulot dans un bar, j’ai vite accepté. Le salaire me permettait de payer la nourrice. »

« Plus nous travaillons, moins nous gagnons, nous n'avons pas de droit, nous avons un devoir : travailler sans jamais nous plaindre jusqu’à ce qu’on rencontre le bon Dieu.»

Depuis, tout se passe bien pour elle malgré la précarité de l’emploi. Elle s’est habituée à l’instabilité. D’ailleurs, elle ne pense même pas demander au patron de la déclarer, jusqu’au jour où un imprévu survient : en 2020, le restaurant qui l’emploi ferme à cause de la crise sanitaire de la covid-19. Elle songe à retourner à Sétif, sa ville natale, mais « Les transports entre les wilayas étaient suspendus et en plus j’étais vraiment indécise ».  Un vieil homme accepte de l’aider.

La situation épidémique s’améliorant, S. D. reprend son poste, mais toujours sans aucune protection sociale. Elle demande à son patron de la déclarer, celui-ci ne s’y oppose pas. Cependant, elle réalise que son salaire, une fois les cotisations déduites, ne lui suffira plus.  « Je continuerai à naviguer, mon fils s’occupera de moi plus tard », espère-t-elle.

Un choix paradoxal

Elles sont nombreuses à préférer ne pas être déclarées pour avoir un meilleur salaire. Et ce choix n’est pas anodin. Selon les données des dernières études sur l’emploi de l’office national des statistiques (ONS), les femmes sont majoritaires dans les postes les moins bien payés. D'autres expliquent ne pas vouloir perdre les pensions de réversion de leurs parents décédés, chose que leur permet la loi tant qu’elles sont célibataires et non déclarées comme travailleuses à la sécurité sociale. La cherté de la vie, l’inflation et la succession des crises économiques dans le pays impactent doublement les femmes qui ne représentent, selon l’ONS, que 20.4% de la force active en Algérie.

Ce sera également le choix paradoxal de Yasmina, 40 ans, femme androgyne. Elle, aussi a choisi de travailler sans être déclarée et sans être assurée. « En fait, mes problèmes ont commencé depuis que j’ai eu accès au monde du travail. Mon apparence et mon style vestimentaire m’ont poussé à accepter toutes les offres, même celles qui allaient à l’encontre de mes convictions et qui ne correspondaient pas à mon profil et aux formations que j’avais faites », assure-t-elle.

A 24 ans déjà, sa vie se complique lorsqu’elle décide de quitter le domicile familial à cause de problèmes avec son père : « J’ai dû louer une maison et subvenir à mes besoins toute seule. J’ai accepté la première offre d’emploi mais mon employeur ne m'a pas déclaré par discrimination, il connaissait ma situation et il en a profité ».

« Elles sont nombreuses les femmes, à travers le pays, qui se sont retrouvées pour différentes raisons sur le marché de l’emploi informel dominé par les hommes.»

Des années plus tard, son père décède et lui laisse une pension de réversion mensuelle de 15000 dinars, somme qui n’atteint même pas la valeur du revenu moyen algérien par habitant. Yasmina choisit alors de travailler « volontairement » sans être déclarée, renonçant de surcroit à la pension paternelle. Elle raconte avoir souvent choisi de se taire par peur d’être renvoyée et de se retrouver sans revenu. Une éventualité plausible en l’absence d’un vrai contrat de travail.

Aujourd’hui, à 40 ans, Yasmina est toujours dans une situation vulnérable. Outre l’exploitation à laquelle elle ne prête même plus attention, elle doit faire face à des remarques désobligeantes, comme ce jour où un collègue l’a bousculé.  « Il y a un an, je travaillais dans un atelier où je faisais plus que le nombre d’heures légales. Un jour, j’ai été embêtée par un employé qui ne supportait pas mon apparence peu “féminine”. Sans la moindre raison, il m’a agressé en me traitant de “p… ”.  Je n’ai pas réagi sur le coup, j’ai dû encore une fois me taire de peur d’être renvoyée, mais plus tard je me suis plainte auprès du directeur qui s’en est fichu", déplore-t-elle en écrasant ses larmes.

La situation empire le lendemain, l’employé resté impuni l’agresse à nouveau, il la bat sans que personne n’intervienne : « j’étais tombée par terre. Le directeur est venu et m’a demandé de rentrer chez moi et de ne pas revenir jusqu’à ce qu’il m’appelle. » Le jour suivant, contre toute attente, elle reçoit, elle l’agressée, un SMS l’informant de son renvoi, tandis que son agresseur est maintenu à son poste.

« En fait, je voulais déposer plainte contre l’agresseur et contre le directeur de l’atelier mais j’ai pensé que je n’avais pas de contrat de travail. Le fait que je sois androgyne ou masculine d’apparence, comme disent certains, m’a soumise à l’exploitation de tout le monde. Bientôt, j’aurais 40 ans et je n’aurais pas de retraite. »

 « Je navigue »

Bien que diplômée de la faculté de droit de Ben Aknoun à Alger, Amina R. 36 ans, dont la vie a toujours été très mouvementée, explique comment elle s'est adaptée à cette situation de précarité : « Je n’ai jamais refusé de travailler sans contrat, car je ne trouvais pas mieux. Pour exercer dans mon domaine, on exigeait de moi une expérience d’au moins deux ou trois ans.  Depuis l'obtention de mon diplôme, je considère que je suis une freelance. »

Et d’ajouter : « Travailler me permet d’aider mes frères financièrement et quand c’est le cas, ils sont plus calmes et me font moins de pression. Ce qui est un deal parfait pour moi, car j’aime m’occuper de moi-même, j’aime vivre et quand je n’ai pas d’argent, je ne peux rien faire », assure Amina qui sait parfaitement que la loi prévoit l’obligation de déclarer n’importe quelle personne qui travaille.

Si elle ne saisit pas l’inspection de travail, c’est parce qu’elle estime qu’elle n’a ni le temps, ni l’énergie pour ce genre de procédures qui risquent d’être très longues et sans chance d’aboutir.

Agée de 28ans, Ghalia, elle, s’interroge beaucoup, son rêve étant d’avoir son propre logement. Mais toutes les formules possibles et abordables pour acquérir un toit exigent un contrat de travail légal. Pour elle, la meilleure solution est de monter son propre projet. « Mes études en génie-mécanique ne m’ont pas servi à grand-chose, j’ai donc fait une formation en e-commerce. J’ai envie de travailler chez moi pour réduire les frais quotidiens. J’ai aussi un don pour la couture et je suis très créative ; je veux commercialiser moi-même mes produits sur internet et une fois que j’aurai avancé, je me déclarerai moi-même », soutient-elle.

Ghalia parle beaucoup d’internet et de ce qu’elle reçoit comme messages sur LinkedIn et par mail. Elle nous fait part de certains passages où l’on peut lire notamment : « cherche femme sexy » à deux reprises. En reprenant ces commentaires, via les réseaux sociaux, sur les pages d’offre d’emploi, elle fulmine : « Je ne comprends pas tous ces mecs qui pensent être en chômage à cause des femmes ! ils ne savent pas qu’on galère tout autant ! ».

Le taux du chômage chez les hommes est de 9.1%, contre 20.4 % chez les femmes. L’emploi féminin n’atteint que 17.6%.

Chômage et statistiques au féminin

A défaut d’être exhaustifs, ces exemples disent la précarité dans laquelle évoluent de nombreuses femmes. Dans la revue « femme en chiffre -2022-» du CIDDEF (le centre d’information et de documentation pour les droits des enfants et des femmes) qui reprend les chiffres de la dernière étude de l’ONS sur l’emploi, les résultats révèlent que le taux du chômage chez les hommes est de 9.1%, contre 20.4 % chez les femmes. Il faut aussi préciser que seules les personnes en recherche active d’emploi sont considérées comme chômeuses, ce qui signifie que les femmes au foyer qui font un travail productif non rémunéré ne sont pas comptabilisées.

L’emploi féminin n’atteint que 17.6%. Cette enquête, réalisée auprès des ménages, mesure également le travail non déclaré. Ainsi découvre-t-on que 42% des personnes qui déclarent travailler ne sont pas affiliées à la sécurité sociale. Les résultats n’ont pas beaucoup évolué depuis l’étude anthropologique de 2006 menée au niveau national et publiée dans « Algeria-watch ».

Cette étude, réalisée par le centre national de recherche en anthropologie à la demande du ministère de la solidarité, de la famille et de la condition féminine, a révélé qu’environ 70% des femmes qui travaillent, appartiennent au secteur informel. A ces chiffres, il convient d’ ajouter les femmes migrantes, ces autres oubliées de la statistique. 

De quoi vous parlez ? Je n'ai même pas de papiers

Aicha est une migrante camerounaise qui vit en Algérie. Elle a la trentaine.

Rencontrée dans un bain maure (hammam) sur les hauteurs d’Alger où elle fait « le gommage » des clientes (kiassa en algérien dialectal), des massages et du ménage avec quatre autres migrantes dont l’une est encore mineure, Aicha est mère de trois enfants. Elle explique être venue en Algérie dans l’espoir de pouvoir partir un jour s’installer sur l’autre rive de la Méditerranée. Sa situation irrégulière ne lui a pas permis de trouver un autre travail que le ménage ou « El Kiassa dans des hammams », de quoi couvrir ses besoins au jour le jour.

Souhaiterait-elle avoir une assurance sociale ? Elle esquisse un sourire malgré la température élevée et la fatigue apparente sur son visage : « Assurance ? de quoi vous parlez ?  Je n’ai même pas de papiers pour prouver ma présence en Algérie ; trouver un travail est un miracle en soi ; dois-je négocier et rejeter ce qui s’offre à moi ? Je travaille ici depuis presque un an, plus de huit heures par jour, c’est comme ça que je gagne ma vie ; quand je dîne je ne déjeune pas et vis-versa. »

Vulnérables et exploitées, victimes de discriminations basées sur le genre, les migrantes se retrouvent systématiquement dans l’informel. Leur lot : le ménage, les bains, les salons de coiffure, voire, parfois, les marchés populaires.

Environ 70% des femmes qui travaillent, appartiennent au secteur informel. A ces chiffres, il convient d’ ajouter les femmes migrantes, ces autres oubliées de la statistique.

Ce que dit la loi

Selon la juriste Yakouta Benrouguibi, divisionnaire à la caisse nationale des assurances sociales, la loi est claire en ce qui concerne le travail informel : « les employeurs sont tenus de déclarer à la sécurité sociale leurs salariés de toute nationalité, dans un délai qui ne dépasse pas les 10 jours qui suivent leurs recrutements. Les personnes exerçant une activité professionnelle pour leur propre compte sont tenues elles aussi de déclarer celle-ci à la sécurité sociale dans un délai similaire. »

Le non-respect de l’application de la loi est passible de poursuites judiciaires. Mais à qui se plaindre ? « Pour nous, conclut Aïcha, les femmes en situation irrégulière, c’est notre destin ! Plus nous travaillons, moins nous gagnons, nous n'avons pas de droit, nous avons un devoir : travailler sans jamais nous plaindre jusqu’à ce qu’on rencontre le bon Dieu. »

Cette Enquête a été réalisée grâce au soutien du Bureau de Tunis de la Fondation Rosa Luxembourg.
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