Les femmes tunisiennes et la flambée des prix des serviettes hygiéniques – l’État lève l’impôt

Pour beaucoup de Tunisiennes, les règles ne sont plus une simple routine, mais une source de stress à la fois physique, psychologique et financier. L’État, quant à lui, ne leur vient absolument pas en aide et dans ce domaine comme dans d’autres, il manque à ses devoirs envers les femmes de Tunisie.

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Fatima tient un paquet de serviettes hygiéniques de marque étrangère, du désinfectant et des comprimés. Levant les yeux au ciel, elle déclare : « Ça, c’est mon kit mensuel. Les bons jours, ça me coûte minimum 30 dinars (9,77 $ et 8,94 €). J’ai besoin de tout ça pour mes règles, qui ont finir par devenir un autre fardeau, car les prix continuent de s’envoler, en particulier pour les produits étrangers comme ceux que j’utilise. »

« Je souffre d’hypersensibilité, ce qui nécessite des traitements et un haut niveau d’hygiène, déplore Fatima. Du coup, je dois éviter les produits qui ont des additifs chimiques comme ceux produits localement, qui sont de très médiocre qualité, et qui contiennent du parfumEn plus, je dois porter des sous-vêtements 100% coton, et ça aussi, ça augmente les dépenses mensuelles liées à mes règles. »

Fatima est une jeune femmes tunisienne d’une trentaine d’années. Elle vit dans un quartier populaire de la capitale et travaille comme assistante maternelle dans une crèche. Elle raconte à Medefminiswiya comment l’augmentation continue du prix des serviettes hygiéniques a transformé ses règles en véritable cauchemar : « J’ai des antidouleurs et des médicaments pour traiter mes allergies, et je dois acheter trois paquets de serviettes hygiéniques par mois parce que je dois me changer toutes les heures. Un paquet coûte environ 2$. Il m’en faut trois – et le coût a doublé ces derniers mois, donc ça me revient cher d’avoir mes règles. »

Un épuisement financier, psychologique et sanitaire

Fatima n’est plus en mesure de couvrir ces dépenses tous les mois. Son salaire ne suit plus l’augmentation des prix de la plupart des biens de consommation, ce qui l’oblige à demander un soutien financier à sa famille. Elle dit se sentir « un fardeau pour les autres. Tous les mois c’est la même histoire : j’essaie d’acheter tout ce dont j’ai besoin pour mes règles sans avoir à demander une avance ou une aide financière à ma famille. Mes règles sont devenues un fardeau. Vous imaginez le stress psychologique que je vis ? ». Sans parler des autres facteurs de stress provoqués par les règles qui viennent s’ajouter à cela, comme les sautes d’humeur, l’anxiété, et les troubles du sommeil.

Ahlam, quant à elle, nous explique qu’elle a besoin de « deux à trois paquets de serviettes hygiéniques par mois, d’une pommade pour traiter les rougeurs et les zones sensibles, et d’analgésiques pour soulager les douleurs de règles. Et d’ajouter : parfois j’ai besoin de plus de médicaments et de crèmes que d’habitude, en fonction de l’intensité de mes règles. C’est devenu un budget en soi, alors que mon salaire n’a pas bougé. »

Les règles sont devenues un fardeau pour beaucoup de jeunes Tunisiennes qui, en plus de saigner physiquement, se retrouvent vidées sur les plans financier et psychologique, alors que l’inflation se déchaîne – 10,5% en janvier 2023 selon les données de l’Institut National de Statistiques de Tunisie – et que sur le marché les prix des serviettes hygiéniques explosent, sans que leur qualité ne s’améliore.

Les protections hygiéniques produites localement sont moins chères, mais aussi de moindre qualité. Elles contiennent des matières plastiques et du parfum, mais la majorité des femmes de la classe moyenne et des classes populaires ne peuvent rien se permettre d’autre. Les serviettes importées coûtent cher et sont exclusivement réservées à la classe moyenne supérieure et aux classes relatives aisées, comme nous l’ont confirmé plusieurs témoignages.

Le fait que même les prix des protections hygiéniques locales ont fini par exploser a poussé des jeunes Tunisiennes à dénoncer la situation sur les réseaux sociaux. Une femme décrit la situation sur Twitter en ces termes : « Les serviettes hygiéniques sont devenues un produit de luxe en Tunisie […], quelques commerçants ont pensé aux lycéennes et aux étudiantes en passant à la vente en détail… par pièce ! »

Un nouveau stigmate sociale : le traitement des femmes célibataires pour les complications liées aux règles

Pour beaucoup de Tunisiennes, les règles ne sont plus une simple routine, mais une source de stress à la fois physique, psychologique et financier. C’est le cas de Mariam, lycéenne de 17 ans. Elle nous confie qu’elle achète ses serviettes à l’unité dans les magasins qui se trouvent autour de son établissement scolaire. « Ma famille me donne un seul paquet, et ça ne suffit pas – mes règles durent plus d’une semaine, explique-t-elle, donc j’essaie de me débrouiller en achetant quelques serviettes en plus, celles qui sont produites ici. Chaque serviette me coûte quelques centimes, que j’ai du mal à réunir. »

Mariam nous décrit les souffrances qu’il lui faut endurer : « Je suis allée dans le centre de santé public de ma région et j’ai demandé à avoir une visite médicale pour comprendre pourquoi mes règles durent aussi longtemps et pourquoi elles sont aussi douloureuses. J’ai été surprise de voir que les infirmières me regardaient avec mépris. J’ai eu encore plus peur d’être stigmatisée, car dans la zone rurale où je vis en particulier, l’information pouvait arriver à ma famille et ça éveillerait des soupçons. »

La culture patriarcale qui domine dans les sociétés rurales complique l’accès aux soins pour les femmes, surtout lorsqu’il s’agit de leur santé sexuelle ou reproductive. Les analyses menées par les militantes féministes et les données présentées dans cette enquête le confirment.

Dans la même veine, Asrar Ben Jouira, militante féministe des droits humains et présidente de l’association Intersection pour les droits et les libertés (AIDL) en Tunisie, affirme dans une interview exclusive à Medfeminiswiya que « chaque fois qu’il y a une crise, les femmes sont les premières victimes, et la crise économique actuelle en Tunisie ne diffère pas à cet égard. Il faut garder à l’esprit que le gouvernement considère les serviettes hygiéniques comme un luxe, comme un produit de luxe. »

Une abondante source de revenus pour l’État et pour les grandes entreprises capitalistes

«  Après que le gouvernement a décidé de réduire l’importation des produits de luxe, comme les cosmétiques, et d’augmenter les taxes sur cette catégorie de produit dans le but de trouver des ressources, le prix des serviettes hygiéniques a augmenté, explique Asrar. C’est un fardeau que les femmes doivent porter toutes seules, et cela reflète la nature patriarcale de politiques qui considèrent des produits essentiels comme des sources abondantes d’impôt. »

« On ne peut même pas débattre de cette question, qui est taboue à cause de ses liens avec le domaine sexuel et la reproduction », continue Asrar. En effet, ces sujets sont généralement considérés dans les sociétés patriarcales comme des questions secondaires, qui ne valent pas la peine d’être débattues.

Le gouvernement tunisien a approuvé l’augmentation, dans la Loi de finances de l’année 2022, des droits de douanes sur certains biens de consommation. Ces derniers comprennent les cosmétiques, mais aussi des produits plastiques qui sont l’une des matières premières nécessaires à l’industrie locale des protections hygiéniques – ce qui pourrait expliquer l’augmentation des prix, de concert avec l’explosion de l’inflation. Non seulement l’inflation générale a provoqué une augmentation du prix des serviettes hygiéniques, mais le gouvernement a aussi fait le choix de ne pas subventionner ces produits, comme nous l’ont confirmé un certain nombre de fabricants avec qui nous avons pu discuter de la question.

La hausse des coûts des protections hygiéniques est une préoccupation grandissante pour beaucoup de Tunisiennes, qui souffrent déjà du déclin de la couverture maladie et de la régression des politiques publiques dans ce domaine, sans parler des crises successives qui sont en train de ravager le pays et qui ont un impact majeur sur l’accès des femmes aux services de santé.

La présidente de l’AIDL Asrar Ben Jouira estime que « les femmes devraient avoir accès à des protections hygiéniques gratuites, étant donné que les règles sont un phénomène naturel, et non un choix. Il n’y a aucune raison de considérer les serviettes hygiéniques comme des produits de luxe. L’État a le devoir de protéger les femmes et la responsabilité d’allouer un budget consacré spécifiquement à la santé des femmes. Cela s’étend aux protections hygiéniques. »

« Aucune législation financière sensible aux questions de genre n’a vu le jour, et l’État n’a alloué aucun fond pour faire appliquer la loi ces dernières années »

Selon Asrar : « La politique de santé mise en place par l’État est patriarcale, et néglige les besoins spécifiques des femmes. Malgré l’adoption en 2017 de la loi n. 2017-58 relative à l’élimination de toutes formes de violence à l’égard des femmes, et malgré l’engagement pris par l’État à protéger les femmes victimes de violence, aucune législation financière sensible aux questions de genre n’a vu le jour, et l’État n’a alloué aucun fond pour faire appliquer la loi ces dernières années. Il suffit de regarder les serviettes hygiéniques, que l’État considère désormais comme un luxe et que les entreprises capitalistes vendent à des prix exorbitants, en faisant du profit sur nos besoins. »

Dans ce contexte, les militantes tunisiennes estiment que le gouvernement viole ses obligations liées au Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations-Unies. Ce dernier stipule que l’État doit fournir des ressources adéquates et de qualité en termes de structures de soins, de biens et de services destinés à la santé sexuelle. L’État doit également fournir les moyens d’y accéder sur un pied d’égalité et à des prix raisonnables. Dans les faits, cependant, les droits en matière de santé ont été frappés de plein fouet par la crise économique et politique.

Khoulou Faizi, sage-femme et militante féministe, présidente du mouvement des Ambassadrices de l’Égalité, aborde la question sous un autre angle :  « considérer les serviettes hygiéniques comme des produits de luxe et augmenter les impôts sur ces biens est une pratique qui contribue à appauvrir les femmes, et qui pèse encore plus sur les femmes qui ne sont pas indépendantes financièrement. Ces femmes doivent désormais avoir recours à des mouchoirs en papier ou à d’autres matériaux qui peuvent être dangereux pour leur santé » dénonce-t-elle.

Avec la persistance de la crise économique, de nombreuses femmes prônent un retour à l’usage de tissus et de serviettes faits maisons et respectueux de l’environnement. Or, les médecins ne recommandent pas cette solution, car l’utilisation de tissus pourrait entraîner d’autres complications. Les conditions de travail empêchent par ailleurs une véritable prise en considération de ces questions, et forcent les femmes à adopter des solutions hâtives.

« Considérer les serviettes hygiéniques comme des produits de luxe et augmenter les impôts sur ces biens est une pratique qui contribue à appauvrir les femmes »

« J’ai remarqué un déclin significatif de la qualité des produits hygiéniques, raconte Khouloud. L’idée des serviettes hygiéniques faites maison remonte à notre grands-mères, qui utilisaient des chiffons en coton roulés pendant leurs règles. Il est vrai que c’est une alternative pour les femmes, qui peut leur éviter de payer très chers des produits jetables – et c’est aussi une solution respectueuse de l’environnement – mais si ces tissus ne sont pas bien stérilisés, ils peuvent provoquer des infections au niveau du tractus génital inférieur, qui peuvent à leur tour se transmettre à la partie supérieure de l’appareil génital, soit l’utérus et les trompes de Fallope. Cela peut conduire à un certain nombre de complications à des problèmes de santé beaucoup plus graves. »  

La sage-femme et militante fait écho à ce que beaucoup de féministes avec lesquelles nous nous sommes entretenue ont déjà souligné : « Les politiques de santé publique de l’État tunisien ne sont ni sensibles aux questions de genre, ni promotrice de l’égalité de genre. En premier lieu parce que les serviettes hygiéniques ne sont pas subventionnées, ensuite parce qu’elles sont considérées comme des produits de luxes auxquels on ajoute des taxes supplémentaires […] L’incapacité de l’État à intégrer l’éducation sexuelle dans les programmes scolaires pour aider les jeunes filles à apprendre les pratiques hygiéniques qu’elles doivent adopter durant leurs règles reflète son manque d’intérêt pour la mise en place de politiques de santé dédiées aux femmes », note Khouloud.

Étant donné la nature de sa profession, Khouloud est en contact avec des femmes au quotidien. Concernant les politiques publiques dans le domaine de la santé des femmes, elle remarque : « ces dernières années, j’ai observé un manque, pour ne pas dire une absence presque totale de prévention en matière de santé reproductive et sexuelle dans les établissements d’enseignement secondaire. On peut même affirmer que le sujet est en cours de marginalisation. » Rappelons que le ministre de la Santé avait organisé auparavant des interventions de formation et de sensibilisation dans les institutions éducatives à destination des professionnels de santé, mais ces dernières ont complètement cessé. 

Des données présentes dans une étude intitulée “Reproductive Health Policy in Tunisia: Women’s Right to Reproductive Health and Gender Empowerment,” intitulée (« Les politiques de santé reproductive en Tunisie : les droits des femmes à la santé reproductive et leur émancipation »), publiée sur le site du Health and Human Rights Journal et traitant de la politique de santé reproductive de la Tunisie entre 1994 et 2014, révèle que « les progrès ont été lents quant à l’incorporation des droits reproductifs dans la politique nationale de santé sexuelle. De plus, la mise en place de cette politique n’est pas là hauteur, comme le démontrent les inégalités régionales dans l’accès et la disponibilité des services de santé reproductive, la médiocre qualité des services de santé maternelle, et les pratiques discriminatoires. Enfin, le manque d’engagement significatif de la part du gouvernement dans la promotion de l’émancipation des femmes constitue le principal obstacle et le principal défi à l’égalité de genre en Tunisie. »

Entre 2006 et 2013, le nombre d’étudiantes diplômées de l’université était presque deux fois supérieur à celui de leurs homologues masculins. Malgré cela, la Tunisie est loin d’attendre l’égalité de genre, selon l’étude évoquée précédemment. Le tableau reporté ci-dessous, cité dans l’étude en question, révèle la lente amélioration de la santé reproductive entre 1994 et 2008. Il calcule l’évolution du taux de mortalité maternelle de la Tunisie (pour 100 000 naissances vivantes), qui est passé d’environ 68.9 en 1994 à 44.8 en 2008. Cette lente évolution confirme également l’incapacité du gouvernement à répondre aux attentes des femmes, et révèle l’absence d’une politique de santé effective et émancipatrice, en particulier dans les régions intérieures du nord-ouest et du centre.

empêchent aux femmes l’égalité d’accès aux services de santé sexuelle en Tunisie. Ces pratiques discriminent ainsi les femmes non-mariées par rapport aux femmes mariées, comme le démontre l’Enquête sur la santé de la famille menée par l’Office national de la Famille et de la Population en 2002.

Dépendance économique et exclusion politique

Un rapport élaboré par l’Association tunisienne des femmes démocratiques (ATFD) a révélé au Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes (CEDAW), chargé du suivi de la mise en place de la convention du CEDAW, que les femmes en Tunisie sont sujettes à maintes violations de leurs droits sexuels et reproductifs. La discrimination à l’encontre des femmes non-mariées en fait partie, ainsi que les tests de virginité, utilisés dans bien des cas.

 

Le rapport indique que la question des droits reproductifs et sexuels des femmes a compté parmi les plus controversées dans le pays depuis 2011, ce qui a coïncidé avec l’élan politique qui a accompagné la révolution de janvier. À l’appui de ce qui précède, le rapport conclut que l’accès à la santé reproductive implique sa prise en main par les femmes, ce qui est difficile à mettre en œuvre puisqu’elles sont économiquement dépendantes et politiquement exclues.

La lenteur de ces progrès peut être attribuée en partie à la faible participation des femmes à la sphère économique et à la vie politique, dans la mesure où cela limite leur capacité à défendre leurs droits, dont ceux relatifs à leur santé sexuelle.

Tout cela nous mène à une conclusion très simple : ce sont toujours les femmes qui paient le prix des crises, et les États qui profitent de ce que les femmes perdent. Ce sont les femmes qui font les frais des barrières profondément enracinées du patriarcat, sur le plan politique comme sur le pan culturel, ce qui accroit en retour le fossé économique et sanitaire qui les sépare des hommes, et entrave la possibilité pour elle de prendre leur santé en main.

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