Quand les créations de Zehra Doğan voyaient le jour en prison

Accusée de propagande terroriste pour avoir publié sur Twitter un dessin de la ville de Nusaybin détruite par l'armée d'Erdoğan Zehra Doğan, l'artiste, activiste et journaliste kurde, a purgé une peine de deux ans et neuf mois dans les prisons les plus dures du pays.

Pendant son emprisonnement, Zehra Doğan a réalisé de nombreuses peintures en utilisant des toiles de fortune, en récupérant des matériaux organiques au lieu de la peinture et en impliquant ses compagnes de cellule dans son processus de création. Grâce à son avocat, à sa famille et à un dense réseau de militant.e.s, ces dessins ont échappé au contrôle des gardiens et ont été exposés à Bâle, New York, Londres, Berlin, Milan et Brescia. Doğan est également l'autrice du premier roman graphique écrit dans une cellule, " Prison n°5 " : une œuvre intense et courageuse qui réclame la liberté et la justice pour son peuple, en particulier les femmes, et dénonce les atrocités d'un régime de plus en plus autoritaire et répressif.

Les corps féminins prennent forme de la couleur des coups de pinceau, comme émergeant d'une même matière primordiale. Parfois ils sont isolés, plus souvent ils se mêlent à ceux d'autres figures, créant ainsi un seul organisme vivant. Beaucoup d’entre eux se contorsionnent, comme tourmentés par la douleur physique et psychologique, d'autres semblent s'opposer, puissants et fiers, à l'oppression et à l'injustice que le régime autoritaire turc cherche à leur imposer. Ils révèlent sans vergogne la nudité et la difformité, devenant parfois brutaux et grotesques. D'autres semblent plus proportionnés, mais restent profondément différents des représentations stéréotypées de la femme séductrice prête à satisfaire le désir masculin. Ces corps ont tour à tour des yeux grands ouverts et obsédants, ou fermés et sournois ; ils ont souvent des pattes d'oiseau à la place des pieds, grâce auxquels ils peuvent s'envoler pour retrouver leur liberté niée.

Ce sont les œuvres que la journaliste, militante et artiste kurde Zehra Doğan a créées pendant ses longs mois d'emprisonnement. Arrêtée en 2017 sur de lourdes accusations de propagande terroriste pour avoir posté sur Twitter un dessin de Nusaybin détruite par l'armée turque, elle a purgé une peine de deux ans, neuf mois et vingt-deux jours dans les prisons de Mardin, Tarsus et Diyarbakir. Son histoire a profondément choqué l'opinion publique nationale et internationale et a indigné de nombreux artistes : Banksy lui a consacré une immense fresque murale à New York, sur le même mur qui avait accueilli les œuvres de Keith Haring dans les années 1980.

Diplômée de l'Académie des Beaux-Arts, la créativité de Doğan s'est épanouie grâce au soutien de ses compagnes de cellule, d'autres prisonnières politiques, de militantes et de féministes kurdes d'origines et d'âges divers, la plus âgée ayant plus de 80 ans. Ce travail collectif incessant a été pour elles une "lutte contre la paresse produite par l'enfermement" et une forme de résistance et de soutien à la cause commune par un enrichissement mutuel constant et la métabolisation partagée d'une expérience profondément traumatisante et marquante.

Le dessin pour lequel Zehra a été emprisonnée représente la prise de la ville kurde de Nusaybin par des milices turques et russes, qu'elle a transfigurées en scorpions géants. Courtesy : Prometeo-Gallery-Milan

En tant que journaliste, avant même son arrestation, elle avait écrit de nombreux articles relatant les affrontements dans les villes kurdes de Turquie, tandis qu’en 1915 pour son reportage sur les femmes yazidies, elle remportait le prestigieux prix Metin Göktepe. Pourtant, aucun projet ne l'avait autant exposée à la fureur du “sultan” que cette peinture : une reprise graphique d'une photo prise par un soldat russe à la fin du siège. « On me réprime parce que je dessine. Je suis convaincue que je peux changer les choses avec mon pinceau », a-t-elle écrit dans une lettre écrite depuis la prison (1).

« Il n'est pas nécessaire de déranger Freud pour se rendre compte que le contenu pertubant du message visuel ne peut être effacé aussi facilement que celui exprimé par des mots. Non seulement parce qu'il ne nécessite pas de traduction (et ce n'est pas rien), mais aussi parce qu'il frappe sans médiation », a commenté dans une interview Elettra Stamboulis, écrivaine, militante et directrice d'école qui a organisé la première exposition critique dédiée à  Zehra Doğan au musée Santa Giulia de Brescia (2020).

“A la mémoire de Hevrin Khalaf” Performance de Zehra Doğan à Brescia, à l'occasion de son exposition au Museo di Santa Giulia " Nous aurons aussi des jours meilleurs - Zehra Doğan. Œuvres à partir des prisons turques", 23 novembre 2019. Hevrin Khalaf était une femme politique kurde de nationalité syrienne, secrétaire générale du Parti du Futur de la Syrie, qui a joué un rôle important dans la province autonome du Rojava, prenant également part aux négociations avec les États-Unis. Elle a été tuée par les forces soutenues par la Turquie lors d'une opération militaire contre les Forces démocratiques syriennes le 12 octobre 2019.

En prison, sa production artistique devient fébrile, malgré de strictes interdictions. Au lieu de toiles, elle utilise des journaux, des vêtements, des serviettes, des draps de lit trouvés dans sa cellule et comme peintures, des matériaux organiques de récupération : café, curcuma, thé, cendres de cigarettes, jus de grenade, eau de Javel, fientes d'oiseaux, terre, sang menstruel.

« Être en prison était un privilège, aime à répéter Zehra. J'ai pu montrer que la résistance n'emprisonne pas. » Ses œuvres, symboles de lutte politique et de dénonciation sociale intense et puissante, ont en effet réussi à passer à travers les barreaux et les barbelés en échappant au contrôle des gardiens, et nombre d'entre elles ont déjà été exposées à Bâle, New York, Londres, Berlin, Milan et Brescia, ainsi que dans des lieux de militantisme politique au Moyen-Orient et en Europe. En 2020, ArtReview l'a classée parmi les 100 artistes les plus influent.e.s du monde.

Le murales réalisé par Bansky à New York en 2018 la représente tenant son arme favorite : un crayon. Source : internet.

Prison n°5 : le premier roman graphique réalisé dans une prison

La prison d'Amed à Diyarbakir, au Kurdistan turc, est un lieu tristement célèbre pour les violations systématiques des droits humains et les tortures atroces qui ont traumatisé, blessé et conduit à la mort de centaines de détenu.e.s politiques, principalement kurdes, depuis les années 1980.

« [...] sous la junte de Kenan Evren, un général qui avait pris le pouvoir (il a été d'abord chef d'état-major des forces armées puis septième président de la République turque, entre 1982 et 1989, ndlr), la prison n° 5 de Diyarbakir, la prison de Mamak à Ankara et la prison de Metris à Istanbul sont devenues les lieux de torture les plus redoutés de Turquie », peut-on lire dans le livre.

Dans ces symboles de résistance au nationalisme turc, où tout matériel artistique est strictement interdit, Zehra écrit et dessine sa bande dessinée "Prison n° 5" au dos de lettres qu'elle a reçues de son amie Naz-Öke, laissées volontairement vierges. Il s'agit du premier roman graphique réalisé dans une prison qui, en plus de sa grande valeur artistique, représente également un document historique très important, précise Elettra Stamboulis dans la préface. Réalisée en étroite collaboration avec ses codétenues, l'œuvre s'est "échappée" page après page, évitant la confiscation grâce aux mêmes personnes qui ont permis la diffusion de ses autres œuvres.

Les prisonnières kurdes lisent des journaux et partagent leurs opinions sur l'actualité politique.
Image tirée de : "Prison n° 5" par Zehra Doğan.

Enfermées dans des couloirs sombres et des dortoirs surpeuplés, glacés en hiver et suffocants en été, où «toute vie tient dans un sac poubelle », Zehra et ses compagnes ne cèdent pas à la victimisation et à la dépression et se soutiennent mutuellement dans les moments les plus difficiles. D’ailleurs, les moments de légèreté ne manquent pas et rendent leur vie derrière les barreaux plus tolérable. La journée est ponctuée de rythmes réguliers, entre les tours pour le nettoyage des espaces communs délabrés, les repas en commun, les moments de repos, l'étude et le partage des quelques livres qui ont échappé aux fouilles, jusqu'aux chants et aux histoires du soir autour de l'inévitable chai (thé). L'une d'entre elles donne des cours hebdomadaires de kurde, écrivant sur un miroir avec le maquillage dont elle dispose, une autre s'occupe de la revue de presse mensuelle extrapolée à partir des quelques journaux autorisés, certaines organisent des jeux de ballon, l'événement le plus attendu. « Il a fallu un mois pour s’habituer, pour que tous les soucis disparaissent, pour que ce système machiste oppressant s'évapore sous les rires des femmes. En prison, tout se règle avec la sororité. Avec mes compagnes d'infortune, je retrouve la joie et j'aurai  désormais toujours de quoi sourire », note l'autrice dans son roman graphique.

Bien que l'expérience racontée soit extrêmement dramatique, il n'y a jamais la moindre trace de victimisation ou d'apitoiement dans ses paroles : « Je ne comprends pas pourquoi on nous jette en prison, écrit-elle. Nous en sortons encore plus fortes. » En effet, l'emprisonnement devient pour elle une précieuse opportunité de changement et de confrontation qui renforce les valeurs démocratiques et féministes que la lutte pour l'émancipation du peuple kurde a toujours défendues. « L'affirmation du parcours artistique de Zehra et des autres repose sur un postulat idéologique important, également repris dans ce “Graphic Memoir”, à savoir la jinéologie (en kurde jineolojî), développée par le prisonnier politique zéro du régime turc actuel, Öcalan, poursuit Stamboulis. Dans le texte “Liberating Life - The Women's Revolution” publié en anglais en 2013, rassemblant les textes qu’il a écrits avant son enlèvement et son arrestation en 1999, l'idéologue kurde analysait le processus anthropologique qui a conduit à la construction du patriarcat. Il y réfléchissait à l'expérience socialiste et à ses limites par rapport aux processus libératoires, ce qui l'amenait à conclure que sans un processus complet de libération des femmes, la liberté ne peut être pleinement atteinte. »

Dans les faits, Zehra est avant tout une féministe et soutient par son art les sœurs en révolte après l'assassinat de Gina Mahsa Amini, cette jeune femme kurde de 22 ans arrêtée à Téhéran le 13 septembre par la police religieuse et décédée après trois jours de coma suite aux violences subies.

Le 15 octobre à Berlin, où elle vit actuellement en tant qu'exilée politique, elle a aspergé le portail de l'ambassade d'Iran avec une poignée de henné, de sang menstruel et de cheveux. Le même jour, elle a publié une vidéo sur les médias sociaux dans laquelle elle écrivait "Jin, Jîyan, Azadî" ("femmes, vie, liberté") en utilisant le sang menstruel, symbole du pouvoir du corps féminin et de la lutte pour la libération des femmes, qui s’étend bien au delà du Moyen-Orient.

« Voilà pourquoi je pratique mon art avec des cheveux et du sang. Je veux dire "je suis là", "nous sommes là", avec ma féminité contre l'État macho qui opprime les femmes en les tenant par les cheveux », a-t-elle déclaré peu après dans une interview.

(1) Reporters sans frontières classe la Turquie au 149e rang sur 180 pour la liberté de la presse et signale que neuf journalistes sont actuellement emprisonné.e.s dans le pays. À l'approche des élections de 2023, Recep Tayyip Erdoğan a intensifié ses attaques contre les médias dans le but de détourner l'attention du déclin économique et démocratique en cours et d'élargir sa base consensuelle. Le 4 octobre, son parti et le Parti du mouvement nationaliste (MHP) ont déposé un projet de loi sur la désinformation et les fausses nouvelles qui durcit les sanctions à l'encontre des professionnel.le.s accusé.e.s par le gouvernement « de publier des contenus erronés visant à susciter la peur ou la panique, à mettre en danger la sécurité intérieure ou extérieure du pays, l'ordre et la santé publique. » De nombreuses associations de défense des droits humains et certain.e.s observateurs/observatrices internationaux de la liberté de la presse estiment que cette mesure légitime la censure en ligne et la criminalisation du journalisme, renforçant ainsi le contrôle du gouvernement sur le débat public dans le cadre de la campagne électorale.
Cet article, produit par Babelmed, est republié par Medfeminiswiya dans le cadre du partenariat médiatique qui lie nos deux sites.
Quitter la version mobile