Pratiques du sexisme ordinaire : entretien avec le philosophe féministe Lorenzo Gasparrini. Deuxième partie.

Bien que les agressions sexuelles et les féminicides soient désormais un phénomène systémique en constante augmentation partout dans le monde , les médias n’en parlent généralement qu’au moment de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le 25 novembre, instaurée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1999. En outre, s’il est universellement admis que maltraiter une femme ou la frapper physiquement, voire la tuer, est un crime, on ne peut pas en dire autant des très nombreuses formes de violence « invisible » qui ne laissent pas de bleus et qui sont rarement appelées par leur nom : harcèlement. Or, il est fondamental d’identifier et de dénoncer ces « pratiques du sexisme ordinaire », parce qu’elles sont le terreau socio-culturel et psychologique sur lequel prospèrent des actions plus graves et, parfois, fatales. Nous en avons discuté avec Lorenzo Gasparrini, philosophe féministe, activiste anti-sexiste, auteur du blog Questo uomo no et de nombreux ouvrages, expert en éducation aux questions de genre.

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Parler des violences envers les femmes, on le sait, ne suffit pas pour les endiguer, surtout si on utilise pour ce faire le langage discriminatoire et non inclusif qui renforce et légitime le système patriarcal qui engendre cette violence. Quelle est votre expérience à cet égard, en tant que philosophe et que formateur ?

Des formes considérables de violence, plus nuancées en apparence, sont présentes dans notre langage quotidien, qui reste extrêmement sexiste. Pensons, par exemple, aux proverbes, aux expressions, aux insultes, aux exclamations que nous utilisons normalement pour nous défouler sans remarquer que dans leur contenu et dans leur étymologie, on trouve souvent le corps de la femme, ses pratiques sexuelles et d’autres formes de discriminations de genre. En les utilisant inconsciemment, nous perpétrons un pouvoir sexiste et contribuons à la diffusion de la violence envers les femmes. Si une forme de pouvoir fonctionne, n’importe qui peut l’utiliser : c’est pour cela que les femmes s’insultent souvent entre elles de manière très sexiste.

La première chose que je fais quand j’interviens dans les écoles, les lieux de travail, les casernes, les centres sociaux, c’est donc de présenter les mots que j’utiliserai et d’expliquer pourquoi. Après avoir discuté du “nouveau lexique”, j’essaie de proposer une visione différente des relations quotidiennes et de la façon de parler à ce genre qui d’habitude n’a jamais fait d’analyse de ce type, en luttant autant que possible contre le sentiment latent de culpabilité. Quand je parle de violence systémique, je parle d’une violence qui nous conditionne tous, qu’on l’exerce ou non. L’intention personnelle d’être violent ou de ne pas l’être compte relativement peu, parce tous autant que nous sommes nous mobilisons sans cesse des instuments violents : l’abus non intentionnel est tout aussi douloureux et dangereux et il est indispensable de commencer à en tenir compte pour éviter de le réitérer. En comprendre les effets concrets peut constituer une prise de conscience difficile, mais c’est le point de départ fondamental. Si on ne se rend pas compte qu’un sifflement dans la rue, c’est une femme qui réagit en changeant de chemin ou qui modifie ses habitudes et ses comportements par crainte, alors on a un problème. Cela signifie qu’on prétend parler du corps des autres sans leur consentement et qu’on veut  le “posséder” grâce à un acte de pouvoir en pensant qu’il n’y a rien de mal à cela.

En 2014, le réalisateur et producteur Rob Bliss a filmé une jeune femme pendant qu’elle marchait dans les rues de Manhattan, et qui a reçu en 10 heures plus de 100 remarques, commentaires vulgaires et compliments non demandés, sifflements, questions insistantes et dans certains cas de véritables insultes. Ces actes, communément appelés catcalling, constituent un type de harcèlement sexuel essentiellement verbal, qui a lieu dans la rue. D’après une étude datée de 2019 et réalisée par le UC San Diego Center on Gender Equity and Health,  les victimes de “verbal sexual harassment" aux États-Unis sont dans 76% des cas des femmes et dans 24% des cas des hommes. Ces derniers sont l’objet d’insultes essentiellement homophobes et transphobes.

Quelle est la responsabilité des médias dans la diffusion et le renforcement de ces récits stéréotypés? 

Il m’arrive souvent de faire des formations en Italie pour l’Ordre des journalistes et je suis confronté constamment à un énorme problème de pouvoir. En général, quand je parle de tout cela, le public se divise et, étrangement, la séparation ne se fait pas en fonction du genre des individus, mais de leur niveau professionnel. Ceux qui approuvent et partagent mes suggestions sur l’usage non-clivant et non-sexiste du langage sont essentiellement des freelances, des rédactrices et rédacteurs débutants, des jeunes stagiaires et inversement, ceux qui s’opposent sont presque toujours des directeurs, des chefs de service et des journalistes plus âgées.

Celles et ceux qui font des mots leur profession se sentent encore plus mis en cause quand iels (elles et ils) découvrent que l’usage qu’iels font du langage est complètement néfaste et stéréotypé. Iels refusent, par exemple, d’apprendre à appeler les personnes transgenres comme elles le souhaitent et continuent à utiliser leur dead names : c’est toujours une question de pouvoir. Pourquoi, par exemple, celles et ceux qui travaillent dans le domaine de l’information ne demandent-iels pas à la personne en question comme elle veut qu’on l’appelle? Refuser un certain langage, cela signifie refuser d’utiliser les instruments indispensables pour comprendre la réalité à laquelle on fait face, et qui est de plus en plus complexe.

J’aimerais vraiment beaucoup lire des informations écrites de manière non-violente dans nos journaux. C’est pour cela que je ne les lis jamais !

Dans son livre Pourquoi le féminisme sert aussi aux hommes (Perché il femminismo serve anche agli uomini, Eris, 2020, non traduit en français), vous analysez divers aspects du patriarcat, dont sa connexion intime et inéluctable avec le capitalisme. De quelle manière les féminismes peuvent-ils contribuer à libérer également les hommes de cette double prison?

Manspreading, ou man-sitting, est un néologisme qui fait référence à la position “à jambes écartées” que certains hommes adoptent lorsqu’ils sont assis dans les transports publics, occupant ainsi plus de sièges que le leur. En 2017, l’agence de transports publics madrilène EMT, sollicitée par un collectif féministe, a lancé une campagne de sensibilisation en instaurant des panneaux informatifs indiquant qu’il était interdit aux passagers d’occuper plus de sièges que nécessaire. Une action semblable avait été promue par le métro de New York quelques années auparavant. Images prises sur le web.

Pour comprendre la connexion entre le patriarcat et le capitalisme j’utilise souvent une formule féministe qui à mon avis reste particulièrement efficace : “Le capitalisme est le fils du patriarcat”. Contrairement à ce que pensent beaucoup d’hommes de gauche, en effet, le patriarcat naît en premier, et le capitalisme suit. C’est très bien de lutter contre le capitalisme et contre ses formes les plus aberrantes, mais nous ne devons jamais oublier d’où elles viennent. Le problème des formes de pouvoir patriarcal, c‘est qu’elle ne cessent pas à un moment donner pour renaître par la suite, mais qu’elles se transforment continuellement et c’est cela qui a bouleversé, par exemple, l’analyse marxiste : la réalité est devenue tellement complexe et diversifiée que cette pensée-là n’est plus capable de la comprendre comme elle le faisait à ses débuts. Marx, en outre, a choisi de laisser la question du genre à l’écart de sa réflexion socio-politique et économique. À mon avis, il a commis là une immense erreur, parce que cette question conditionne tous les autres aspects de notre société. Le capitalisme, donc, ne fait rien d’autre que renforcer, amplifier et diffuser les formes du pouvoir patriarcal.

Les féminismes servent aussi aux hommes parce que ce sont les seules voix par lesquelles une critique sensée peut arriver à notre genre, précisément parce que ce sont des voix extérieures, différentes, radicalement autres. Et, je le répète, l’objectif n’est pas de nous faire culpabiliser, mais de nous aider à mieux identifier certaines dynamiques dans lesquelles nous sommes pris depuis toujours, souvent de manière complètement inconsciente, et à enfin prendre nos distances avec elles. Nous découvrirons ainsi qu’il y a de nombreuses manières d’être hommes et qu’elles sont toutes préférables à cette masculinité traditionnelle hétéro, blanche, sexiste, hiérarchique qui semble pour beaucoup le seul modèle possible, même s’il est profondément en crise.

Moi je me déclare féministe par honnêteté intellectuelle, parce que tout ce que j’étudie appartient à ce monde-là et qu’utiliser un autre terme ferait de moi un ingrat, mais je ne fais pas ce que font les femmes, cela n’aurait aucun sens. Je cherche cependant à comprendre dans quelles mesure leurs pratiques de libération sont fondamentales pour nous affranchir des puissants conditionnements qui fondent la soit-disant identité masculine “naturelle”.

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