Entretien avec l’historien Amar Mohand-Amer

Les luttes pour l’égalité des droits s’organisent de mieux en mieux. Le travail que font les associations, sur la longue durée, est des plus précieux. Il faudrait développer, à mon avis, la promotion d’une recherche qui prendrait davantage en charge les questions relatives aux luttes des femmes dans notre histoire...

Les Algériennes sont confinées dans l'histoire de leur pays souvent comme "mater dolorosa" ou comme icônes belles et courageuses - les poseuses de bombes par exemple-, mais n'ont que peu de présence dans l'action politique, idéologique dans la guerre de Libération et dans les luttes post-indépendance. Quelle est votre analyse de cette invisibilisation ?

Le terme d’«invisibilisation » me semble inapproprié. Il est vrai que durant la guerre de libération, les femmes n’ont pas occupé des postes de responsabilité. C’est le cas également au lendemain de l’indépendance ou très peu.

Cependant, ce constat ne doit pas occulter une réalité, et elle est primordiale : les femmes ont été durant la guerre non seulement des icônes mais de véritables catalyseurs : plus encore, le fait que des jeunes adolescentes aient pu monter au maquis, ou appartenir aux groupes de choc du FLN, témoigne que sur le terrain cette dichotomie entre hommes et femmes était beaucoup moins prégnante.

Un exemple pour illustrer cette réalité : dans un village en Kabylie, une moudjahida est arrêtée et condamnée à mort par les soldats français. Au moment de l’exécution de la sentence, elle demande une épingle pour rabattre les deux côtés de sa longue robe ; elle ne voulait pas qu’en tombant sur le dos, son intimité soit dévoilée. Au moment de sa mort, elle est restée digne. C’est cela le combat et le sacrifice des femmes algériennes : le courage jusqu’au dernier souffle de la vie.

C’est vrai, et c’est malheureux de le dire, à l’indépendance on a oublié cela et estimé que le pays ne devait être dirigé que par les hommes et que les femmes devaient plus ou moins être confinées dans des rôles subalternes. Cette philosophie n’a pas réussi car aujourd’hui, des femmes sont ministres, cheffes de partis…

Les jeunes féministes algériennes tentent d'écrire et de valoriser les luttes de leurs aînées par de nombreuses initiatives éditoriales. Comment peuvent-elles redonner une place aux femmes dans le récit national si l'écriture de l'Histoire reste aux mains des hommes ?

Non, l’écriture n’est pas aux mains des hommes. De grandes historiennes algériennes sont là - et croyez-moi - très dynamiques. Vous parlez plutôt du récit national.

Ce qu’il faudrait, c’est de s’affranchir de l’histoire foncièrement politique et de s’intéresser aux interstices de ce passé. L’histoire sociale c’est la vie des gens dans leur quotidienneté. Il est primordial alors de connaître ce qui s’est passé dans les familles, les quartiers, les villages, confrontés à la guerre et à la colonisation. L’histoire sociale permet ainsi de s’intéresser aux « fantassins de l’histoire », celles et ceux que l’histoire politique et positiviste a occultés.

Comment peut-on faciliter la transmission mémorielle si la mémoire des femmes est tronquée par le filtre conservateur et patriarcal qui continue à diaboliser la revendication d'égalité des Algériennes ?

Il n y’a pas d’acquis sans combats et sacrifices. Face au patriarcat qui redouble de férocité, j’estime que les luttes pour l’égalité des droits sont de mieux en mieux organisées. Le travail que font les associations, sur la longue durée, est des plus précieux. Il faudrait développer, à mon avis, la promotion d’une recherche qui prendrait davantage en charge les questions relatives aux luttes des femmes dans notre histoire. Des travaux pertinents existants, mais pas en nombre suffisant, pour renverser cette tendance où les hommes sont toujours au diapason de l’histoire nationale.

Le Hirak a démontré la revendication d’égalité mais n'a pas révolutionné, semble t-il, la distribution des rôles dans la société algérienne. Est-on encore dans le « Ce n'est pas le moment » ?

Cette histoire-polémique du « Ce n’est pas le moment » ne doit pas minimiser l’extraordinaire avancée politique et sociale que le Hirak, démocratique et pacifique a apporté à notre société.

La puissante contribution et participation des femmes à cet événement historique est la preuve que la société bouge et avance. Le fait que des millions d’Algériennes et d’Algériens ont marché durant plus d’une année, malgré les entraves, est l’expression belle et solide que le Hirak est un mouvement avant-gardiste. C’est cela l’essentiel à mon avis.

 

Sites :
Centre national de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle CRASC
Groupe de Recherche en Histoire de la Guerre (GRHG) 
Dernières publications :
  • « Ahmed Ben Bella, premier Président de l’Algérie indépendante : les raisons de son accession au pouvoir en 1962 », SFHOM, 2022.
  • « L’émir Abd el-Kader au cinéma : l’histoire aux prises avec la politique »,  C. Faucourt et Fl.Hudowicz (dir.), Abd el-Kader, Marseille/ Paris, Mucem, Errance/Actes Sud, 2022.
  • « Récits historiques alternatifs et enjeux mémoriels en Algérie », G. Fabbiano et A. Moumen (dir.), Algérie coloniale. Traces, mémoires et transmissions, Paris, Le Cavalier bleu, 2022.
  • « Les historiens algériens confrontés à la fermeture des Archives nationales» , Mémoires en jeu, 15/16, 2022. 
  • « Deux éclairages sur le moment présent : élections et protestations ; état civil vs état militaire », A. Allal, L. Baamara, L. Dekhli, G. Fabbiano (dir.), Cheminements révolutionnaires. Un an de mobilisations en Algérie (2019-2020), Paris, CNRS, 2021.
  • « La question des disparus du fait des forces de l’ordre françaises durant la guerre vue d’Algérie », C. Teitgen-Colly, G. Manceron, P. Mansat (dir.), Les disparus de la Guerre d'Algérie / La bataille des archives, Paris, l'Harmattan,  2021.
  • « La recherche et l’écriture de l’histoire en Algérie : réalité et enjeux politiques et mémoriels », Maghreb - Machrek, vol. 245, 3, 2020.
  • « Contester le hirak : essai d’analyse du discours », Insaniyat, CRASC, 88, 2020.
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