La lutte contre la traite sexuelle au Monténégro : pas de recul, mais pas de progrès non plus

Si les féminicides sont aussi présents et aussi fréquents chez nous et si les coupables ne sont pas sanctionnés à temps ou empêchés d’agir – qui peut bien se ficher ‘’d’ une pute de moins qui méritait d’être torturée, violée, tuée et clouée au pilori de la honte et du déshonneur’’. Entretien sur la traite des êtres humains au Monténégro avec l’activiste Aida Petrović.

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Dans le rapport annuel du département d’État [l’équivalent du ministère des Affaires étrangères aux États-Unis, n.d.t.] sur la traite des êtres humains pour l’année 2021, présenté lors d’une conférence à Washington par le secrétaire d’État étasunien Anthony Blinken, on pouvait lire que le Monténégro figurait à la même place (niveau 2) que celle qu’il avait occupée auparavant. Le rapport indiquait également que le gouvernement du Monténégro n’avait pas complètement satisfait aux normes minimales visant à éradiquer la traite des êtres humains, mais que le pays avait fait des efforts significatifs en ce sens, en mettant par exemple sur pied une formation complète à l’identification des victimes, en fournissant une aide aux agents concernés par la lutte contre ce trafic, et en adaptatant les procédures dans les centres d’accueil des victimes de la traite.

Peu importe que chacun de ces efforts fasse l’objet d’éloges diplomatiques, en particulier sur le non-recul du Monténégro dans ce domaine : la conclusion à en tirer est bel et bien que le pays n’a pas fait de progrès, puisque le gouvernement n’a pas satisfait aux normes minimales dans plusieurs domaines clés. Le rapport indiquait ainsi que le gouvernement avait enquêté sur un moins grand nombre d’affaires, qu’il avait poursuivi moins de suspects, diminué ses efforts pour protéger les victimes, en allouant par exemple moins de moyens aux centres d’accueil gérés par les ONG, en identifiant un moins grand nombre de victimes. Le rapport pointait par ailleurs un manque d’efforts pour identifier activement les victimes de la traite parmi les demandeurs d’asile, les migrant.e.s en situation irrégulières et les travailleurs et travailleuses saisonniers.

La militante féministe Aida Petrović, fondatrice et directrice générale de l’ONG « Lobby féminin du Monténégro » (en anglais Montenegrin Women's Lobby, MWL, n.d.t.), qui lutte depuis de nombreuses années contre le trafic d’êtres humains et qui apporte une aide aux victimes de violence et d’exploitation sexuelle, concorde avec les conclusions du rapport du Département d’État. Interrogée par Medfeminiswiya, Aida explique que ce sont d’abord et avant tout les responsables de la protection des droits humains qui devraient regarder en face un tel rapport, qui dit que le Monténégro n’a pas satisfait aux normes minimales visant à éradiquer de la traite des êtres humains. C’est pour cette raison que le Monténégro stagne dans le domaine de la prévention, de l’éducation et de la protection contre la traite d’êtres humains. « Le manque de financements pour les rares services d’aide d’urgence, le refus d’en ouvrir des nouveaux, le nombre insuffisant de professionnels et de personnes ayant une expérience pratique du travail avec les victimes de la traite – ce n’est là que la pointe de l’iceberg que représente ce problème », explique Petrović.

Aida Petrović: "Le silence encourage la violence"

Elle estime par ailleurs que durant ces deux dernières années, marquées par des troubles politiques et sociaux ayant provoqué la chute de deux gouvernements, le problème de la traite des êtres humains n’a retenu que marginalement l’attention des responsables des services chargés du respect des droits humains, notamment lorsque cela concernait les droits des femmes et des enfants. Ces derniers sont justement au centre du travail de l’organisation qu’elle dirige depuis plus de vingt ans.

Le MWL porte ainsi le projet « Améliorer la prévention et la protection contre la traite des êtres humains et l’exploitation sexuelle », une campagne nationale de prévention qui promeut la mise à disposition d’un soutien et d’information aux victimes potentielles de traite et d’exploitation sexuelle sur tout le territoire du Monténégro. Ce dispositif fonctionne grâce à une coopération professionnelle multisectorielle et à la mise à disposition de plusieurs services sur les plateformes d’écoute de l’association.

Petrović explique que les victimes ont peur de signaler leur problème aux institutions, en qui elles n’ont pas confiance, parce que les trafiquants restent la plupart du temps introuvables, et que lorsqu’ils sont identifiés, ils ne sont sanctionnés que légèrement, voire pas du tout.

« L’excuse la plus courante que nous entendons est : il n’y a pas de preuves. La victime de traite est dans la plupart des cas le seul témoin de toutes les horreurs et de toutes les humiliations qu’on lui a fait subir, et son témoignage n’est jamais complètement cru même lorsqu’il y a des preuves. On voit là l’immense discrimination et la stigmatisation dont souffrent les victimes de la traite, et l’absence de justice. »

Les militantes qui se disent féministes sont tout particulièrement la cible de discours de haine et de menaces, parce que pour la société monténégrine, le féminisme c’est l’hérésie, le mal, la honte…

Quant à la prostitution forcée qui sévit au Monténégro, Aida Petrović explique qu’elle est présente en continu, avec plus ou moins d’intensité, indépendamment de la saison touristique. Elle affirme que le pays ne dispose même pas d’un minimum de mesures adéquates pour reconnaître institutionnellement ce type de crime et de violation des droits humains et des droits des enfants.

« D’après les données dont dispose notre organisation, depuis quelques années, on compte de plus en plus de jeunes filles mineures parmi les victimes de la prostitution forcée, dès 13 et 14 ans. Elles entrent dans le monde de la prostitution avec naïveté et innocence, parce qu’elles font confiance à un petit ami, à un ami, à une connaissance de la famille, qui les convainc qu’elles ne font rien d’autre que « s’amuser » et qu’il n’y a rien de mal à cela. Pour accélérer les choses, les trafiquants qui entraînent les jeunes femmes dans le monde de la prostitution les rendent presque systématiquement dépendantes à toutes sortes de stupéfiants et à l’alcool, afin de pouvoir les manipuler plus facilement. »

Comme le fait observer Aida Petrovic, la frontière entre prostitution forcée et traite est très mince, et elle est souvent invisible et méconnaissable. « La prostitution et la traite sont de plus en plus répandues sur les réseaux sociaux et sur internet. La famille peut passer à côté du problème et ne pas être en mesure de l’identifier à temps », ajoute-t-elle.

Il y a vingt ans, le public monténégrin avait été ébranlé par le cas de la citoyenne moldave « SČ », victime de traite, cela avait d’ailleurs provoqué un grand nombre scandales politiques. Des témoignages livrés à la presse par des femmes évoluant dans ce qu’on appelle la « prostitution d’élite », dont l’anonymat a été préservé, affirment que plusieurs personnalités publiques et hommes politiques sont des clients réguliers. Cependant, ces allégations n’ont jamais débouché sur une enquête en bonne et due forme. Malheureusement, selon Aida Petrovic, ces cas de traite, qui touchent le grand public, n’ont pas eu d’influence significative sur la prise de conscience du problème dans la société.

Aida Petrović

« Dans cette conception fondamentalement primitive, stéréotypée, misogyne et sexiste du rôle des femmes dans la famille et dans la société, les jeunes filles et les femmes victimes de traite ont tendance à n’être vues que comme des personnes immorales, indignes, des putes qui n’ont que ce qu’elles cherchent et que ce qu’elles méritent. Si les féminicides sont aussi présents et aussi fréquents chez nous et si les coupables ne sont pas sanctionnés à temps ou empêchés d’agir – qui peut bien se ficher ‘’d’une pute de moins qui méritait d’être torturée, violée, tuée et clouée au pilori de la honte et du déshonneur’’ ? »

Dans ce film d’horreur particulièrement sombre qui se joue au détriment des êtres de sexe féminin, l’homme en tant que client, celui qui cherche des services sexuels contre de l’argent, reste invisible et impuni. Il est ainsi protégé dans ses mauvaises intentions et justifié dans sa demande du corps féminin, perçu comme une marchandise disponible en permanence pour satisfaire sa débauche.

Ce sont les populations tsiganes qui sont probablement les plus vulnérables au trafic d’êtres humains…

« La question est de savoir jusqu’à quel point quelqu’un peut, veut et a le courage de parler publiquement de la réalité crue du trafic sexuel, de ce problème majeur auquel n’a pas réchappé la société monténégrine.  Celui-ci va de pair avec d’autres activités criminelles, et représente l’une des sources de profit les plus lucratives avec la vente de drogue et la vente d’armes », note Aida Petrović.

Le Monténégro a accueilli plusieurs milliers de réfugiés venus d’Ukraine, essentiellement des femmes et des enfants, qui constituent une catégorie vulnérable au trafic. Petrović nous explique que son organisation a déjà eu affaire à des femmes ukrainiennes, qui se sont adressées à elles pour demander de l’aide et des conseils.

« Il est difficile pour des réfugiés de trouver la paix et la sécurité économique au Monténégro, pays pauvre qui a été ébranlé par une série de crises internationales et intérieures, par une inflation élevée et par une forte instabilité du point de vue de la sécurité. De telles personnes sont vulnérables et précaires, elles évoluent dans un environnement étranger dont elles ne connaissent pas la langue ni les règles et dans la mesure où elles cherchent d’abord à survivre, elles sont le plus souvent la cible des trafiquants, qui disposent de stratagèmes et d’arnaques très élaborées leur promettant une vie meilleure. Je suis contente que, dans plusieurs cas, nous ayons pu fournir le soutien et l’information nécessaires. »

Toutefois, d’après les statistiques officielles du Monténégro, ce sont les populations tsiganes qui sont probablement les plus vulnérables au trafic d’êtres humains. Petrović, qui s’occupe des droits des populations tsiganes au sein du MWL, affirme que les jeunes filles tsiganes sont souvent victimes de mariages arrangés et d’autres formes de violence lorsqu’elles deviennent adultes.

 « Beaucoup d’entre elles ont été hébergées dans le Centre d’accueil pour les Victimes de la Traite d’êtres humains géré par le CŽL de 2004 à 2019. L’extrême pauvreté, ainsi que les discriminations qui sont le lot des populations tsiganes dans la société, sont des obstacles majeurs à l’éradication des mariages arrangés d’enfants, de la mendicité comme forme de crime organisé ou de « réponse » à la pauvreté, ainsi qu’à toutes les formes de violence contre les jeunes filles et les femmes tsiganes. Il faut pour résoudre ce phénomène une réponse continue et systémique de toutes les institutions et de toutes les ONG. »

Dans la mesure où le Monténégro n’a pas résolu nombre de ces problèmes, considérés stagnants dans le rapport du Département d’État, on ne peut guère être optimiste sur les éventuels progrès qui pourraient être enregistrer sur l’année en cours, étant donné la crise sociale et politique généralisée que connaît le Monténégro, laquelle s’accompagne d’une augmentation de la misogynie et des discours de haine.

Aida Petrović explique que malheureusement, ce type de traitement de la population féminine est devenu parfaitement acceptable socialement et institutionnellement, en particulier ces deux dernières années. « J’y inclus les menaces de divers ordres sur la base de la nationalité et de la religion, poursuit-elle, ce qui comprend les menaces de mort ou les meurtres et les blessures au sein de la famille, notamment envers les femmes qui agissent dans l’espace public et qui résistent publiquement et explicitement à la folie de la politique du « sol et du sang », au fascisme, au clérico-fascisme, au nazisme, au racisme, à l’homophobie, à la pédophilie, et à tous les phénomènes sociaux rétrogrades et déviants. Les militantes, qui se disent féministes, sont tout particulièrement la cible des discours de haine et des menaces, parce que pour la société monténégrine, le féminisme représente l’hérésie, le mal, la honte. C’est très triste, ce sont des manières de penser conservatrices qui existaient au XIIe ou au XIIIe siècle… mais qui sont toujours bien vivantes au XXIe siècle. »

L’an dernier, un Club des Femmes a vu le jour au Parlement du Monténégro. Il comprend des représentantes de tous les partis parlementaires et vise à encourager les politiques de genre via l’amélioration du cadre légal. Pourtant, selon Aida Petrović, le MWL n’a pas coopéré avec cet organe gouvernemental parce que ses membres n’ont jamais été invitées aux réunions, aux séances thématiques ni aux autres séances d’information pédagogique. « Bien sûr, nous restons ouvertes à la coopération, comme cela a été clairement dit lors de la réunion avec les ambassadeurs des pays de l’UE. Mais même après cela il n’y a pas eu d’initiatives ou d’appels à la coopération. Nous accueillons tous les progrès faits dans le domaine de l’amélioration des droits des femmes qui ne sont pas de simples déclarations », ajoute-t-elle.

Lorsqu’on lui demande comment elle voit la situation de la traite au Monténégro en 2023, Aida Petrović répond :

« Avec les crises politique, sécuritaire et globale que nous endurons – et celle plus grande encore qui, d’après les annonces du gouvernement, nous attend – je ne vois pas de développements majeurs en 2023 concernant le problème de la traite. Mais ce serait un mal plus grand encore s’il n’y avait pas au moins quelques progrès et si les victimes étaient totalement abandonnées aux rouages de la traite, dans des situations souvent désespérées ». 

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