Et si les femmes géraient bien (mieux) l’argent?

« Contrairement à ce que l’on croit, les femmes ont toujours eu un rapport à l’argent », commence Badalassi, qui condamne le commentaire « complètement dépassé » de l’employé de banque romain auquel Veronica a eu affaire. Entretien avec Giovanna Badalassi, co-fondratrice du blog Ladynomics

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Il y a quelques mois, Veronica (le prénom a été changé pour préserver son anonymat) a perdu sa mère. Elle a gardé de cette perte une grande douleur, et « un peu d’argent » : suffisamment, avec un prêt bancaire, pour sortir du cauchemar des loyers en constante augmentation, des colocataires pas toujours sympathiques, des expulsions qui guettent. « C’est maintenant ou jamais », s’est-elle dit, et pendant des semaines, elle a compulsé les annonces, fixé des rendez-vous, visité des appartements. Jusqu’à ce qu’elle trouve celui qui était fait pour elle.

Son emploi à durée indéterminée de 20 heures par semaine dans le secteur public, auquel venait s’ajouter un emploi à temps partiel, dans le secteur privé, en contrat à durée déterminée, lui semblaient des garanties suffisantes pour payer les mensualités du prêt.

Eh bien non. Le refus de la banque lui est arrivé accompagné d’une question de l’employé qui l’a laissée sans voix : « Vous n’avez pas de mari ? ». Est-il donc possible qu’en 2022, en Italie, un homme offre toujours de meilleures garanties qu’une femme pour obtenir un crédit ?

Giovanna Badalassi, co-fondratrice du blog Ladynomics

Tel est le point de départ de notre conversation avec Giovanna Badalassi, économiste, chercheuse et spécialiste en politiques de parité – ces instruments grâce auxquels l’administration publique tente d’analyser et de prévoir l’impact des investissements sur la réduction du gender gap. Un impact qui continue à être bien en-deçà des principes d’égalité entre hommes et femmes garantis par la Constitution.

En 2015, avec une autre chercheuse, Federica Gentile, Giovanna Badalassi a fondé un blog intitulé, avec l’ironie qui la/les caractérise, Ladynomics, accompagné du sous-titre Pour une économie reine[1].

Ladynomics passe au crible les mesures nationales et internationales destinées à améliorer la condition des femmes – à commencer par les politiques de l’emploi ou celles visant à encourager la création d’entreprises féminines – , analyse au prisme du genre l’impact des crises économiques et financières, présente des études et des recherches. L’ensemble se nourrit d’une analyse attentive de données et de statistiques, à partir desquelles les deux chercheuses élaborent également des propositions politiques concrètes.

 « Contrairement à ce que l’on croit, les femmes ont toujours eu un rapport à l’argent », commence Badalassi, qui condamne le commentaire « complètement dépassé » de l’employé de banque romain auquel Veronica a eu affaire.

« Mais le rapport des femmes à l’argent est différent de celui des hommes. C’est un rapport que personnellement je définis comme matrimonial  : il commençait autrefois, sauf rares exceptions, quand on se mariait et qu’on se mettait à gérer les revenus du ménage pour faire les courses et payer les factures, c’est-à-dire pour assurer le bien-être quotidien de toutes les composantes de la famille. Réussir à joindre les deux bouts, faire fructifier au mieux l’argent dont on dispose, négocier le meilleur rapport qualité-prix : ce sont des choses que les femmes savent très bien faire, elles font ça depuis des siècles et sont éduquées dès leur plus tendre enfance en ce sens. »

« Le rapport des hommes à l’argent, en revanche, est de type patrimonial, c’est-à-dire qu’il est lié à l’acquisition de biens, à leur accumulation, à leur multiplication. C’est donc un type de rapport qui fait mieux face à l’abstraction de la finance, de la bourse, où les biens qu’il s’agit d’accumuler sont des chiffres dans des comptes en banque, des biens qui sont complètement dématérialisés, de purs flux d’argent », continue Badalassi.

Image reprise dans le blog Ladynomics

Ladynomics illustre ainsi depuis toujours la façon différente qu’ont les femmes de penser et de gérer l’argent, avec la ferme conviction que cette modalité, qui est « plus une modalité de comptable où il faut joindre les deux bouts, et où le pouvoir d’achat se mesure en biens concrets », a elle aussi une valeur économique, en plus de sa valeur sociale, qui est par ailleurs fondamentale pour le PIB.

« Quand on a commencé Ladynomics, quand on a commencé à raconter l’économie du point de vue de son impact sur la vie des femmes, on était des pionnières absolues, se souvient Badalassi. Ce qu’on écrivait semblait alors totalement neuf ». Et ce malgré les décennies de littérature féministe qui, depuis les campagnes en faveur de la rémunération du travail domestique, a mis en évidence la valeur économique du travail non rétribué des femmes. Ce travail, qu’on appelle travail reproductif, continue à peser de manière prépondérante sur les épaules des femmes.

Aujourd’hui, deux ans et demi après le début de la pandémie de Covid19, qui a eu des conséquences beaucoup plus lourdes pour les femmes, « la conscience de ce que l’économie n’est pas neutre, qu’elle a un impact différent sur les hommes et les femmes, et que la vie des femmes, y compris celle qui se déroule dans l’espace domestique, a une valeur économique propre, s’est énormément développée, affirme Badalassi, et elle est répandue dans tous les milieux, pas seulement au sein de l’élite de femmes conscientisées et engagées sur la scène publique auxquelles était initialement destiné notre blog. »

La Conférence de Pékin de 1995 (quatrième Conférence des Nations Unies sur les femmes) a été le point culminant d’un mouvement global qui a imposé partout le concept de gender equality (égalité de genre) – une espèce d’oxymore cherchant à tenir ensemble la nécessité de dépasser les discriminations existantes entre les hommes et les femmes et celle de reconnaître la diversité des corps, des désirs, des rôles liés aux genres. À tel point qu’aujourd’hui, la diversity, la diversité, est aussi devenue une valeur pour les entreprises.

« Des études récentes sur la diversity, raconte Badalassi, ont démontré que lorsque ce sont les femmes qui gèrent les achats pour le compte des entreprises, on constate une plus grande propension à éviter les investissements hasardeux, présentant de hautes marges de risque, ou ceux qui ne sont pas complètement viables. En outre, les femmes tendent à améliorer la transparence, le respect des règles et la légalité, autant de valeurs qui sont très importantes sur les marchés globaux. »

Genre, égalité et corruption: quels sont les liens?

Sur Ladynomics, Badalassi avait déjà présenté une étude de Transparency International qui, « en croisant les données sur le gender gap et sur la corruption, a montré comment la corruption diminue dans les pays où il y a une plus grande égalité entre hommes et femmes, ou dans ceux où le pourcentage des femmes au sommet de l’administration publique et à la tête des entreprises est plus élevé », fait encore remarquer la chercheuse.

« Cela reflète parfaitement l’approche culturelle différente avec laquelle on éduque les garçons et les filles dès leur plus jeune âge, explique Badalassi. Pour les premiers, on valorise les capacités à prendre le pas sur les autres, à gagner, également par la ruse et en utilisant les gens à leurs fins. Y compris à s’enrichir. D’ailleurs, dans la langue de la finance, les personnes sont appelées des ressources humaines. Pour les femmes, c’est le contraire : l’argent est un instrument, la finalité pour laquelle on l’utilise est le bien-être des personnes, qui est également garanti par le respect des règles. »

C’est précisément pour cette raison que « les femmes sont généralement de bonnes gestionnaires publiques, quand elles parviennent à prendre la tête d’une commune ou d’une région », ajoute Badalassi. Mais les femmes maires en Italie sont à peine 15%, soit 1 154 femmes sur 7 707 hommes.

Comme souvent dans les situations où les femmes sont discriminées, la responsabilité en est attribuée aux femmes elles-mêmes : à un manque de confiance en elles ou à un manque de compétences. Et ce malgré le fait que, dès 2016, les femmes représentaient 51.4% des diplômés en économie et commerce, comme l’avait documenté une recherche dirigée par Maria Corsi pour la Société italienne d’économie.

En 2018, le Comité pour la programmation et la coordination des activités d’éducation financière, institué en 2017 dans le cadre de la collaboration entre le ministère de l’Économie et le MIUR (ministère de l’Instruction, de l’université et de la recherche) avait ainsi réalisé un guide, en collaboration avec la revue Donna moderna (Femme moderne), pour permettre aux femmes de « tester en quelques minutes leurs connaissances financières », et pour expliquer « pourquoi il est important pour les femmes de savoir gérer leur argent au lieu de déléguer cette activité aux hommes ».  Et on assiste également à la multiplication des cours « d’éducation financière pour femmes » proposés par diverses associations, souvent en collaboration avec des instituts bancaires.

« Ce sont des initiatives intéressantes, reconnaît Badalassi, mais elles reflètent une approche fortement centrée sur l’initiative individuelle et le capital privé, qui ne suffisent pas pour encourager des changements d’ordre systémique. Il faut également des mesures publiques adéquates et une plus grande présence des femmes dans les lieux de prise de décision, de manière à créer de nouveaux modèles de référence pour les jeunes femmes et d’enclencher un changement culturel où les talents et les aptitudes féminines seraient reconnues et valorisées, au lieu de prétendre des femmes qu’elles s’adaptent aux standards et aux modèles masculins », soutient la chercheuse.

Après tout, Ladynomics est né précisément pour cela.

[1] L’original, « Per una signora economia », signifie littéralement à la fois « Pour une économie de grande valeur » et « Pour une économie femme ».
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