Algérie. L’argent des femmes dans la poche des hommes

Leurs salaires, leur honoraires, leurs bénéfices doivent d’abord servir les projets des hommes, condition pour garder leur liberté de travailler.

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Dans une discussion sur la page Facebook du groupe féministe algérien Kikima Che Femara sur le thème du budget familial, des internautes ont tous convenu que « les conjoints doivent contribuer aux dépenses de la famille », certains ont rappelé que les hommes sont tout de même tenus d’entretenir leur épouse. Et l’internaute E.T se demande « qu’est-ce qu'elle va faire avec son salaire ? ».

Les adeptes de l’homme pourvoyeur du pain quotidien se référent certainement au Code la famille qui prévoit dans son article 74 que le mari doit subvenir à l’entretien de sa femme (1). Ce texte se base sur la position de l’Islam qui ordonne dans son verset 34 de la sourate du Coran An-nisa (les femmes) que « les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des avantages que Dieu leur a accordés sur elles et en raison des dépenses qu’ils effectuent pour assurer leur entretien. » (2). L’argent étant une affaire d’hommes celui des femmes n’est plus qu’un revenu « d’appoint » même s’il représente parfois la seule ressource du budget du ménage.

Hypocritement la société algérienne méprise un homme qui vit de l’argent de sa soeur, sa femme ou sa mère « ce n’est pas un homme », alors que les familles vivant du labeur de leur fille sont une banalité sociale. Il est omis par la même que les mères de famille sont celles qui s’épuisent à boucler des budgets modestes sacrifiant leurs propres envies. Cependant, les rôles ne sont pas aussi figés en réalité car les Algériennes aspirent à leur autonomie financière d’autant qu’elles comptent de moins en moins sur la grande famille patriarcale, en voie de disparition, qui n’a plus les moyens de prendre en charge tous ses membres.

La dégradation du pouvoir d’achat, la crise du logement, la pression démographique, les nouveaux modes de consommation, ont rebattu les cartes de la société algérienne. L’heure est au profit, au business et à la débrouille. Les femmes installées depuis toujours dans l’informel ne sont pas en reste. Elles tentent depuis les années 2000 de valoriser leurs savoir-faire pour pénétrer l’espace économique en créant leur commerce ou leur entreprise.

Photo crédit APSDZ

Plus de 41.500 micro-entreprises ont été créées grâce aux dispositifs des aides de l’Etat. Plus de 175.000 femmes étaient inscrites au registre de commerce en 2021. Les Algériennes veulent gagner de l’argent pour s’émanciper et elles parlent désormais « business et affaires », un domaine réservé auparavant aux hommes. Elles se sont emparé des réseaux sociaux pour vendre en ligne produits et services. Elles font des prestations à domicile pour les soins esthétiques, la coiffure, la garde d’enfants ou le service de traiteur.

Leila Boussaid, professeur de droit à l’université d’Alger explique que les femmes préfèrent rester dans l’informel -comptant par ailleurs pour une large part dans l’économie algérienne- pour s’épargner les tracasseries administratives, l’environnement sexiste de l’entreprise, le harcèlement de rue et les critiques du mari ou du frère qui apprécient leurs dinars mais pas leur indépendance. La régression de la société algérienne ces dernières années, au niveau des libertés individuelles et collectives, estime Leila Boussaid, pénalise davantage les femmes dans leur parcours professionnel. Ces contraintes ajoutées aux faiblesses des circuits de distribution des biens et de l’opacité des financements découragent souvent les ambitions d’entreprendre des femmes.

Le monde du travail, un monde hostile

Monter son entreprise n’est pas à la portée de toutes les femmes. Ainsi sont-elles de plus en plus nombreuses à opter pour des carrières dans des filières plus stables comme l’administration publique. Elles sont plus de 41% (environ un million) du nombre global des fonctionnaires, 45,16 dans les activités libérales, 17,11 dans  l’artisanat, 16,42 dans les services et 14,29 dans l’industrie. Néanmoins le taux d’emploi des femmes en 2019 ne dépassait pas 13,5% tandis que celui des hommes était de 61,2%.

Selon le premier responsable de l’agence de l’emploi (ANEM), dans son intervention au Forum International de la femme à Alger en décembre 2021, « ce chiffre faible (est dû) à la difficulté d’obtenir un financement, au manque de formation, à la difficulté d’intégrer le milieu professionnel, de concilier vie professionnelle et vie familiale, ou encore à certaines difficultés à caractère social et culturel » qui constituent autant de freins à l’insertion professionnelle des femmes.

Le taux de chômage féminin était de 20,4% en 2019 alors que celui des hommes ne dépassait pas 9,7%. Selon les statistiques de l’ANEM (3) 39 %, soit plus de 814.000 des demandeurs d’emploi, sont des femmes. La loi algérienne n’est pas discriminante en matière d’accès à l’emploi mais le gouvernement ne fait rien pour valoriser le travail des femmes préférant accuser les mentalités et les employeurs. Les places en crèche sont une denrée rare, les cantines scolaires inexistantes, les transports aléatoires dans les petites villes, la sécurité dans l’espace public insuffisante, le plafond de verre très solide figurent parmi les nombreux obstacles qui bloquent la main d’oeuvre féminine.

Le rapport de la Banque mondiale de 2022 (4) pointait à propos de la retraite que «L’Algérie pourrait opter pour une égalité dans l’âge de la retraite à la fois pour les hommes et les femmes, et faire en sorte que les femmes arrivent à obtenir une pension à taux plein tout comme les hommes. Une égalité est recommandée pour l’âge de la retraite partielle ou complète.»

Dans une étude récente (5) réalisée par l’organisation EFE (Education for Employment) avec le soutien du MEPI (Middle East Partnership Initiative) : « seulement 15 % des personnes interrogées estimaient que tous les types d’emploi sont acceptables pour les femmes. 10 % estimaient que tous les secteurs sont appropriés si l’employeur réussit à gérer la présence des hommes et des femmes dans le milieu de travail, 8 % supplémentaires estimaient que tous les types d’emploi sont acceptables si la femme rentre avant la tombée de la nuit, enfin 57 % seulement estimaient que les femmes devraient travailler, alors que 89 % des femmes sondées étaient en faveur du travail féminin. »

Cette situation est d’autant plus surprenante que les femmes sont les championnes de la réussite scolaire. L'université algérienne compte aujourd'hui 62% d’étudiantes et 42% d’enseignantes. Autrement dit 44% de l'effectif total des universités sont des femmes. Pourtant, 54% du total des femmes inscrites au chômage sont des diplômées universitaires, et 22% d’entre elles sont diplômées des centres et instituts de formation professionnelle.

Contrat de mariage pour éviter les mauvaises surprises

Pourquoi elle a besoin d’argent ?  Se demandait un internaute dans le tchat de Kikema Che Femara. Si l’argent qu’elle gagne ne tombe pas dans l’escarcelle de la famille, une femme surtout célibataire entendra sûrement à un moment ou un autre cette question. Les femmes sont censées travailler pour « aider », pour répondre aux urgences, aux besoins courants et non pas pour un projet personnel, ou encore pour leur plaisir.

Il était admis dans le passé que les jeunes filles ou leurs mères économisent leurs maigres gains de la vente de produits artisanaux ou agricoles pour préparer le trousseau du futur mariage et alléger le chef de famille de cette charge. Il n’était pas question de s’autonomiser. Dans les campagnes, les femmes arrivaient à vendre pour leur propre compte, un petit quota de la production familiale l’huile d’olive (qu’elles avaient elles-mêmes récoltée d’ailleurs) à leur entourage ou les produits de leur poulailler. En ville, elles étaient couturières, brodeuses ou pâtissières.

Aujourd’hui que les femmes ont un revenu régulier par leur salaire, leurs honoraires ou leurs bénéfices, elles ont enfin leur propre projet personnel. Acheter une voiture, un logement, voyager ne sont plus des rêves inaccessibles pour une femme quand elle a la chance de ne pas devoir entretenir un frère, un fils ou un mari au chômage, un vieux père, une mère veuve ou divorcée.

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Leila Boussaid, professeur de droit à l’université d’Alger, se rappelle des propos de l’une de ces femmes qui « ne touchent pas leurs salaires », le mari disposant du traitement de son épouse à laquelle il concède son « argent de poche ». Si elle refuse il peut lui interdire de travailler sous un prétexte quelconque. L’argent de la femme va dans le pot commun si l’on peut dire et peut servir à financer l’achat de voiture, de gros équipements de la maison ou un bien immobilier. « Le problème est que ces acquisitions sont effectuées au nom du mari ». En Algérie, les transactions financières appartiennent plus souvent au monde masculin. « Je ne compte plus le cas de femmes qui ont construit ou acheté des biens mais qui ne figurent pas sur l’acte de propriété. En cas de divorce elles découvrent qu’elles ne possèdent rien après des années de travail ».

Le Code de la famille prévoit que le père doit assurer un toit à ses enfants mineurs dont la mère a la garde. Elle est supposée pouvoir rester dans le domicile conjugal ou disposer d’un logement décent que le mari doit payer. Si les enfants sont majeurs la mère alors doit quitter les lieux, propriété du mari. Les mères jetées dans les rues des villes algériennes le savent bien. Ces femmes sont mises à la porte parce que l’homme se déclare dans l’incapacité de financer un autre logement et dit au juge souhaiter fonder une nouvelle famille.

« Toute cette souffrance pourrait être évitée si les femmes demandaient un contrat de mariage pour se protéger en cas de divorce. Le contrat de mariage est prévu par le code de la famille, il faut s’en saisir ! »  insiste Leila Boussaid. Rares sont les couples qui contractualisent leur mariage. « Les femmes y sont hostiles parce qu’elles craignent d’être accusées de vénalité, de manque de confiance en son futur ménage ou, pire encore, de faire fuir le prétendant. Je ne cesse de répéter aux femmes qui me consultent que le contrat n’empêche ni le romantisme ni l’amour », déplore le professeur Boussaid.

Cette même crainte d’être mal jugées fait qu’elles ne réclament pas non plus leur part d’héritage face à des frères avides. Affronter les hommes du clan pour obtenir son dû exige du courage et des moyens financiers et relationnels que les femmes n’ont pas toujours. Les Algériennes encore corvéables à merci par leurs proches ne pourront déverrouiller leur situation que par leur insertion économique et leur réappropriation du droit à dépenser comme bon leur semble l’argent qu’elles gagnent.

(1) Art. 37. – (Ordonnance n° 05-02 du 27 février 2005) Chacun des deux époux conserve son propre patrimoine. Toutefois, les deux époux peuvent convenir, dans l’acte de mariage ou par acte authentique ultérieur, de la communauté des biens acquis durant le mariage et déterminer les proportions revenant à chacun d’entre eux. Art. 74. – Sous réserve des dispositions des articles 78, 79 et 80 de la présente loi, le mari est tenu de subvenir à l’entretien de son épouse dès la consommation du mariage ou si celle-ci le requiert sur la foi d’une preuve.
(2) Selon l’essayiste Asma Lamrabet, Al-Quiwamah n’est en fait pas un privilège accordé par le Créateur aux hommes mais plutôt une contrainte dans la mesure où l’époux se voit assigné à une responsabilité morale et matérielle, celle de pourvoir aux besoins de son épouse et de sa famille. Al-Quiwamah n’est pas un honneur (tachrif) mais une responsabilité (taklif) à l’inverse de ce qui a été rapporté par les interprétations patriarcales et dont on a déduit la supériorité innée des hommes.
(3) DG de l’ANEM : le taux des femmes entrepreneures « est encore faible »
(4) Rapport de la Banque mondiale sur «Les femmes, l’entreprise et le droit 2022», 8 mars 2022
(5) L’emploi des jeunes et des femmes en Algérie: Obstacles et opportunités
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