Souad Triki : « Le travail invisible est propre à la condition féminine des temps actuels »

Économiste, féministe et militante de gauche, la Tunisienne Souad Triki est l’autrice de la première enquête budget-temps d'envergure nationale sur le travail invisible des femmes rurales réalisée en 1994 et publiée en 2000. Elle a aussi longuement cherché à traduire et à estimer la valeur de ce travail domestique dans le PIB.

Dans quel cadre avez-vous commencé à travailler sur le travail invisible des femmes rurales en Tunisie ?

Lors des préparatifs de la Conférence mondiale sur les femmes de Pékin en 1995, en même temps qu'elle préparait un rapport sur les femmes et l’emploi en Tunisie, Souad Triki a brodé de ses mains cette nappe de neuf mètres pour décorer la table de leur manifestation. Une nappe "historique"! Photo Souad Triki

L’idée de départ remonte à la fin des années 80 avec des articles que j’ai rédigés pour l’Association des femmes africaines pour la recherche et le développement (AFARD) et pour le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA) fondé par Samir Amin. Auparavant, mon mari étant originaire de Tabarka, j’aimais accompagner ma belle-mère dans la profondeur des campagnes de cette région du nord-ouest. C’est là où j’ai vraiment découvert le monde rural, que la citadine que j’étais ne connaissait point. J’ai continué à explorer cet univers en encadrant les projets de fin d’études de mes étudiant.e.s  et à travers un séminaire d’enseignement sur genre et femmes rurales, à l’Institut national agronomique de Tunisie (INAT). A Tabarka, en regardant les femmes rurales, une intuition m’avait saisie : il y avait autre chose que l’explication de l’exploitation, comme je l’avais apprise à travers l’approche marxiste. L’exploitation par l’extraction d’une plus-value du salaire de l’ouvrier au profit du capital et du capitaliste est différente. De moins en moins aidées par leurs filles qui prennent le chemin de l’école, les femmes étaient en train de fabriquer des produits qu’on achète sur le marché, ou qui sont produits dans leur potager, or leur travail, parce qu’il restait dans la sphère domestique, s’avérait invisible. J’ai alors voulu comprendre la situation et entamé une enquête pour moi-même interviewant les femmes, que je trouvais la plupart du temps seules avec les enfants et les personnes âgées, la majorité des hommes jeunes avaient émigré à l’étranger. Aidées parfois par leurs filles, elles faisaient tout : nourrir et traire les vaches, s’occuper du poulailler, ramener l’eau de la source lointaine, travailler la terre, faire le ménage… Incroyable de constater l’amplitude de leur charge de travail ! C’est d’autant plus révoltant que les hommes ne touchaient pas à une pioche se faisant servir leur déjeuner et le thé par les femmes à l’ombre d’un arbre ! J’ai cherché à analyser ce phénomène. Comment l’appeler ? Où réside exactement l’exploitation dans ce cas précis de rapports sociaux de production des richesses pour l’économie agricole et rurale ? Comment comptabiliser tout ce travail ? Il ne s’agit pas- selon les valeurs du marxisme dont j’étais imprégnée- du patron qui prend une plus-value sur la valeur du travail de l’ouvrier. Là, c’était autre chose de complètement différent, et propre à la condition féminine. Ces travailleuses agricoles comme ouvrières ou comme« aide-familiale » ont un rapport différent avec leurs chefs, qu’il soit chef d’exploitation pour l’ouvrière, ou chef de famille pour la dite « aide familiale ».  Dans le cas de la première, elle est largement sous payée par rapport à son homologue masculin, car son exploitation est doublée par la discrimination féminine. Dans le cas de la seconde, son travail agricole familial non rémunéré fait le lit de sa subordination patriarcale.

 Au début des années 1990, j’ai continué à travailler sur cette thématique dans le cadre de l’équipe de chercheur.e.s du Centre de recherche, d’information et de documentation sur la femme (CREDIF), dès son ouverture en 1990, sous la présidence de Soukaina Bouraoui. Avant d’établir mon questionnaire pour l’enquête nationale du budget temps des femmes rurales réalisée pour le Credif, j’ai passé en revue toutes les enquêtes officielles sur l’emploi des femmes, fouillé les statistiques de l’Institut national des statistiques, analysé sa manière d’interroger les femmes sur l’emploi, pour comprendre les sources de sous-estimations des taux d’activité féminins. L’enquête a été publiée en 1994 : elle est inédite en Afrique. Dans ma thèse, soutenue en 2005, j’ai voulu aller plus loin tant en intégrant une importante partie théorique et conceptuelle sur l’économie non marchande, qu’en élargissant la sphère du questionnaire. Il s’agissait d’affiner ce premier travail de terrain par une analyse des données brutes et par la quantification de la valeur de ce travail invisible avec les normes de la comptabilité nationale, que j’enseignais par ailleurs, tout en suivant de près l’évolution du système normalisé des Nations Unies et des travaux annuels de l’Association international de comptabilité dont je faisais partie.

Justement, comment définissez-vous le travail invisible des femmes rurales ?

Jusqu’aux années 1990, il n’existait pas de concept élaboré pour expliquer ce phénomène de travail invisible, à savoir le travail non rémunéré des femmes dans la sphère domestique. Hormis l’analyse de F. Engels dans « L’origine de la famille et de la propriété privée », qui date d’un siècle et demi environ, et de quelques analyses marxistes de certains contemporains comme Meillassoux, personne ne parlait de cette exploitation-domination caractéristique de l’époque moderne parmi les économistes et les sociologues orthodoxes, et encore moins parmi les politiques. En fait le fondement même des sciences économiques depuis Adam Smith se base sur l’économie de marché.

De moins en moins aidées par leurs filles qui prennent le chemin de l’école, les femmes étaient en train de fabriquer des produits qu’on achète sur le marché, ou qui sont produits dans leur potager, or leur travail, parce qu’il restait dans la sphère domestique, s’avérait invisible.

Ainsi selon les thèses de l’économie classique et néo-classique, tout ce qui ne se vend pas et ne s’achète pas sur le marché n’a pas de prix, donc est démuni de valeur.  D’où son invisibilité dans la comptabilité nationale et dans le PIB. J’ai, à travers ma thèse, contribué à conceptualiser ce phénomène et démontré la portée de l’économie non marchande et son interaction avec l’économie de marché dominante, ainsi que son impact sur la croissance. Pour définir le concept, je dirais selon les normes révisées en 1993 du système de comptabilité nationale normalisé par les Nations-Unies qu’il s’agit de tout travail d’un membre du ménage qui peut être accompli par une « tierce personne ». En 1993, sous la pression, principalement des économistes féministes, dans le cadre de la révision des systèmes de comptabilité des Nations Unies, et pour la première fois, on a intégré dans les comptes nationaux la notion de travail non marchand des ménages, à savoir les produits agro-alimentaires, le transport de l’eau et du bois, les travaux de tissage... On parle depuis de « ménages producteurs » et pas seulement consommateurs parce qu’ils créent de la valeur. Voilà un grand changement !  Mais on continue hélas, à exclure dans les comptes nationaux la production des services non rémunérés des ménages.

Comment avez-vous procédé pour mesurer le travail non rémunéré des femmes rurales ?

La méthode, qui aurait pu être la plus simple, consiste à valoriser l’activité accomplie en évaluant sur le marché le coût d’un burnous, d’une poterie ou d’un gâteau fabriqué à la maison, ou d’un service de soin, une coupe de cheveu… Mais il se trouve qu’elle est plus complexe du point de vue calcul et estimation comptable. L’autre technique réside dans l’estimation du salaire horaire moyen de la « tierce personne », qui va par exemple donner un cours particulier à votre enfant ou faire le ménage pour vous, etc… On multiplie ensuite, ce salaire moyen par le nombre d’heures travaillées par jour ou par mois. C’est cette dernière méthode que j’ai utilisée. J’ai sondé tous les membres de la famille, le chef de ménage, l’épouse, la fille, le fils, les interrogeant chacun sur son budget-temps quotidien d’accomplissement des différentes activités productives pour pouvoir établir des comparaisons entre les uns et les autres. Il est significatif de relever qu’avant 10 ans, le budget temps des garçons et des filles est très proche. Par la suite, l’écart se creuse et celui des filles double par rapport à celui des garçons entre 12 et 14 ans, lorsque les filles, dans le monde rural du nord-ouest en particulier, abandonnent l’école, restent à la maison et commencent à adopter les taches de leurs mères. Pour les ménages agricoles, les femmes passent quotidiennement en moyenne 3,92 heures de travail invisible non rémunéré sur un emploi du temps global de 9,91 h contre 3,39 heures sur 7,06 h pour les hommes. Les travaux domestiques des femmes rurales non agricoles représentent 7,14 heures dont les transformations agroalimentaires et l’artisanat contre 0,44 heures pour les hommes.

Il est significatif de relever qu’avant 10 ans, le budget temps des garçons et des filles est très proche. Par la suite, l’écart se creuse et celui des filles double par rapport à celui des garçons entre 12 et 14 ans.

L’estimation de la valorisation du travail non rémunéré des femmes rurales représentait près de 16 % du PIB en 1995. Ce qui est énorme. Alors que l’apport du secteur de l’agriculture  dans le PIB est de l’ordre de 12% seulement. En termes horaires le travail des femmes dans l’agriculture dépassait celui des hommes : 52 %. Je pense qu’aujourd’hui, 26 ans après, elles doivent avoir franchi ce taux, puisqu’elles dominent les terres familiales par leur travail, en plus de la généralisation de leur présence sur le terrain en tant qu’ouvrière agricole.

Lorsqu’elles travaillent dans l’informel dans les champs pourquoi les femmes à votre avis acceptent-elles des salaires aussi faibles et aussi discriminatoires et les hommes non ?

L’histoire de la recherche, dès la création de la Commission syndicale d’étude des conditions de la femme travailleuse, en 1983, fondée par les féministes autonomes à laquelle j’ai pris part, m’a fourni des réponses à cette question. On a alors énormément appris sur le quotidien des ouvrières travaillant dans les usines notamment de textile et de l’agroalimentaire, puisque les femmes venaient nous voir au sein de cette structure de la Centrale syndicale. Qui recourait à ces usines où les femmes étaient payées une misère et accédaient rarement aux postes de direction ? Il s’agissait de filles et de femmes éjectées de l’école primaire et qui voulaient sortir dans l’espace public à n’importe quel prix. Les filles étaient prêtes à tout pour avoir un minimum d’autonomie financière, ne serait-ce que pour s’acheter un rouge à lèvres. Les mères, qu’elles soient divorcées ou pas, cherchaient à s’arracher une part de survie par le travail, elles, qui en général prennent en charge matériellement leurs enfants. Elles acceptaient de se tuer à la tâche pour pouvoir élever et bien nourrir leurs enfants. Les hommes, eux n’acceptent pas de salaires aussi bas parce qu’ils sont libres et que l’espace public leur est acquis. Ils peuvent toujours s’installer dans un café et attendre la paye de leur mère ou de leur femme !

Dans le monde rural tunisien, les traditions veulent que les femmes ne revendiquent même pas leur moitié de part d’héritage. Cela semble les fragiliser encore plus…

En effet, elles ne sont que 5 % à posséder la terre. Elles n’osent pas revendiquer les lots qui leur reviennent en héritage, les cédant à leurs frères selon l’usage, se suffisant de la bouteille d’huile d’olive ou du cageot de fruit reçu à la fin de la récolte. La propriété devant rester au sein de la lignée agnatique, les femmes sont  exhérédées afin d’éviter que les biens de la famille passent par héritage dans celle du mari. Il s’agit de l’expression la plus claire du patriarcat.

Les hommes, eux n’acceptent pas de salaires aussi bas parce qu’ils sont libres et que l’espace public leur est acquis. Ils peuvent toujours s’installer dans un café et attendre la paye de leur mère ou de leur femme !

Que peuvent faire les associations féministes pour réduire les discriminations qui touchent les femmes rurales notamment concernant les salaires, les conditions de travail et de transport ?

Tout est à faire dans ce secteur. Il faudrait, à mon avis réfléchir en termes de stratégie nationale. C’est vrai que les associations féministes sont surtout basées dans les villes, mais elles se sont toujours intéressées à ce sujet notamment à travers toutes les études élaborées. L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) a d’ailleurs sorti en 2014 une belle enquête sur les femmes rurales, dont j’ai contribué à la supervision en adoptant la même méthodologie que par le passé. Plusieurs entités s’y mettent pour étudier les femmes rurales, comme l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche et le développement (AFTURD), le Ministre de la Famille, de la Femme, de l'Enfance et des Personnes Âgées, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), mais sans se focaliser sur cet angle de vue : à savoir le travail invisible.

« La vision à moyen et long terme de faire devra porter sur un changement qualitatif du statut de la femme qui passera obligatoirement par l’abandon d’une posture de subordination, “ d’aide familiale” au statut d’agricultrice et de partenaire à part entière de son époux ».

Malheureusement la Loi sur le transport des travailleurs agricoles votée par le Parlement en 2019 n’est pas adaptée à la situation des femmes rurales compte tenue de la diversité de leur ancrage géographique. Une loi votée à la va vite sans une écoute préalable du public concerné et sans prendre en considération l’ensemble des besoins de ces femmes. La Loi sur l’économie sociale et solidaire, adoptée en 2019, pourrait venir en aide à des regroupements de femmes rurales à la recherche de leur autonomie financière, mais ses textes d’application n’ont toujours pas été publiés. Une lueur d’espoir, une initiative intéressante, provient d’un réseau multi-acteurs en voie d’être mis en place baptisé Faire et constitué d’ouvrières agricoles, de syndicats, d’association féministes et de femmes ainsi que des ministères de l’Agriculture et du Transport. Le projet Faire, a pour objectif, selon ses initiateurs, la valorisation du statut des travailleuses agricoles et le respect de leurs droits économiques et sociaux dans cinq régions du pays à travers, en particulier, une dynamique de collectif et de soutien entre les femmes. Je pense que favoriser le lancement de structures de rassemblement des femmes rurales peut aider à leur faire prendre conscience de leur valeur et de leur large potentiel quant à la création des richesses. L’union a toujours fait la force des femmes !  Mais, comme je l’ai suggéré récemment aux responsables du projet : « La vision à moyen et long terme de faire devra porter sur un changement qualitatif du statut de la femme qui passera obligatoirement par l’abandon d’une posture de subordination, “ d’aide familiale au statut d’agricultrice et de partenaire à part entière de son époux ». C’est ainsi que dans la durée, les mobilisations pourraient s’attaquer aux racines même de l’exploitation-domination patriarcale.

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