La bergère qui aimait le vent et le silence

En Calabre grécanique , il y a un petit village fantôme adossé à un éperon rocheux qui ressemble à la main d’un cyclope enfoncée dans la terre. C’est de cette configuration géologique singulière que dérive son nom : Pentidatillo, cinq doigts. Théâtre pendant des siècles de violentes luttes féodales et de tremblements de terre dévastateurs, le village fut abandonné en 1971 car déclaré inhabitable. Aujourd’hui, deux personnes y vivent : Rossella, une paysanne et bergère originaire de Viterbe qui, il y a 40 ans, y a élu demeure, et Maka, le jeune Malien qui l’aide aux champs et avec les chèvres.

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On dit qu’à Pentidatillo, lorsque le vent souffle fort au point d’ouvrir tout grand les fenêtres des maisons, les pièces vides émettent des sons qui ressemblent à de vieilles berceuses. Certains croient que ces sifflements sont la voix des fantômes des Alberti, les nobles tués par le prétendant de leur fille, de la maison rivale des Abenavoli, furieux qu’elle se soit fiancée avec un autre. Éclairés par l’aurore, les cinq doigts du Mont Calvaire qui surplombent le village rappellent la main ensanglantée du féroce assassin, « la main du diable ».

Théâtre pendant des siècles de violentes luttes féodales et de tremblements de terre dévastateurs, ce petit centre situé dans la province de Reggio Calabria, fut déclaré inhabitable dans les années 1970 et ses habitants déménagèrent dans les maisons neuves construites un peu plus en aval.

Rosa Aquilanti, dite Rossella. Photo tirée du site L'altro Aspromonte

Depuis, c’est un « village fantôme », accessible à pied par une étroite ruelle en pierre qui serpente le long de la crête rocheuse entre les raquettes des figuiers de barbarie et les buissons de la garrigue. Ses habitations sont presque toutes à l’abandon, leurs plafonds effondrés et les châssis arrachés par les intempéries, mais dans la lumière incandescente du soleil couchant, lorsque s’allument les toutes premières lueurs, le village se montre dans toute sa splendeur. Aujourd’hui deux personnes seulement y vivent : Rossella, une paysanne et bergère originaire de Viterbe éprise de ce lieu escarpé et solitaire, et Maka, le jeune Malien qui l’aide aux champs et avec les chèvres.

« Je suis arrivée par hasard en 1983 », se souvient Rossella, qui avait 23 ans à l’époque et venait tout juste de démissionner de son emploi à durée indéterminée de postière en milieu rural, dans la province de Viterbe, où elle était née et avait grandi. « Je voulais découvrir le monde et je suis partie avec un groupe d’amis. Quand je suis arrivée dans ce village abandonné je suis restée sous le charme. C’était magnifique, le village n’avait pas encore subi d’incendies et les maisons étaient toutes intactes. J’étais fascinée par les petits détails de cette architecture paysanne toute simple, qui se sont malheureusement perdus lors des rénovations récentes, et par cette roche énorme, avec son énergie incroyable, c’était de la magie pure », ajoute-t-elle.

Pentidattilo. Photo de F.Araco

Au départ, elle loue une petite maison pour l’équivalent d’environ 10 euros par mois : elle n’avait ni toilettes, ni eau courante et il n’y avait pas non plus de serrure à la porte, qu’elle fermait la nuit avec un petit ruban de tissu. « Je suis une paysanne, j’aime les vieilles choses, plus elles sont inconfortables et difficiles, et plus elles me plaisent ! S’exclame-t-elle en riant. J’aime la solitude, le vent, le silence, marcher lentement dans la campagne plongée dans les bruits et les parfums de la nature. Si cet endroit avait été habité, je ne sais pas si je serais restée. »

Au départ, ils étaient trois au village : un jeune sculpteur autrichien, sa petite amie, et elle. « Les campagnes aux alentours étaient verdoyantes et vierges, on aurait dit un paradis terrestre : tous les matins je marchais le long des fiumare (1), les torrents, à la recherche d’herbes médicinales. Celui deSant-Elia, qui court juste sous le village, est rempli de thym, de millefeuille, de mauve et de fenouil sauvage. Un peu plus loin, il y avait des étendues de camomille et d’immortelle et partout je pouvais remplir mes paniers de soucis », se souvient-elle. « Les abondantes pluies hivernales et printanières permettaient d’irriguer les champs et d’abreuver les animaux y compris l’été. Je m’endormais le sourire aux lèvres, bercées par le chant du torrent, pendant que l’eau dévalait sans s’arrêter. Ça fait au moins deux ans que je ne l’entends plus, désormais le territoire est en train de se désertifier. »

Dans les dernières décennies la sécheresse est devenue un énorme problème dans cette région du sud de l’Italie et le processus semble désormais irréversible. Durant la saison sèche, le petit potager de Rossella va de l’avant à grand peine, même s’il lui permet de vivre. Depuis quatre ans, une petite activité hôtelière a vu le jour, à côté de la production agricole et de l’élevage, qui comprend le projet de social eating « Cuisine paysanne ». Par les tièdes soirées d’été, ses hôtes se retrouvent sur la grande terrasse partagée pour goûter d’excellents fromages faits maison, de délicieuses ricottas conservées dans les traditionnels paniers de jonc tressés, les fuscelle, du pain chaud tout juste sorti du four, des légumes frais et l’excellent vin local. La campagne environnante descend doucement jusqu’à la mer, offrant au regard une vue magnifique, et quand la tramontane souffle il est possible d’entrevoir au loin la charmante silhouette de l’Etna, au-delà du Détroit de Messine.

« Je rêve d’un modèle alternatif à cette société qui est au bord du précipice et qui continue à consommer aveuglément », commente-t-elle en soupirant, une lueur d’espoir dans les yeux.

Pour aider Rossella aux travaux des champs et pour s’occuper de ses vingt chèvres, il y a Maka, un jeune Malien arrivé sur les côtes calabraises alors qu’il était mineur. « Je cherchais quelqu’un pour me donner un coup de main et j’ai décidé de m’adresser au centre Exodus [qui opère dans le secteur des services d’accueil, d’intégration et de protection des demandeurs d’asile et des réfugiés, ndr]. Au début, il y a eu un Pakistanais très maigre et très grand, avec de longs cheveux noirs, on aurait dit de la soie, et des yeux marrons emplis de douceur. Après lui il y a eu un Nigérian très exubérant, qui avait plus l’air d’un mannequin que d’un berger. Il se déplaçait avec un grand bâton en bois et un cylindre de paille pour se protéger du soleil : c’était trop drôle ! Dit-elle en riant. Ça fait deux ans que Maka est avec moi. Il sait tout faire et il a un corps extrêmement agile et fort, capable de s’adapter à toutes les circonstances, y compris aux conditions climatiques les plus difficiles. C’est avec lui que je partage cette aventure agro-pastorale et on est bien, une belle harmonie s’est créée entre nous : j’ai beaucoup de chance de l’avoir rencontré. »

Chaque été, le festival itinérant de musique et traditions populaires de Calabre grécanique(2) Paleariza fait étape à Pentidatillo, et entre août et septembre le village accueille un festival  international de courts-métrages, mais les deux événements sont actuellement suspendus à cause du Covid. Depuis quelques années, des artisans ont ouvert de petits ateliers dans les ruelles du village, qui est devenu étape de nombreux itinéraires de randonnée. « Parfois j’ai l’impression d’être ici pour un motif bien spécifique, comme si j’avais une mission à accomplir », poursuit Rossella. J’accueille des personnes venues du monde entier et j’ai le sentiment d’être une simple paysanne qui a à leur offrir la chaleur de la simplicité, en les faisant se sentir ici chez eux. J’ai rencontré des centaines de voyageurs, de woofers et de personnes arrivées ici par hasard. Je les appelle tous fils de Pentidatillo parce que cet endroit est un endroit qu’on n’oublie pas. Beaucoup d’entre eux sont revenus, d’autres continuent à m’écrire encore au bout de plusieurs années. »

Pentidattilo. Photo de F. Araco

Derrière la falaise, Rossella a acheté récemment une maison avec un couple d’amis allemands, où elle voudrait réaliser un projet d’hospitalité diffuse et d’échange de savoirs sur la ruralité et sur le développement durable. « Je rêve d’un modèle alternatif à cette société qui est au bord du précipice et qui continue à consommer aveuglément », commente-t-elle en soupirant, une lueur d’espoir dans les yeux. Puis de conclure : « j’espère que les jeunes Calabrais vont commencer à apprécier leur magnifique territoire. Je les invite à retrouver leurs racines et à faire revivre les petits villages abandonnés, pour protéger ce patrimoine inestimable. »

(1) Les fiumare sont des torrents, ou plus rarement des fleuves, très courants en Italie méridionale. Leur cours ne sont pas longs et leur lits sont larges et caillouteux. Normalement, ils ont un débit d’eau très élevé en automne et en hiver, et très faible en été.
(2) La région de la Calabre grécanique comprend quatre villages où l’on parle encore grec, Bova, Gallicianò, Roghudi et Roccaforte del Greco, et cinq autres où la langue n’est plus utilisée, Pentidattilo, San Lorenzo, Condofuri, Amendolea e Staiti.
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