Histoires du féminisme égyptien durant cette décennie d’espoir et de déception (1)

Dix ans se sont écoulés depuis la révolution égyptienne qui a engendré des changements profonds au sein de la société égyptienne, malgré l’échec de ses objectifs politiques. Un échec alors inconcevable pour la grande majorité des partisans de la révolution et pour tous ceux ayant pris part aux protestations populaires de 2011.

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La révolution de 2011 a permis l’implication d’une multitude de jeunes dans l’espace public égyptien qui devint ainsi accessible. Des débats libres furent également rendus possibles grâce aux manifestations populaires de Janvier 2011. Mais cela ne dura pas, scénario classique en Egypte où toute percée démocratique est de courte durée et toute ouverture est suivie d’une fermeture encore plus stricte que celle qui l’a précédée.

Toutefois, l’ouverture de l’espace public après la révolution ne signifiait pas nécessairement que tout le monde y était bien accueilli. En effet les femmes égyptiennes qui avaient lutté pour reprendre leurs espaces, mené des luttes audacieuses pour se faire entendre et payé un prix lourd dans ce but, furent victimes d’agressions sexuelles sans précédent sur le lieu même des manifestations. Elles subirent des torts à la fois moraux et physiques causées de toutes parts : de la Droite comme de la Gauche, de ceux vantant des valeurs de liberté comme des extrémistes religieux, des partisans de la révolution comme des nostalgiques de l’ancien régime, du fascisme religieux et de son aile militaire.

En analysant ce qui s’est passé en Egypte durant ces dix dernières années, en se penchant sur la relation entre révolution, espace public et activisme féministe, il est clair que la révolution a été le signe qu’un nouveau chapitre du féminisme débutait en Egypte. Plus encore, selon plusieurs les historiennes et les chercheuses, c’est la révolution qui fut à l’origine de la quatrième vague de ce féminisme en Egypte et qui contribua à la clarification de son discours. Le mouvement féministe se concentre désormais sur les questions de violence sexuelle, le droit pour les femmes de disposer de leur corps et sur l’identité de genre selon une approche féministe intersectionnelle qui pointe la multiplicité et la complexité des sources de persécution et d’oppression contre les femmes, en luttant contre le patriarcat aussi bien flagrant que dissimulé.

Hala Kamal, chercheuse féministe et membre du forum Femmes et Mémoire, déclare dans son étude « Aperçu sur les revendications du mouvement féministe égyptien à travers son histoire » qu’il existerait deux questions principales à s’être imposées depuis le début de la révolution de 2011 : la violence corporelle et sexuelle et la rédaction des droits de la femme dans la nouvelle constitution qui sont en corrélation directe avec la révolution de Janvier.

Dans le même contexte, l’organisation Nazra pour les études féministes considère dans son rapport « cent ans de centralité corporelle » que la vague féministe qui a suivi la révolution de janvier s’est focalisée sur les droits à disposer de son corps et sur les toutes les questions relatives au corps. Cette vague, souligne Nazra, est issue de l’activisme féministe prérévolutionnaire contre la mutilation génitale et la violence physique. Nazra considère aussi que la révolution de janvier a abouti à deux changements essentiels dans la façon d’envisager la question du corps, le premier réside dans la manière de traiter le problème de la violence sexuelle et le deuxième dans le fait d’évoquer d’autres problématiques liées aux droits corporels et sexuels, d’une façon plus audacieuse et ouverte qu’avant. Ainsi, les questions du corps en général sont devenues fondamentales et d’intérêt primordial dans le mouvement féministe égyptien.

La relation entre révolution et mouvement féministe, espoir et déception, a été vécue à fond par une génération qui s’est d’emblée intéressée au mouvement féministe durant les protestations populaires. C’est pourquoi les filles de cette génération sont les mieux qualifiées pour raconter les différentes formes de luttes, de combats et de résistance avec tous les hauts et les bas que cela comprend. A ce propos, voici quelques lectures, dont ce texte qui nous renseigne sur les expériences de plusieurs militantes féministes égyptiennes ayant rejoint le mouvement durant la révolution, et ayant vécu une période charnière dans l’histoire de l’Egypte, et plus particulièrement du mouvement féministe.

« Le dynamisme de la révolution nous avait permis, en tant que militantes féministes, d’adopter de nombreuses stratégies de lutte, la plus importante d’entre elles était celle de la rue après l’affaiblissement de l’emprise des forces de l’ordre. Nous avions alors organisé des marches, des manifestations, des ateliers de sensibilisation et des séminaires éducatifs partout en Egypte. En outre, l’espace public, ouvert à cette époque, nous avait aidées dans la documentation, la recherche, et une communication massive et efficace. Mais maintenant tout a changé, la plupart de ces outils ne sont plus disponibles à cause du resserrement de l’espace public ou plutôt sa fermeture. »

Avec ses mots, Chaimaa Tantaoui, activiste féministe égyptienne, exprime sa propre vision de l’état du mouvement féministe au cours des années qui ont suivi la révolution de 2011, et actuellement face à la répression exercée sur la société civile tout entière.

Chaimaa Tantaoui a rejoint les dizaines de filles qui s’étaient engagées dans le mouvement féministe égyptien suite à la révolution du 25 Janvier, après sa résolution de devenir indépendante de sa famille et de quitter Minya, sa ville natale de Haute-Egypte pour s’installer Au Caire, la capitale.

Tantaoui avait décidé de faire partie du mouvement, en travaillant dans des organisations comme Nazra pour les études féministes ou CEWLA (centre pour l’assistance juridique aux femmes égyptiennes). Elle s’était également impliquée, comme volontaire, dans des groupes et des initiatives féministes tels que le collectif Barah Aamen qu’elle a cofondé ; dans le but de lutter contre les violences faites aux femmes dans la sphère privée, en documentant les incidents de violence familiale et en faisant pression pour promulguer une loi qui la criminalise.

Tantaoui affirme que les actions actuellement possibles pour le mouvement féministe passent par les campagnes sur les réseaux sociaux. Il est vrai qu’une pareille approche peut aboutir à des résultats positifs par la mobilisation en faveur de justes causes, par la dénonciation d’agresseurs sexuels, et par la demande de retrait/ modification/ promulgation d’une législation ad hoc. Toutefois, selon Tantaoui, l’impact de cette approche reste limité du fait que les campagnes en ligne disparaissent aussi rapidement qu’elles ont été diffusées.

Le fait que le militantisme féministe soit limité au cyberespace, comme l’indique Tantaoui, est une répercussion de l’intense répression gouvernementale qui s’est abattue sur les organisations et les actrices /acteurs de la société civile, et de la poursuite sans relâche des défenseurs des droits de l’homme. En effet, en 2016, le dossier de l’affaire 173 datant de 2011 fut rouvert. Connue sous le nom de « l’affaire de financement étranger des organisations de la société civile » ce dossier listait des dizaines d’organisations de la société civile accusées d’avoir reçu un financement étranger illégal, d’évasion fiscale et de travail sans autorisation requise. En l’espèce, les décisions judiciaires, toujours en vigueur, consistèrent à saisir les fonds d’un bon nombre de ces organisations et à empêcher leurs membres de voyager hors du pays.

Ce climat poussa plusieurs groupes féministes formés après la révolution à cesser toute activité et leurs fondatrices/fondateurs à quitter le pays.

Chaimaa Tantaoui considère que la sortie de ces groupes de la scène a beaucoup nui au mouvement féministe. Cela a réduit son influence et lui a arraché une de ses caractéristiques post-révolutionnaires majeures : avoir su se libérer du centralisme cairote par lequel passaient toutes les actions et tous les travaux féministes. Tantaoui explique que les groupes féministes formés après la révolution dans les villes et les villages éloignés du Caire n’ont pas pu tenir devant le resserrement de l’ordre public. Ces groupes ont été parmi les premiers à arrêter leurs activités par peur des conséquences que leur travail sur le terrain entraînerait. Suite à leur effondrement, le mouvement retrouva son centralisme initial.

En 2013, Chaimaa avait rejoint l’équipe de Nazra pour les études féministes, une des organisations accusées dans « l’affaire de financement étranger ». Elle voit paraître à ce moment-là le décret qui frappe sa structure et qui interdit la sortie du territoire à sa directrice Mazan Hassan, saisissant au passage les fonds personnels de cette dernière ainsi que ceux de l’organisation.

« Ce fut un moment très difficile, je ne comprenais pas pourquoi une telle décision avait été prise, se souvient Tantaoui. Dans notre organisation, nous travaillions honnêtement dans l’intérêt du pays et des femmes égyptiennes dans un but de justice. C’était cette place qui m’avait permis de me sensibiliser et m’avait aidée à savoir qui j’étais et ce que je voulais. Pour cette raison, je ne voulais pas l’abandonner, au contraire, je voulais faire tout mon possible pour maintenir un minimum d’activité. »

Tantaoui a poursuivi son travail dans l’organisation pendant quelques années. Elle travaille actuellement avec CEWLA (centre pour l’assistance juridique aux femmes égyptiennes) figurant lui aussi sur la liste des organisations incriminées. Ses fonds et ceux de sa directrice, l’avocate Azza Soliman, ont été saisis et cette dernière s’est vue interdite de sortie de territoire.

« Je pense que le patriarcat a longtemps été dissimulé et a longuement dominé le mouvement féministe égyptien qui continue néanmoins de grandir grâce à nos luttes, en particulier celles des féministes qui ont été sensibilisées au moment de la révolution et après »

En parallèle, Tantaoui guide le groupe féministe « Barah Aamen » et s’efforce de le garder fonctionnel malgré l’effondrement, jour après jour, des groupes et des initiatives indépendants.

« Je sais que les risques qui nous entourent sont énormes mais je ne veux pas quitter le militantisme féministe en raison de ma foi profonde dans les valeurs du féminisme et de la justice, de mon désir de sensibiliser les femmes à leurs droits et de contribuer à la lutte contre la violence qu’elles subissent. Je suis consciente que je paierai le prix de ces choix difficiles. Mais je pense qu’ils s’inscrivent dans la société civile et sont moins difficiles et coûteux que d’autres choix que j’ai dû prendre dans ma vie en tant que femme vivant en Égypte. »

En juillet 2020, une vaste révolte féministe contre la violence sexuelle débute en Egypte sur les réseaux sociaux suite à la diffusion de témoignages de femmes victimes d’agressions sexuelles (viol- tentative de viol- chantage sexuel- harcèlement sexuel) commises par un ancien étudiant de l’université américaine du Caire. Ces histoires de survivantes ramenèrent à l’esprit de beaucoup de femmes les détails d’agressions similaires dont elles furent victimes à un moment de leurs vies et dont elles n’avaient pas osé parler, par peur de la vengeance et de la stigmatisation sociale. A ce stade, elles étaient déterminées à raconter leurs histoires et à révéler des récits de douleur à travers des hashtags comme #dénoncer_agresseurs, #début_révolution_féministe, #croire_les_survivantes, #première_fois_agressée_à_l’âge_de, #viol_crime.

Ce flot de témoignages brisa les tabous et permit de dénoncer des dizaines de figures publiques dans différents secteurs de la société. A ce jour, le mouvement ne s’est pas éteint. Les témoignages des femmes sur la violence sexuelle deviennent comme des vagues, certaines sont des déferlantes chargées de colère qui submergent les agresseurs qui croyaient que leurs crimes resteraient sous silence. D’autres font des remous moins vigoureux et n’ont pas le même impact. Ce mouvement surnommé #Metoo de l’Egypte par l’Occident est sans doute un prolongement de ce qui a commencé il y a dix ans lorsque des filles et des femmes se sont mises à faire face au terrorisme sexuel qui les ciblait dans les manifestations, défiant ainsi l’indifférence des autorités et les attaques venant de toutes parts.

Selon Chaimaa Tantaoui, le mouvement féministe égyptien a connu un autre changement dont la révolution du 25 janvier a été le déclencheur et le moteur principal, et qui est à mettre en relation avec le déclin du patriarcat : « Nous avons vécu des combats pour nous libérer du patriarcat, explique-t-elle. Des Combats qui ont remis en cause l’institutionnalisme et l’organisation sur lesquels se fondait le mouvement féministe égyptien depuis la fin du dix-neuvième siècle jusqu’en 2011. Ajoutons que la génération historique du mouvement féministe aurait souhaité assumer seule la direction du mouvement mais la rébellion et la rage qui se sont engouffrées dans l’espace public ont produit des affrontements parmi les jeunes féministes qui ont fini par rejoindre le mouvement et les générations précédentes. »

La militante féministe clôture son discours en ces termes : « Je pense que le patriarcat a longtemps été dissimulé et a longuement dominé le mouvement féministe égyptien, qui continue néanmoins de grandir considérablement grâce à nos luttes, en particulier celles les féministes qui ont été sensibilisées au moment de la révolution et après. Notre génération a affronté la mort et se trouve constamment ciblée, nous n’avons rien à craindre, nos voies resteront entendues, nos esprits libres, et nous lutterons contre le patriarcat et ses représentations. »

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