Le plan des «universités féminines» d’Erdoğan suscite la colère

Une tentative visant à créer des femmes « obéissantes » et « acceptables», s’insurge l’opposition.

Cette publication est également disponible en : English (Anglais) العربية (Arabe)

Par Ovgu Pinar

Qui aurait pu penser que le Japon du XIXe siècle pourrait être une source d’inspiration pour les droits des femmes dans un autre pays au XXIe siècle? Le président de la Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, qui s’en est inspiré malgré la distance évidente au niveau temporel, géographique et culturel.

Lorsque le président Erdoğan est arrivé au Japon en 2019 pour le sommet du G20, dont l’un des principaux thèmes était «l'autonomisation des femmes », il a suscité la surprise générale avec son projet d’universités des femmes.

Sa source d’inspiration est l’Université des femmes de Mukogawa, qui lui a décerné un doctorat honorifique lors de ce voyage.  Ainsi, à sa demande, l'introduction d'universités féminines en Turquie a été intégrée dans son programme présidentiel annuel de 2021.

Mukogawa est l'une de ces quelques 80 universités exclusivement féminines du Japon. Ces institutions furent créées à la fin du XIXe siècle, alors que les femmes ne pouvaient accéder que d’une manière très limitée à l'éducation dans ce pays. À l'époque, l'éducation des étudiantes visait essentiellement à faire d’elles « des épouses obéissantes et de bonnes mères de famille ». Après tout, le Japon est un pays qui a longtemps été soumis aux traditions des samouraïs, jusqu’aux années 1860, époque où l’on imposait aux femmes de garder la maison à laquelle elles appartenaient.

L'Université des femmes de Mukogawa décrit les fondements de sa création en ces termes : «encourager les femmes à développer un mélange constitué de grande intelligence, de nobles sentiments et de hautes vertus, et à devenir es membres constructifs d'une nation et d'une société pacifiques, conformément aux idéaux sur lesquels notre nation a été fondée. »

Aujourd'hui, cependant, on constate que ces universités sont tombées en disgrâce en raison de leurs résultats scientifiques médiocres. Elles sont, par ailleurs, considérées par leurs détracteurs comme des modèles soutenant des stéréotypes sexistes.

En outre, le Japon - plus d’un siècle après la création des universités féminines – est loin de se classer parmi les meilleurs pays s’efforçant de combler le fossé d‘inégalités qui existe entre les deux sexes.

Ce pays est arrivé en 2020 au 121ème rang sur 153 pays, selon l'indice mondial de l'écart entre les genres du Forum économique mondial (91ème pour le niveau d'éducation, 115ème pour  la participation  et les opportunités économiques, 144ème pour  l'autonomisation politique), loin derrière les autres économies avancées.

Sur la même liste, la Turquie est classée 130ème (113ème pour le niveau d'éducation, 136ème pour la participation et les opportunités économiques, 109ème pour l'autonomisation politique).

Mais alors pourquoi ces universités féminines japonaises représentent-elles une source d’inspiration pour Erdoğan? Sans doute parce qu’elles peuvent, selon ses détracteurs, contribuer à renforcer l’idéologie conservatrice de son gouvernement sur la place des femmes dans la société, idéologie basée sur la ségrégation sexuelle.

D’ailleurs, ce qui constitue cette idéologie n'est un secret pour personne. Erdoğan, dans son discours de 2014, tristement célèbre, déclarait : « On ne peut pas mettre les femmes et les hommes sur un même pied d'égalité, c'est contre nature » ; en 2016 il récidivait en qualifiant une femme qui refuse la maternité de «déficiente» et «incomplète». Il a repris la même affirmation le 8 mars 2021, à l’occasion de journée internationale de la femme, en disant que « les femmes sont en premier lieu et avant tout des mères ».

Le programme annuel 2021 qui introduit les universités féminines envisage également une augmentation du nombre de publications religieuses visant à résoudre les problèmes sociaux et à maintenir le taux de fécondité à un niveau élevé.

Les militants reprochent au gouvernement de faire passer les soi-disant « valeurs familiales traditionnelles » avant le bien-être et la survie des femmes, dans un pays où des centaines de fémicides sont recensées chaque année.

Le groupe de campagne « We Will Stop Femicides » a signalé 300 cas de fémicides et 171 cas de meurtres suspects de femmes en 2020. Selon les données de l'OCDE, 38% des femmes en Turquie sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part d'un partenaire au moins une fois au cours de leur vie.

Des chiffres probablement nettement inférieurs aux chiffres réels qui reflètent les problèmes les plus urgents auxquels sont réellement confrontées les femmes. Ces problèmes, selon les associations de défense des droits des femmes, n’ont rien à voir avec les universités féminines qui, à l’inverse, ne feront qu'aggraver les inégalités fondées sur le genre en Turquie.

L'Académie des sciences de Turquie (Bilim Akademisi), une ONG créée en 2011 pour promouvoir les principes de mérite, de liberté et d'intégrité, critique le projet comme étant « un refus de l'éducation égalitaire et laïque ». Son rapport en 2018-2019 sur la liberté académique déclare que le projet des universités féminines « est un modèle pour créer des universités fondées sur la discrimination de genre, en séparant les femmes de niveau universitairerenforçant ainsi les rôles sexistes au lieu de faire progresser les compétences académiques. »

L’Académie mentionne également que, selon le rapport « She Figures 2018 » de la Commission européenne, la proportion de femmes parmi les diplômés de doctorat est de 54% en Turquie, ce qui implique que leur accès à l’enseignement supérieur ne pose pas de problème et ne justifie en rien la création d’universités féminines.

Les partis de l’opposition rejettent aussi l’idée parce qu’elle porte atteinte aux droits des femmes. Aylin Nazlıaka, présidente de la branche des femmes du Parti républicain du peuple (CHP), a dénoncé ce projet visant à créer des « femmes obéissantes ». Elle a eu recours à l'ironie en se rapportant au Japon du XIXe siècle au sujet de la parité.

La porte-parole du Conseil des femmes du Parti démocratique des peuples (HDP), Ayşe Acar Başaran, a qualifié ce plan de tentative de promotion de « l’idéologie de l’État, confinant les femmes à un seul domaine, créant ainsi de bonnes mères, de bonnes épouses : des femmes acceptables ».

Les organisations féministes et les groupes étudiants ont organisé des manifestations contre les universités qui séparent les genres, avec des banderoles indiquant clairement : «Nous ne voulons pas d’universités féminines». Ces organisations ont lancé un compte Twitter avec le même slogan (Kadın üniversitesi istemiyoruz), où elles disent: «Nous savons que les universités féminines qui alimentent un système éducatif sexiste et hétéronormatif ne feront qu’isoler les femmes dans la société».

De “Kadın üniversitesi istemiyoruz”  Twitter account

Les femmes et le groupe de défense des droits LGBTIQ critiquent le projet non seulement parce qu'il est discriminatoire et vise à créer des femmes «obéissantes» et «acceptables», mais aussi parce qu’il ne tient pas compte des personnes appartenant à la communauté LGBTIQ.

«Nous rejetons le système de genre binaire qui décide qui peut ou ne peut pas aller dans les universités « pour femmes ». Les universités pour femmes sont le produit de politiques qui tentent d'attribuer un genre aux individus tout en ignorant les personnes LGBTIQ. Nous refusons d'obéir au système de ceux qui ne savent compter que jusqu'à deux! », lit-on dans une déclaration conjointe de 20 collectifs étudiants.

Si les universités réservées aux femmes pouvaient être une idée relativement progressiste il y a plus de 100 ans au Japon, il est difficile de ne pas la considérer réactionnaire – au mieux anachronique - dans la Turquie d’aujourd’hui. Le syndicat turc des travailleurs de l’éducation et de la science (Eğitim-Sen) a réitéré ce point de vue dans un communiqué, affirmant que l’ordre d’Erdoğan de créer des universités pour femmes équivaut à une «fatwa»:

«Cette fatwa est une extension du patriarcat autoritaire-réactionnaire, défendant l'idée que les femmes ne devraient fréquenter socialement que des femmes et les hommes que des hommes, ainsi les femmes devraient servir les femmes et les hommes servir les hommes. Ceci constitue une première étape pour confiner les femmes à des professions basées sur des rôles sociaux de genre dans lesquels elles ne pourront désormais servir que les femmes, les excluant de fait de la sphère publique. C'est injuste par rapport à leur lutte, les femmes, malgré les nombreux obstacles qu’elles ont affrontés à travers l'histoire, ont étudié et acquis une profession. C'est une agression contre leurs accomplissements. »

Quitter la version mobile