Réflexions de femmes en temps de pandémie

Il était important de ne pas partager uniquement les sentiments de peur et de consternation qui nous ont assailli.e.s. au début de la pandémie. Des militantes, des universitaires, des femmes travaillant dans tous les domaines nous ont envoyé leurs réflexions.

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"Je ne parviens pas m'habituer à l'usage de plus en plus fréquent du terme "guerre" associé à la lutte contre le coronavirus. "Nous sommes en guerre", "Nous devons gagner cette guerre". Nous voilà tous transformés en guerriers, voire en soldats, armes à la main pour vaincre l'ennemi. Or, l'urgence ne correspond pas à la guerre. Je crois que ceux qui ont plus de 80 ans ne peuvent que s'opposer à l'utilisation de ce mot, vécu hélas sur leur propre peau. C’est un mot qui peut inculquer aux jeunes l’envie de combattre, relayée par les jeux vidéo ; un appel aux armes, induit par les adultes mêmes, appliqué à un scénario étranger à la guerre, et dominé par la Science et la Technologie."

Cette réflexion de l'universitaire et écrivain italienne Antonia Sani, présidente de la WILPF- Italia Womens (Ligue internationale pour la paix et la liberté) n'est qu'une des nombreuses réflexions que la revue Marea, que je dirige depuis 1994, a rassemblées et publiées dans un numéro spécial consacré à la pandémie de coronavirus que nous vivons depuis plus d'un an maintenant.

Photo de la couverture de Marea. Monica Lanfranco

Des militantes, des universitaires, des femmes travaillant dans tous les domaines nous ont envoyé leurs réflexions parfois longues, parfois très brèves, après avoir vu la vidéo dans laquelle nous les invitions à nous écrire. Beaucoup de ces réflexions ont été fixées dans nos pages parce que nous avons réalisé qu'il était important de ne pas partager seulement les sentiments de peur et de consternation qui nous ont assailli.e.s au tout début, lorsque nous pris conscience de la façon dont laquelle notre monde avait changé d’un seul coup.
Il nous a également semblé important de donner un espace à la parole des femmes pour partager leur manière d’envisager le futur proche, une fois la tempête passée. Serons-nous en capacité de repositionner nos priorités, en évitant de répéter les erreurs fatales qui ont conduit à la pandémie ? Serons-nous aptes à changer la société selon une vision et des pratiques féministes?

Serons-nous aptes à changer la société selon une vision et des pratiques féministes ?

Parmi les nombreuses catégories de femmes exposées aux changements radicaux que la pandémie a imposés, figurent sans aucun doute les enseignantes. L'une d'entre elles, Valentina Romano, écrit, en s'adressant à ses classes, qu'elle ne voit plus depuis février 2020 si ce n’est à travers l’écran de l'enseignement à distance :

«Nous nous sommes retrouvés dans l'impossibilité d'aller à l'école, chacun chez soi, en pyjama à dix heures du matin, comme si c'était dimanche et qu'au lieu de cela c'est lundi, non plutôt mercredi, ou peut-être jeudi, parce que je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais moi sans l’école je me perds, et pas seulement dans le calendrier. Nous avons découvert que notre voyage tant attendu, pour notre dernière année, avait été annulé, et que nous ne verrions pas Auschwitz. Impossible de sortir de chez nous, les jeunes. Les contagions se multiplient et les hôpitaux saturent. Chacun doit faire sa part en restant chez soi, en faisant preuve de responsabilité et de sens civique. Il faut montrer que nous nous aimons et que, maintenant plus que jamais, suivre les règles c’est juste et cool pour les autres, ne pas les respecter ou sous-estimer l'urgence sanitaire c’est réservé aux bolos. C’est ça être des citoyens conscients, bien plus que de participer aux heures de cours à parler de la constitution ou de la légalité : montrez que vous êtes ces citoyens, montrez que cet objectif, de loin le plus important, a été atteint par l’école. Ne soyez pas des pigeons, ne sortez pas de chez vous, c'est la seule façon de revenir à la normale le plus vite possible.
Mais il y a aussi une autre raison qui me pousse à vous écrire. Quand bien même le coronavirus existe, je continuerai sans hésiter à orienter vers vous ce bureau, même si je ne suis pas à l'école et même si c'est un effort atroce, car maintenant que nous sommes vraiment forcé.e.s d’être loin des autres, ce bureau est devenu beaucoup plus lourd.
L’unique force dont je dispose pour ne pas vous perdre, ce sont les poèmes et les merveilleuses pages de la littérature du XXème siècle à lire ensemble, et à lire maintenant, puisqu’après nous n’en n’aurons plus le temps. Parce que tôt ou tard, ce virus passera et vous ferez une école d’ingénieur, des mathématiques, de l'économie, de ces choses-là, et Dante, Pirandello, Montale et Saba seront réservés aux littéraires, vous n'en aurez plus besoin. Pourtant c’est précisément maintenant que nous avons besoin d'eux, plus que jamais. Mais vous devez me donner un coup de main et "collaborer". Ce qui, comme vous le savez, vient du latin et signifie "travailler ensemble". (De toute façon, promis, je vous demanderai l'étymologie des mots à l’examen).»

Nous ne pouvions pas manquer de rapporter l'histoire d'une autre catégorie de femmes en première ligne, celle des médecins, comme Anna Bellini, qui a repoussé son départ en retraite pour se rendre utile pendant la première phase, la plus aiguë, celle de l'apparition du virus.

Anna Bellini. Photo Monica Lanfranco

« Aujourd'hui, c'est encore le temps de l'incertitude et de la peur. Un air de tragédie plane, prêt à s'abattre sur n'importe qui, facilité par ce retour de l'hiver qui nous rend encore plus proches. S’il y a quinze jours encore, les gens tentaient désespérément de le nier par un comportement imprudent, et si la cour de récréation du quartier était pleine d'enfants qui se délectaient de cette fête inespérée, aujourd'hui, il n'est plus possible de faire semblant. Il y a une heure dans la soirée où les sirènes d'ambulance déchirent un silence qui ne saurait être rompu par rien d’autre. Je me tiens à mi-chemin entre l'intérieur et l'extérieur. Je suis à l'intérieur de l’hôpital, tout près "affectivement seulement", des autres collègues et du personnel, certains d'entre nous s'absentent à tour de rôle parce qu'ils sont malades, heureusement sans gravité ; et je suis à l'extérieur, à la maison, où j'essaie de rassurer tous ceux qui ont besoin d'être rassurés. D'après la fréquence de la sonnerie du téléphone, je comprends la situation. Les appels qui étaient ininterrompus jusqu'à il y a quelques jours se raréfient. Peut-être que la pandémie se ralentit, peut-être que les gens ont compris ce qu'il faut faire et parviennent à gérer la situation, peut-être qu'ils ont simplement perdu le désir d'appeler.

«Nous qui agissons comme un filtre à tout le reste pour éviter la saturation, pour contenir la panique, pour essayer de comprendre. »

Quand ils me racontent des conneries, je n’arrive pas à me contrôler et je me fous en colère comme lorsque je dois me rendre aux urgences pour des visites infondées. Mais en fait, peut-être que ces conneries cachent une anxiété rampante qui n'a aucune chance de s’exprimer que sous cette forme. De manière consolatoire, je me dis toujours que je suis sur le territoire et non pas en soins intensifs, pour me convaincre que les héros sont les autres, qu'il y a des collègues plus mal lotis que moi, puis le nombre croissant de médecins généralistes qui meurent révèle que, nous aussi, nous sommes en première ligne sur le territoire. Nous qui agissons comme un filtre à tout le reste pour éviter la saturation, pour contenir la panique, pour essayer de comprendre. Mes patients sont pour la plupart "de couleur", ils viennent du monde entier et sont pour la plupart jeunes, habitués aux nombreuses vicissitudes de la vie qui les ont amenés ici. Ils ont une attitude apprivoisée presque résignée face à cet énième fléau, ils demandent du réconfort plutôt que des visites et l’acceptent volontiers. C'est différent pour les patients plus âgés qui voudraient être visités à domicile mais pour lesquels le risque de transmission de l'infection est aussi élevé que celui d'être infecté.»

Daniela Cassini, féministe ayant une longue expérience des institutions locales dans une région du nord de l'Italie, commente le temps historique collectif que nous traversons :

« La pandémie a fait irruption dans nos vies et les a subverties. Chacun de nous a affronté ce moment à sa manière, avec des mouvements et des pensées oscillants entre l'incertitude d'aujourd'hui et les questions de demain. Si nous devons rester chez nous, cela vaut la peine de se préparer au temps que nous ne connaissons pas encore en prenant nos responsabilités. Le paradigme de la civilisation que nous connaissons est en train de disparaître ; une nouvelle époque s'annonce. Selon Elif Shafak (1), il s'agit d'une période intermédiaire, dans laquelle l'ordre précédent s'est effondré et le nouvel ordre n'est pas encore né. Dans un appel public, Annie Ernaux (2) nous invite à profiter de cette période propice pour remettre les valeurs à l'ordre du jour, c'est le moment d’envisager un monde nouveau.

Daniela Cassini. Photo Monica Lanfranco

À quelle nouvelle normalité pensons-nous revenir ? Le thème de la violence à l'égard des femmes n'a pas connu de répit, bien au contraire.
Rien que dans la Turquie de Shafak, depuis le début de l'urgence, la violence domestique contre les femmes a augmenté de 40% et le réseau italien D.I.RE (centres anti-violence) a signalé une augmentation de plus de 70% des demandes d'aide pour violence domestique, physique et psychologique. Cette période se distingue par le fait que c’est aussi une pandémie sociale avec des conséquences économiques et politiques : 50 % de personnes en plus ont eu recours à l'aide sociale ; il y a déjà des coûts sociaux très lourds pour les travailleurs, avec des inégalités croissantes et une injustice grandissante.

Le thème de la violence à l'égard des femmes n'a pas connu de répit, bien au contraire.

La mise à distance et le traçage sont devenus un véritable modèle social de vie contrôlée. Les crises sont des opportunités, mais elles peuvent aussi conduire à la régression et à la fermeture, même d'un point de vue démocratique, avec des tentations néo-autoritaires. Angela Davis et Naomi Klein (3) racontent la crise profonde du système capitaliste, pointant la nécessité de renforcer les mouvements sociaux et d'entamer un débat global impliquant d'autres expériences provenant d'autres parties du monde (que se passe-t-il dans les pays soumis à des régimes répressifs ?). Il s’agit aussi d'augmenter la force de l'action collective par une vision antiraciste et féministe, de trouver la voix pour remettre en question les systèmes de pouvoir, l'incapacité politique, l'incompétence. L'effort commun doit conduire à la récupération de l'humanité, à la reconstruction de la solidarité internationale et de la culture. Ne nous condamnons pas au silence et à la violence. »

1) Elif Shafak est une écrivaine turque
2) Annie Ernaux est une écrivaine française
3) Angela Davis et Naomi Klein sont toutes deux intellectuelles, féministes, et autrices américaines.

Pour consulter la version originale de l'article en italien :

Réflexions de femmes en temps que pandémie, IT
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