Emna Mrabet : « Les nouvelles réalisatrices tunisiennes représentent les femmes comme des battantes »

Emna Mrabet est maîtresse de conférences au département cinéma de l’université Paris 8 où elle enseigne, notamment, l’esthétique du cinéma, la réalisation documentaire et l’analyse filmique. Elle s’intéresse en particulier dans ses travaux de recherche à la question identitaire chez les cinéastes issu.e.s de l’immigration maghrébine, avec un focus sur les films de réalisatrices tunisiennes. Avec Ons Kammoun, enseignante chercheuse en cinéma à Tunis, elle coordonne actuellement l’organisation, à Tunis, d’un colloque les 13 et 14 juin sur « Genre et émancipation dans le cinéma arabe ».

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Propos recueillis par Olfa Belhassine

A quand remonte votre intérêt académique pour les réalisatrices tunisiennes : une question plus spécifique si l’on pense à vos travaux antérieurs portant sur l’analyse des parcours de cinéastes, hommes et femmes, de la diaspora tunisienne ?

La question de la diaspora était au cœur de ma thèse à la fois historique et esthétique sur les cinéastes français d’origine maghrébine soutenue en 2015, qui a donné lieu à la publication de l’ouvrage Le cinéma d’Abdellatif Kechiche : Prémisses et Devenir (Riveneuve, 2016). Dans la thèse, j’évoquais, comment dans les années 70 apparaissait la figure de l’immigré dans le cinéma français, par la suite ce sont les immigrés eux-mêmes, notamment de la deuxième génération, qui prennent la caméra pour filmer des personnages issus de l’émigration.

A partir de l’année 2016, j’ai transposé les problématiques auxquelles je m’intéressais au cinéma du Maghreb et du Moyen Orient. Plus spécifiquement Je me suis intéressée aux cinéastes femmes de ces territoires vivant en France, à travers des interventions dans des colloques et séminaires, dont une intitulée « Figures féminines de la révolte dans les films de fiction tunisiens (2000-2020) » présentée en 2017. A propos de cinéma et genre, j’ai beaucoup observé les chefs opératrices sur les tournages en Tunisie. Ce travail de terrain était encadré par le groupe de recherche nommé HESCALE, spécialisé dans le domaine du cinéma, et qui réunit des chercheurs français et tunisiens.

Relevez-vous des différences dans les représentations de la femmes produites par les réalisatrices tunisiennes de la première génération, comme Salma Baccar, Kalthoum Bornaz, Moufida Tlatli..., et celles des cinéates ayant commencé à briller après la révolution, telles que Leyla Bouzid et Kaouthar Ben Hania qui vivent, elles, dans la diaspora ?

La grande différence entre celles qu’on appelle les cinéastes de la première génération et la génération suivante consiste dans la question de l’émancipation et aussi de la prise de pouvoir. A savoir que les femmes ne sont plus représentées comme de simples victimes, telles qu’incarnées chez Moufida Tlatli dans « Les Silences des Palais » (1994) où Alia, la fille de Khadija, essaye de se défaire d’un triste destin pour subir finalement le même sort que sa mère, avec ses avortements à répétition. A l’inverse, ce sont plutôt des personnages qui prennent leur destin en main, en particulier chez Kaouthar Ben Hania dans « La Belle et la Meute » (2017) et Raja Amari, dans la scène finale de son film « Les Secrets » (2010). Ce sont des battantes, qui font face à un pouvoir oppressif, comme nous l’avons vu également chez Leyla Bouzid dans « A peine j’ouvre les yeux » (2015), où son héroïne, la jeune Farah, 18 ans, évoluant au temps de la dictature, ne se laisse pas intimider par le harcèlement policier et s’avère être un personnage très actif.

Extrait du film « Les Silences des Palais »

Quelles interactivités tissent les réalisatrices résidant en France avec la Tunisie post révolutionnaire ?

Elles gardent très souvent un pied en Tunisie, un lien très fort avec leur pays d’origine : je pense à Raja Amari, Kaouthar Ben Hania et Leyla Bouzid. Jusqu’ici leurs films traitent de la question tunisienne, on note quand même aujourd’hui une sorte de transfert chez certaines. Ainsi dans « Corps Etranger » (2018) de Raja Amari, le personnage d’émigré clandestin vit entre la Tunisie et la France, pareil pour Leyla Bouzid dans son dernier film « Une Histoire d’amour et de désir » (2021), qui traite également de l’émigration mais où toute l’histoire de la protagoniste, une jeune étudiante arrivée de Tunisie, se passe à Paris. J’avance l’hypothèse suivante : en s’ancrant de plus en plus dans le territoire français, ces réalisatrices de la diaspora émettent le désir de traiter aussi de la question française. Tout en restant très attachées à leur pays natal, elles continuent à traiter de personnages tunisiens et à s’intéresser aux évolutions sociétales, notamment liées aux femmes.

Quelles perspectives offrent à ces réalisatrices de la nouvelle génération, qui se distinguent dans les festivals internationaux, leur statut de femmes de la diaspora ?

Ces perspectives se situent à deux niveaux. Tout d’abord elles ont l’opportunité, si on les compare avec celles qui continuent à vivre en Tunisie, de garder une certaine distance avec les histoires qu’elles arrivent à raconter. Elles peuvent poser un autre regard sur ce qui se passe dans leur pays d’origine, un regard plus libre et affranchi de l’autocensure. De traiter de questions taboues différemment.

Extrait du film « Satin Rouge »

Il s’agit d’un statut, qui les protège aussi contre les foudres de la critique sociale. Je pense à Raja Amari et son film « Satin Rouge », qui a provoqué à sa sortie, en 2002, une grande polémique en Tunisie. L’autre plus, que peuvent récolter ces réalisatrices consiste dans les opportunités de production et de distribution de leurs films. Elles peuvent ainsi accéder plus facilement aux financements français, aux aides du Centre national du cinéma et de l’image (CNC) et par conséquent à la diffusion de leurs films en France.

Ces réalisatrices se sont-elles intéressées à la vie et à la dynamique politiques post révolution de 2011 ?

Oui, en particulier avec le premier film de Leyla Bouzid, « A Peine J’ouvre Les Yeux », qui prend le contrepied de ce qui s’est passé en janvier 2011. Elle ne parle pas directement de la révolution mais plutôt des mois précédant cet évènement et du climat de peur et de dissidence, qui régnait alors sur le pays. Dans le film « Les Secrets » (2010) de Raja Amari, la réalisatrice décrit une telle oppression qui pèse sur les femmes que la métaphore politique s’impose.

Erige Shiri a un parcours singulier, un parcours inverse : née en France, elle rentre en Tunisie pour filmer. Sa manière de filmer les ouvrières agricoles dans son fim « Sous les Figues » (2022) est particulièrement intéressante. Sous des allures anecdotiques, elle va se saisir des amourettes de jeunes ouvrières agricoles pour montrer la force de caractère de ses personnages.

Malgré une apparente fragilité, ce sont en réalité des femmes puissantes. L’allusion politique de cette histoire est claire, puisque la cinéaste se réfère, entre autres, aux drames des camions de la mort, transport de fortune des campagnes tunisiennes où de nombreuses femmes rurales ont trouvé la mort.

Dans « La Belle et la Meute », de Kaouthar Ben Hania, la réalisatrice évoque l’impunité policière. La grande force de ce film consiste à démontrer que le départ du dictateur n’a pas du tout contribué au changement d’un système répressif. Kaouthar Ben Hania, a dû attendre la révolution pour tourner « Le Challat de Tunis ». Car il était quasi impossible auparavant d’obtenir une autorisation pour réaliser des documentaires. En clair, une des grandes mutations de l’après 14 janvier 2011, c’est que les réalisatrices ont pu s’emparer du documentaire, plus proche de la réalité que ne l’est la fiction. D’où la difficulté de l’adopter sous un régime autoritaire.

Enfin, bien sûr, on ne saurait oublier le dernier film de Kaouthar Ben Hania « Les Filles d’Olfa » (2023). En partant encore une fois d’un fait divers, la cinéaste évoque l’histoire d’Olfa et de ses quatre filles mais il y est aussi question, en filigrane, des différentes étapes sociales et politiques qu’a traversé le pays depuis la révolution. Ben Hania y évoque, avec subtilité, la façon dont la révolution d’un pays influe sur la « révolution personnelle », en l’occurrence chez Olfa.

La forme étant de première importance dans le cinéma, comment les réalisatrices des années 2010-2020 filment-elles les femmes ? Sont-elles dotées du « female gaze » (1), ce regard de féminin dont parle Iris Brey, qui présente les femmes comme sujets et s’efforce de mettre leurs expériences au sein de la narration ?

Ce regard particulier dont vous parlez commence avec Raja Amari, avant même l’avènement de la révolution. Raja Amari se situe à un point charnière entre les deux générations de réalisatrices tunisiennes. Avec elle, on vit une vraie mutation du cinéma tunisien. Dans son premier long métrage « Satin Rouge » (2002), on quitte la médina, où se déroulaient la plupart des films tunisiens, pour la ville moderne de Tunis. La représentation des femmes change également. Et le regard posé sur la danse orientale, qui est au centre de ce film, semble totalement différent du « male gaze », à savoir ce regard masculin, qui s’est imposé, jusqu’ici, dans les films égyptiens par exemple. La danse orientale qui était auparavant totalement fétichisée devient ici un instrument de pouvoir pour cette veuve, une mère de famille qui va ainsi quitter sa morne vie pour une existence franchement subversive, « trouble pour l’ordre public ».

Affiche du film « Une Histoire d’Amour et de Désir »

Dans la scène introductive d’«A peine j’ouvre les yeux » de Leyla Bouzid, où une jeune fille découvre le désir intuitivement, on sent, à la manière de filmer, qu’il y a une femme derrière la caméra : on se rapproche de la peau ; la caméra, qui effleure le corps, ne l’instrumentalise pas.
Dans son dernier film, « Une Histoire d’Amour et de Désir », je trouve très belle sa façon d’utiliser la force de la littérature pour traduire le désir, qui est subtilisé par cet enrobage poétique. La cinéaste choisit ainsi une représentation assez inédite du désir, suggérée littéralement par les mots de l’ouvrage qui se superposent aux fantasmagories d’Ahmed, le personnage principal masculin du film, renvoyant à l’amour platonique et éthéré qu’éprouve Kaïs (le personnage de Majnoun) pour Leyla (2).

Emna Mrabet a publié plusieurs articles et interviews renvoyant aux films des cinéastes femmes évoqués dans cet entretien dans le site Culturopoing.

Notes :
1. Iris Brey, Le regard féminin. Une Révolution à l’écran, Edition de l’Olivier, 2020
2. Majnoun et Layla, ou parfois Kaïs et Layla est une histoire d'amour populaire d'origine arabe racontant les péripéties concernant un amour impossible entre le poète bédouin Qays ibn al-Moullawwah et Layla al-Amiriyya. Cette histoire a inspiré au fil des siècles de nombreux écrivains et artistes musulmans.
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