Les souffrances des paysannes racontées dans la série tunisienne « Bab Errezq »

La série « Bab Errezq », diffusée sur la chaîne 1 de la télévision nationale tunisienne, explore les conditions difficiles qu’endurent les femmes employées dans les champs.

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Chadia Khedir

Le scénariste Mohamed-Ali Damak a choisi un axe principal qui lui permet d’aborder la vie de la femme rurale. C’est également le cas, mais avec un traitement dramatique différent, de la série « Ragouj » de Abdel Hamid Bouchnak qui a obtenu, entre autres, le Prix de la Radio nationale pour la meilleure série présentant une image positive de la femme.

Les femmes rurales et les camions de la mort

Dans « Bab Errezq », les faits se déroulent à la campagne, sur les terres de El Haj Taher (Kamel Touati) et de Selim (Khaled Houissa) qui est de retour de l’étranger après avoir fui pendant plus de 20 ans son pays. La série met en scène un conflit où s’opposent le passé et le présent, où luttent celui qui essaie de creuser le passé à la recherche de réponses et celui qui essaie de l’effacer et de le cacher pour se débarrasser d’un lourd fardeau afin d’éviter de rendre des comptes. C’est dans ce cadre que l’on assiste à la vie quotidienne des femmes en milieu rural.

La vie de ces ouvrières agricoles est réglée en fonction du lever et du coucher du soleil. Elles travaillent en groupes dans les champs, récoltent des fruits et les disposent soigneusement. Elles sont unies par leur désir d’améliorer leurs conditions économiques en se confrontant à la cruauté de la vie et à ses retournements.

La dimension tragique de la condition de ces femmes se manifeste dans leur transport vers leur lieu de travail. Ainsi, dans la série « Ragouj », Aïda (Arwa Rahali) rend son dernier souffle sous les roues d’une camionnette, par la faute d’un conducteur imprudent, tandis que Mahbouba est emmenée en soins intensifs. Les rôles principaux sont tenus par Aziz Jebali, Yasmine Dimassi et Bahri Rahali. Quant à Zahra dans « Bab Errezq », elle subit le même sort quand le tracteur qui l’emmenait avec un groupe d’autres femmes vers les champs se renverse.

Les camions de la mort constituent une véritable catastrophe en Tunisie. C’est pourquoi ce drame est repris dans plusieurs séries produites pour ramadan. Ces tragédies ont fait la une des journaux télévisés tout au long de ces dernières années sans que les autorités concernées y mettent un terme.

On a donné le nom de « camions de la mort » à ces véhicules destinés au transport des travailleurs et travailleuses agricoles vers les champs. Ces camions ont des accidents de manière répétitive. Ainsi, le Forum tunisien pour les Droits économiques et sociaux a dénombré, depuis 2015, 69 accidents ayant causé la mort de 55 personnes et blessé 853 autres.

Une révolte contre l’image stéréotypée de la femme rurale

Le réalisateur de « Bab Errezq » s’est contenté d’un traitement classique de la mort de Zahra, travailleuse agricole sur les champs de Sélim : pleurs, tristesse, chagrin et cœurs brisés.

En revanche, le réalisateur Abdelhamid Bouchnak a représenté le deuil dans la série « Ragouj » à travers le silence pendant l’enterrement de Aïda, silence entrecoupé seulement par la musique du saxophone de « Belgacem » alias « Pedro », qui s’inspire d’une marche militaire.
La scène se termine par le salut des policiers au passage du cortège, comme un hommage à Aïda, aux femmes rurales et aux habitants de Ragouj qui brandissent l’écharpe aux couleurs gaies portée habituellement par les femmes et les fleurs rouges de basilic. Bouchnak tente ainsi de donner à la scène une grande charge émotionnelle et de rendre plus intense la symbolisation de la souffrance collective qui se manifeste à chaque nouvel accident anéantissant la vie d’une femme ou d’une jeune fille tunisienne.

Les images de femmes présentées par « Bab Errezq » sont variées, particulièrement celles des femmes qui sont exploitées par leur patron. Cependant, le personnage de Sabra différent des autres femmes rurales par sa pensée, son projet et ses rêves.
Sabra est une jeune femme instruite, qui avait quitté la campagne pour suivre des études de master en sciences sociales mais qui, en fin de compte, a choisi d’y revenir. Elle se distingue par une capacité extraordinaire à percevoir les souffrances des femmes de son village, à comprendre la cause de leur lassitude et l’échec de leurs tentatives de faire correspondre leur salaire à leur travail.

Sabra, jouée avec beaucoup de talent par Nabila Gouider, est révoltée contre le cliché qui confine la femme rurale dans un rôle de victime et une position d’opprimée. Ainsi, le scénariste déconstruit le stérotype de la femme rurale qu’il présente sous un autre jour aux téléspectateurs : celles-ci ne sont pas toutes de la même pâte : chacune d’entre elles possède sa personnalité, ses rêves, ses propres craintes.

Sabra devient la confidente de Sélim, le propriétaire terrien. Il sent en elle la capacité, d’une part de comprendre les différences de mentalité des travailleuses, de saisir en profondeur leurs appréhensions, et d’autre part d’adapter son projet à lui pour le rendre plus réaliste. La jeune fille se transforme donc en trait d’union essentiel entre ce qui est réel et ce qui est souhaitable. Il semble que le scénariste n’a pas choisi le nom de Sabra [patiente] au hasard car elle est un modèle de patience alliée à la sagesse, dans un environnement qui pourtant ne se montre pas enclin à changer sa manière de penser ni à transformer la condition des femmes.

Tout au long des vingt épisodes de la série, le personnage de Sabra prend de l’ampleur : son influence grandit, son interaction avec son environnement croît.

Elle devient un refuge pour tous, celle à qui on demande conseil et auprès de qui on trouve un moment de tranquillité et de sérénité. Elle refuse d’épouser Sélim et exige de tourner la page du passé. Mais quand elle apprend qu’il a besoin d’aide, elle révise sa position et le soutient, l’écoute et le conseille.

« Bab Errezq » n’est pas un éloge à la gloire de la femme rurale, mais une production qui reflète sa réalité amère en tant que victime du patron, des pressions exercées sur elle et sur sa vie.

Mais la valeur ajoutée de cette série a été de faire d’une jeune fille rurale instruite, ayant des idées et un projet, une source de lumière pour les autres personnages et l’axe de rotation des événements. En choisissant cette dynamique, le réalisateur a trouvé une solution pour affronter la réalité cruelle des ouvrières agricoles.

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