Au Maghreb, la culture à la reconquête de l’espace public

Au Maghreb, de nouvelles initiatives culturelles invitent les citoyen.ne.s à se réapproprier leur ville en renouant avec l’espace public. Novateurs et inclusifs, ces projets ont une particularité commune : ils sont tous co-fondés par des femmes.

©ThinkTanger

Écrit par Rania Hadjer et Lina Meskine

L’espace public donne lieu au vivre-ensemble dans une communauté. Favorable à certains, hostile à d’autres, il peut accueillir, rassembler mais aussi exclure et menacer. Il laisse sur la touche les gens de la marge, les vulnérables, et néglige souvent la présence des femmes. Planifiée par des décideurs, majoritairement hommes, souvent à l’écart des habitants et de leurs besoins, la ville creuse les inégalités sociales et celles du genre.

Au Maghreb, l’espace public change et évolue, à l’image d’une société constamment en mouvement. Autrefois cantonnées au domicile familial, les femmes y sont aujourd’hui plus présentes mais résistent à différentes formes de violences.

Comment se réapproprier l’espace public et redonner la voix à ceux qui le pratiquent ? De ce défi sont nés trois projets culturels indépendants : Think Tanger au Maroc, Ateliers d’Alger en Algérie et l’Art Rue en Tunisie.

Entre Tanger, Alger et Tunis, on retrouve la même odeur des rues, la saveur de l’eau de rose, et la lumière du soleil couchant. Ces trois villes sœurs qui s’ouvrent sur la mer, se tournent pourtant le dos : sous les nuages des tensions politiques, l’échange culturel et artistique est plein d'embûches. Même l’héritage culturel commun est devenu source de conflit.

Pourtant, de cette similitude culturelle, les trois pays gagneraient beaucoup à apprendre et à puiser de leurs expériences respectives. C’est dans cette optique que nous croiserons, dans ce reportage, le regard de trois actrices culturelles au cœur des projets pré-cités : Amina Mourid (Think Tanger), Magda Maaoui (Les Ateliers d’Alger) et Nadia Ben Hammouda (l’Art Rue).

«Nous incitons les tangérois à devenir acteurs de cette mutation, et pas seulement spectateurs» - Amina Mourid

Faire la ville avec les citoyen.ne.s : la culture, un levier social

« La ville de Tanger a changé si vite en peu de temps… on a voulu documenter le ressenti des citoyens face à cette mutation » explique Amina Mourid. Elle décrit Tanger comme une ville émancipatrice de par son brassage culturel et son ouverture sur le monde. Ces dernières années, la ville a connu un changement sans précédent : des quartiers se reconfigurent et de nouveaux modes de vie voient le jour.

En 2016, Amina co-fonde avec Hicham Bouzid, Think Tanger : une plateforme culturelle indépendante dédiée à la ville. A travers des débats, des ateliers et des publications, ils documentent le quotidien des Tangérois et interrogent leur regard sur la ville. Think Tanger se déploie aussi à travers trois espaces de diffusions dans Tanger. L’objectif : donner accès aux citoyen.ne.s à une éducation culturelle de qualité, mais aussi critique et indépendante.

« Nous incitons les tangérois à devenir acteurs de cette mutation, et pas seulement spectateurs » - Amina Mourid

Think Tanger est convaincu que la ville doit se faire dans un processus d’intelligence collective, en impliquant les citoyen.ne.s. Leurs projets ne sont pas préétablis mais co-construits avec les habitant.e.s. Le projet Think Zouitina, à titre d’exemple, réussit à créer un impact social en tissant des liens perdus entre le centre-ville et un quartier populaire de la périphérie, « oublié des politiques de la ville ». En menant des actions avec les jeunes du quartier Zouitina, accompagnés d’un artiste qui y joue un rôle de facilitateur, le projet parvient à susciter un engagement fort de la communauté.

Mettre un quartier sur une carte, c’est visibiliser une communauté. La psycho-géographie est un outil qui permet d’appréhender la ville à travers le vécu et le ressenti. © Think Tanger

Dans un contexte où la culture reste très institutionnalisée, Think Tanger se démarque par son approche participative, inclusive et ouverte sur la ville. Parallèlement, Les Ateliers d’Alger s’inscrivent dans la même approche citoyenne, en donnant la voix aux habitant.e.s, rarement consulté.e.s par les politiques publiques, dans l’élaboration de leur ville.

Faire la ville pour les femmes : la culture au service de l’égalité des genres

Quelle place pour la femme dans la ville ? A Alger, les femmes occupent peu l’espace public : leurs déplacements restent très utilitaires, tandis que ceux des hommes s’étendent jusqu’aux loisirs. Le rapport des femmes avec l’espace public est un rapport de force : c’est un combat de tous les jours.

A partir de ce constat, l’association « Ateliers d’Alger » entreprend sa première mission en 2018 : organiser une session pilote d’ateliers participatifs avec les femmes de la Casbah, et des quartiers Bab el Oued et El Biar. En choisissant de travailler avec les femmes, les co-fondateurs Magda Maaoui, Anys Merhoum et Nesma Merhoum refusent pour autant de perpétuer l’idée stéréotypée que les femmes soient exclues de l’espace public au Maghreb :

« Bien que l'espace public ne soit pas conçu pour elles, les femmes algériennes, par nécessité et instinct de survie, ont su conquérir leur place. Elles ne se contentent pas d'être de simples observatrices, elles sont des actrices engagées dans l'espace public. […] Si l'on y prête attention, on remarque que les femmes sont présentes partout. Même si leur présence est parfois contestée » affirme Magda Maaoui, urbaniste-géographe et co-fondatrice des Ateliers d’Alger.

Le rapport des femmes avec l’espace public est un rapport de force : c’est un combat de tous les jours.

Les ateliers réservés aux femmes visent à leur offrir un espace libre pour exprimer leur vision, leurs idées et leurs besoins et éviter une éventuelle monopolisation de la parole par les hommes. Bien que le choix de la non-mixité soit critiqué, les résultats sont indéniables « les femmes ont pu s'exprimer en toute liberté, ce qui est rarement possible dans leur vie quotidienne » affirme Anys, architecte co-fondateur et réalisateur. Dans son film « Toujours tout droit » Anys relate avec poésie ces ateliers de quartier où les femmes dessinent, discutent et imaginent la ville de demain, en s’inspirant de la culture et de l’histoire de la ville. Une forme de catharsis collective entre femmes, face aux traumatismes hérités de la décennie noire qui continuent à planer sur l’espace public.

Une petite fille et sa maman esquissent ensemble la ‘Maison des Rêves’, un lieu où l’audace de rêver forge un futur meilleur. © Les Ateliers d’Alger

Faire la ville avec l’art : la culture dans la rue

Pour renouer entre la ville et la culture, il apparaît essentiel de faire sortir l’art à la rue. « L’art sauvera le monde » disait Dostoïevski.

A Tunis, L’Art rue, niché au cœur de la médina, incarne une vision artistique unique depuis 2006. Lancé par Selma et Sofiane Ouissi, un duo de danseurs et chorégraphes, cet espace de création, d’expérimentation et de recherche abolit les frontières entre la culture et la rue. Ancré dans le tissu social de Tunis, le projet offre un espace transversal où les artistes collaborent ouvertement avec les citoyen.ne.s, les militant.e.s et les expert.e.s.

Dans ce projet, l’art investit les rues les plus pauvres, oubliées du circuit touristique, nous explique Nadia Ben Hamouda, assistante monitoring chez L’Art Rue. Il touche ainsi une population vulnérable : loin de l’élitisme, l’art est ici démocratique et populaire. Il prend également plusieurs formes qui s’adaptent à l’espace urbain : danse, musique, cinéma et théâtre… Un moyen de revitaliser des espaces abandonnés et de réunir des citoyen.ne.s marginalisé.e.s.

Dans les faits, L’Art Rue présente une manière différente d’investir la ville : il occupe l’espace public par le corps, surtout à travers la danse et le théâtre. La danse en particulier libère le corps et impose, de manière immédiate, sa présence dans l’espace urbain.

Danser dans l’espace public, c’est faire lieu avec le corps en mouvement. ©L’Art Rue

Par ailleurs, le projet associe l’expression artistique aux enjeux sociaux et politiques pressants en Tunisie, notamment à travers l’initiative Dream City. Depuis sa création en 2007, Dream City est devenu un rendez-vous incontournable à Tunis qui ravit un public jeune avide de culture. Nadia explique que le festival contribue à la revitalisation du patrimoine local à travers sa programmation artistique pluridisciplinaire et ses thématiques variées (écologie, immigration, féminisme…).

Enfin, l’Art Rue a rejoint en 2020 l'initiative Thaqafa Daayer Maydoor / All Around Culture, un programme de coopération internationale cofinancé par l'Union Européenne, qui soutient les initiatives culturelles des jeunes.

Depuis sa création en 2007, Dream City est devenu un rendez-vous incontournable à Tunis qui ravit un public jeune avide de culture.

Ainsi, de Tanger à Tunis en passant par Alger, ces trois projets reprennent le droit sur les espaces urbains en les dédiant à la culture. Ils démontrent ainsi son rôle dans le bien-vivre d’une ville : c’est un outil de cohésion sociale, d’inclusion et d’égalité des genres.

Ces projets indépendants et citoyens présentent une manière alternative de pratiquer la culture au Maghreb : participative, ouverte sur la ville et au plus près des habitant.e.s. Ils réussissent aussi à engager fortement la participation des femmes.

« Il faut retrouver notre nature de flâneurs dans la ville » s’accordent à dire Magda Maaoui et Amina Mourid. La culture maghrébine est propice à la rencontre « qaadat zmane », à la convivialité autour d’un thé et aux histoires d’antan : des pratiques avec lesquelles il faut renouer.

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