Doctorantes en Tunisie : résilience et endurance

En Tunisie, 69 % des doctorants et 57% des chercheurs sont des femmes. Si elles considèrent la thèse comme un accomplissement personnel, arriver à son terme implique une détermination à toute épreuve, sans garantie de trouver un travail.

Crédit photo de la couverture de l'article :  © Aidan McGloin (@amcgloin)
par Louise Aurat

Roua Khlifi a pris son temps pour choisir son sujet de thèse. Elle ne voulait pas se tromper. Arrivée parmi les cinq premières au concours d'agrégation en langue et littérature anglaise en 2012, elle est devenue d'office professeure à l'Institut Supérieur des Études appliquées en Humanités de Tunis. Six ans plus tard, le livre House of Leaves de Mark Z. Danielewski tombe entre ses mains et elle se dit qu'elle tient enfin sa spécialité : la littérature numérique et plus précisément celle que l'on nomme « générative », lorsqu'à partir d'une seule histoire l'auteur donne au lecteur la possibilité de choisir et d'en lire une multitude d'autres. « Cela m'a pris un an pour récupérer une de mes toutes premières sources, un CD des années 90 que quelqu’un m'a rapporté des États-Unis », rapporte Roua.

L'accès aux sources est pour de nombreuses doctorantes un obstacle majeur durant toutes ces années de dur labeur et non le seul.

Une situation économique précaire

Roua a réussi à être titularisée avant l'obtention de sa thèse, ce qui n'est pas répandu. En Tunisie, 69 % des doctorants et 57% des chercheurs sont des femmes, selon les chiffres révélés par le gouvernement en 2023.

« Dans le contexte social d'aujourd'hui, les femmes peuvent sans doute se permettre davantage de prolonger une vie où il n'y a pas encore de revenu. Les hommes veulent être dans la vie active beaucoup plus jeune », constate Rym Zakhama-Sraieb, qui encadre depuis 21 ans plusieurs étudiants en tant que chercheuse en écologie marine à la faculté des sciences de Tunis.

Les doctorant.e.s, sans soutien de leur entourage, se retrouvent dans une situation économique précaire. Nada*, en deuxième année de doctorat en biologie, touche une bourse de 230DT (environ 70€) par mois, au paiement souvent retardé. « Cette somme est insuffisante pour vivre à Tunis », déplore-t-elle. Elle travaille parfois en parallèle pour une association scientifique locale, une activité qui induit une importante charge de travail supplémentaire bien que cela reste dans son domaine d'étude.

Doctorante en droit privé international à Tunis, Marwa gagne 670DT (200€), sans couverture santé, dans le cadre de son contrat de recherche. Une rémunération trop faible pour pouvoir se rendre à l'étranger : « J'ai besoin de voyager pour avoir accès aux juridictions des pays arabes. » La réussite de sa thèse repose alors en partie sur l'acquisition de bourses universitaires internationales.

Manque d'opportunités et sexisme

Fatma Arrari s'estime chanceuse d'avoir toujours eu sa famille derrière elle pour l'épauler, moralement et financièrement. Elle a soutenu il y a quatre mois sa thèse en biologie, portant sur les effets protecteurs de la spiruline sur l'anxiété induite par l'obésité. Au chômage depuis, elle est dans l'attente de passer le concours d'agrégation ou bien de trouver un travail dans un laboratoire de recherche : « Il y a peu de places au concours et pas beaucoup d’opportunités ailleurs. Je cherche en Tunisie, mais aussi dans d'autres pays si c'est plus simple. » En janvier dernier, Fatma a participé à l'une des manifestations organisées par « le mouvement des docteurs et chercheurs au chômage » à Tunis.

Rassemblement des docteurs et chercheurs au chômage devant le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. © gnet.tn

Le groupe, crée en octobre 2023 et représenté par une dizaine de personnes, réclame une réforme structurelle pour mettre fin au chômage chez ces diplômés hautement qualifiés. Il demande aussi l'ouverture de davantage de postes et ce dans l'ensemble des ministères et l'arrêt du détachement des professeurs du secondaire dans le supérieur. « Il y a environ 4000 docteurs chercheurs au chômage. Nous sommes exclus du monde du travail et pourtant nous voulons apporter le meilleur à notre pays », se désole Meriem Dziri l'une des portes-parole, au chômage depuis 2021 malgré son doctorat en langue et littérature arabe.

D’après les dernières données de l'Institut national de la statistique, au deuxième trimestre 2023, le chômage touchait 14% des hommes diplômés de l'enseignement supérieur et 31% des femmes. Toutefois Rym Zakhama- Sraieb osberve que « même sans l'assurance de trouver un poste les filles continuent de s'acharner. Elles ne cherchent pas forcément un contrat à l'université, mais sauront s'adapter avec les compétences qu'elles ont pour trouver d'autres issues ».

Si la plupart des doctorantes interrogées évoquent un environnement respectueux et sécurisé sur les bancs très féminins de l'université, ce n'est pas toujours le cas à l’extérieur. Nada doit s'imposer dans l'univers masculin de la plongée : « Je dois davantage montrer que je suis capable alors que j'ai le même niveau. » Et aussi s’adapter : « Dans certains endroits il n'y a pas de toilettes pour les femmes, ni d'espace pour se changer, ni de combinaison adaptée au port du voile. »

Marwa raconte avoir été harcelée sexuellement à deux reprises au cours d'expériences professionnelles, dont une particulièrement traumatisante qui a duré six mois où elle travaillait comme juriste d'entreprise dans une société multinationale. « Je ne l'oublierai jamais. Le directeur était vraiment mauvais, il a commencé dès l'entretien à me dire qu'il n'avait jamais accepté de femme voilée, mais que j'avais un profil intéressant et que j'étais jolie », se remémore la jeune femme, qui a préféré ne pas porter plainte contre lui le considérant « faible » et « âgé ».

Une voie d'émancipation

Malgré les difficultés, entreprendre un doctorat est un accomplissement. « J'ai appris à nager durant ma dernière année de master et j'ai maintenant le niveau 2 en plongée », partage avec enthousiasme Nada, originaire de Kebili, une ville au Sud de la Tunisie, proche du désert. Continuer ses études dans la capitale jusqu'à ce niveau était aussi un moyen de gagner en indépendance vis à vis de son entourage familial. « Cela me rend forte », confesse Nada, convaincue qu'il ne sera pas facile de trouver un partenaire qui l'accepte.

Fatma aussi s'est heurtée à de l'incompréhension. Elle s'était fiancée au cours de sa deuxième année de doctorat, mais son compagnon n'a pas accepté qu'elle voyage pour ses études : « Notre relation s'est terminée à cause de ma thèse. Je n'ai pas lâché, mon diplôme est plus important. » Son doctorat achevé maintenant depuis quelques mois, elle ne regrette pas sa décision.

Quitter la version mobile