Film « Bye Bye Tibériade » :  Force et résilience d’une lignée de femmes palestiniennes

Dans le documentaire, « Bye Bye Tibériade », de Lina Soualem, la réalisatrice concentre toute son attention sur la lignée féminine, qui la rattache à sa famille maternelle de Palestine. Prenant pour guide de ses explorations, sa mère la comédienne Hiam Abbass, elle raconte l’exil, le déplacement, le déchirement et le trauma des départs précipités ayant marqué quatre générations de femmes palestiniennes. Dans un monde meilleur, le documentaire de Lina Soualem aurait mérité la Palme de la délicatesse !

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A part la robe de Cate Blanchett sur le tapis rouge du 20 mai, un fourreau aux couleurs du drapeau palestinien et le film « Ground Zéro », sur des histoires quotidiennes de résilience à Gaza, produit par la Tunisienne, Dorra Bouchoucha, et projeté le 19 mai en off du festival, rien de ce qui se passe de tragique en territoire palestinien depuis près de huit mois ne filtre à Cannes. En cette 77e édition qui semble avoir adopté une ligne bannissant tout slogan politique, en particulier propalestinien.

Heureusement que plusieurs mois avant l’ouverture de cette grand-messe du cinéma mondial, un film, « Bye Bye Tibériade » est venu offrir aux spectateurs/trices une autre vision de la Palestine. A la fois intimiste, charnelle et lancinante. Un film documentaire, qui se feuillette comme un album de famille croisant de temps à autre les séquences et l’iconographie de la grande Histoire.

Le roman familial nourrit les obsessions de Lina Soualem

« N’ouvre pas les douleurs du passé ! », ainsi rétorquait Hiam Abbass à sa fille Lina Soualem à chaque fois que celle-ci l’interrogeait sur les raisons ayant provoqué sa décision de quitter, dans les années 80, son village natal, Deir Hanna, sous contrôle israélien.

Affiche du film « Bye Bye Tibériade »

Mais Lina Soualem saura apprivoiser les réticences de sa mère, la photographe, actrice et réalisatrice palestinienne Hiam Abbass rendue célèbre entre autres par ses rôles dans « Les Citronniers » (2008) d’Eran Riklis et plus récemment dans la série « Succession » (2018). Elle retourne avec elle sur les traces de lieux disparus et de mémoires dispersées de quatre générations de femmes palestiniennes. Dans « Bye Bye Tibériade », deuxième documentaire de Lina Soualem, sorti en février dernier en France et depuis début mai à Tunis, elle ira même jusqu’à utiliser les dons d’actrice de Hiam Abbass pour la faire interpréter, autour de jeux de rôle avec ses sœurs, certaines scènes réelles de sa vie passée. La jeune réalisatrice avait déjà en 2020 avec son premier film « Leur Algérie », scruté la mémoire de ses grands-parents paternels partis d’Algérie dans les années 60 avec un aller simple.

On l’aura compris : c’est bien le roman familial, d’un côté comme de l’autre, qui suscite la curiosité, nourrit les obsessions et favorise la créativité de Lina Soualem.

Dans « Bye Bye Tibériade », elle concentre toute son attention sur la lignée féminine de sa famille maternelle dont elle arrive à raconter l’exil, le déplacement, le déchirement et le trauma des départs précipités autour de photos de familles et de vidéos en super 8 tournées à Deir Hanna par son père l’acteur d’origine algérienne, Zine Eddine Soualem.

« A 20 ans, j’étouffais en tant que femme dans Deir Hanna… »

Les images d’archives de la « nakba » de 1948, date de la douleur originelle, époque à laquelle ses arrière grands-parents sont expulsés par la colonisation israélienne de Tibériade en Palestine, évoquent l’impact de l’évènement historique sur l’intime. Dans toute sa violence. Ainsi la grand-mère de Lina, Neemat, qui a réussi à intégrer la plus prestigieuse école d’institutrices de Jérusalem, voit ses rêves voler en éclats en 1948 lorsqu’à 16 ans, quelques mois avant la remise de son diplôme, la guerre surgit. Neemat sera également séparée de sa sœur aimée, Hosnieh lors du grand exode forcé de 1948. Chassé de ses terres, l’arrière-grand-père meurt subitement de chagrin et de folie. Encore un départ précipité !

Extrait du film « Bye Bye Tibériade »

Hiam Abbass, habitée elle aussi par la nostalgie d’un passé qui a du mal à passer, se raconte dans le documentaire : « A 20 ans, j’étouffais en tant que femme dans ce Deir Hanna des années 80, où des frontières infranchissables s’élevaient et nous séparaient des pays arabes aux alentours et où n’existaient ni cinéma, ni lieux de culture. Alors, j’écrivais des poèmes… ».

Sans l’accord de son père, elle décide de partir en Europe avec son premier mari anglais, pour poursuivre une carrière de comédienne commencée dans la quasi clandestinité.

« Je suis née de ce départ, de cette rupture entre deux mondes », explique Lina Soualem. La naissance de Lina change les relations de Hiam avec sa famille. Elle favorise une réconciliation et célèbre les retrouvailles. Emotions, larmes, rires, culpabilité et souvenirs agitent d’un bout à l’autre les 88 mn de ce film tendre, brillant et superbement écrit par Lina Soualem et Nadine Naous.

« J’ai voulu mettre des visages sur les destins individuels des femmes de ma famille. Les héroïnes d’une épopée. Donner à voir et à entendre une parole longtemps invisibilisée et traiter autrement ces parcours que par la langue des chiffres », clame Lina Soualem*.

Un discours, qui fait écho à la guerre sur Gaza déclenchée depuis au lendemain du 7 octobre dernier et qui continue à être relatée par l’entremise de décomptes de victimes quotidiennes, anonymisées par la loi des chiffres, au gré des journaux télévisés.
« Bye bye Tibériade », tourné plusieurs mois avant cette date macabre, résonne en contre champs du sourd désir de l’État d’Israël de faire table rase d’un pays, de son passé, son présent, son avenir.
Dans un monde meilleur, le documentaire de Lina Soualem aurait mérité la Palme de la délicatesse !

*Interview de Lina Soualem et de Hiam Abbass diffusée dans l’émission « Les Midis de Culture » sur France Culture, le 21 février 2024.
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