Actions, réalisations, critiques filmiques... La bourrasque féministe bouleverse le 7ème art.

Il en aura fallu des années, des combats singuliers et collectifs, des aveux, des coups de gueule et des sorties de scène pour que le cinéma de l’Hexagone laisse le lent et timide Me Too français se frayer un chemin en son sein. Même le festival de Cannes a fini par se délester de quelques strass...

Crédit photo l'image mise en avant : © bestentours CC BY SA 4.0 via Wikimedia Commons

On ne se lassera pas de se repasser cette scène tant elle est puissante et émouvante. Un an après les révélations de l’affaire Weinstein et la naissance du mouvement Me Too aux Etats-Unis, Cate Blanchett et Agnès Varda ouvre le bal au Festival de Cannes 2018. A leurs côtés, 80 personnalités – scénaristes, techniciennes, actrices, productrices, distributrices, réalisatrices... – sont venues dénoncer le manque de parité qui entrave les parcours de femmes dans l’industrie cinématographique.

82 : c’est précisément le nombre de réalisatrices qui ont pu se hisser en haut des marches pour concourir à la compétition officielle du Festival, depuis sa première édition en 1946. 82, c’est bien maigre au regard des 1688 hommes sélectionnés durant la même période et des trois uniques palmes d’or obtenues par des femmes. « Nous mettons au défit nos institutions pour organiser activement la parité et la transparence des instances de décisions partout où les sélections se font, réclame la réalisatrice Agnès Varda. Il est temps que toutes les marches de notre industrie nous soient accessibles. Allons-y ! On monte ! » Ce qu’elles firent à 82 en gravissant, main dans la main, doigts noués et bras tendus, la montée du festival le plus médiatisé au monde.

Festival de Cannes 2018 © Georges Biard, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Un système violent et inégalitaire

Cette action a été lancée par le collectif 50/50 qui lutte depuis plusieurs années pour l’égalité, la parité et la diversité dans le cinéma et l’audiovisuel. Un combat absolument nécessaire puisque le fossé entre les genres reste encore béant. En effet, s’il y a autant de femmes que d’hommes diplômé.e.s en réalisation, le couperet tombe au moment d’entrer dans la vie active : seules 36% d’entre elles réalisent un premier film et 25% seulement travaillent dans le secteur qu’elles ont choisi.

Pour les actrices, ce n’est guère mieux. Une série en quatre épisodes Effrontées, le cinéma au féminin (1) pointe un nombre incalculable de discriminations : « Tributaires de leur plastique et de leur photogénie, soumises au désir des spectateurs comme des réalisateurs, tout au long de leur carrière, les comédiennes sont sommées de se plier à une série d'injonctions. Machisme ordinaire, diktat de la beauté et de l'âge, disparités de traitement, harcèlement : elles sont nombreuses à dépeindre, depuis les coulisses, un univers souvent rude, presque toujours inégalitaire. Aujourd'hui, pour beaucoup d'entre elles, l'objectif est clair : faire jeu égal avec leurs homologues masculins. »

« Les effrontées, le cinéma au féminin », une série documentaire en 4 épisodes sur le cinéma, à voir jusqu’au 27 mai 2024 sur France.TV

Ce que révèle ce système inique, c’est aussi une violence sexuelle et sexiste systémique contre les femmes et les filles. Les témoignages d’actrices telles qu’Adèle Haenel et Judith Godrèche, victimes d’abus sexuels au sortir de l’enfance ont jeté un coup de projecteur salutaire sur la face obscure de l’univers cinématographique où les prédateurs sexuels continuent malgré tout d’avoir bonne presse. Ah le bon libertinage à la française qui en arrange plus d’un !

Du male gaze au female gaze

De gauche à droite : Agathe Rousselle et Julia Ducourneau, à la cérémonie de clôture du festival de Cannes 2021. CC by 3. Deed. via Wikimedia Commons

Cependant, alors que l’examen de conscience travaille le monde du cinéma, les femmes continuent de tracer, s’affirmant toujours davantage dans le 7ème art. Les prix ne se sont d’ailleurs pas fait attendre : Julia Ducournau remporte la Palme d’or en 2021 pour son film « Titane » tandis que Justine Triet rafle celle de 2023 avec « Anatomie d’une chute » à la Mostra de Venise de 2021, Audrey Diwan se voit décerner le Lion d’or, et la même année Chloé Zhao reçoit l’oscar du meilleur film pour « Nomadland ».

Mais au-delà des honneurs, c’est tout un système de représentations qui vacille ; un nouveau regard s’impose, de nouvelles narrations émergent, un autre paradigme entre en jeu. Qu’est-ce qu’être femme ? Le cinéma peut-il donner à voir ce que nous vivons, appréhendons et ressentons en fonction de notre genre et de notre diversité ? Et qui est en mesure de porter un tel regard ?

Quadra à l’expression déterminée, Iris Brey est militante féministe, autrice, journaliste et réalisatrice. Outre plusieurs ouvrages - dont l’incontournable Le Regard féminin, une révolution à l'écran (2020), elle a réalisé en 2017 un documentaire « Sex and the Series » tiré de son essai éponyme, et signé en 2023 une série télévisé « Split ».

Dans ses travaux, l’autrice et réalisatrice exhume des figures féminines, qui ont joué un rôle essentiel dans l’histoire du cinéma, dénonçant l’effacement de leur personne et de leur œuvre, à l’instar de la réalisatrice Marie-Claude Treilhou, disparue des radars malgré « un premier long métrage magistral » : Simone Barbès ou la vertu.
Iris Brey emboîte aussi le pas à Laura Mulvey, dont elle découvre la pensée à la fac sur des photocopies circulant de main en main. Dans son essai Plaisir sexuel et cinéma narratif, paru en 1975, la théoricienne américaine analyse la manière dont « Les films grand public ont codé l’érotisme selon le langage de l’ordre patriarcal dominant. »

Sur ses traces, Iris Brey va déconstruire minutieusement, dans les films et les séries, le « male gaze ». Ce regard masculin omniprésent à travers lequel se répètent des stéréotypes que l’on n’interroge plus et que l’on absorbe de manière non consciente et spontanée, comme étant naturelle. A partir de cette focale, la femme est regardée à son insu par un homme qui est sujet de l’action tandis que celle-ci est passive. Elle est aussi souvent représentée de bas en haut en panorama vertical. « Les différents types de plans – femmes meubles ou section des corps en morceaux érotisés révèlent (aussi) un fétichisme qui dévoilent non seulement le regard de l’artiste mais l’inconscient masculin en général » (2)

A l’inverse « Le female gaze est un regard qui nous fait ressentir l’expérience d’un corps féminin à l’écran. Ce n’est pas un regard créé par des artistes femmes, c’est un regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour épouser son expérience », explique-t-elle.  Le regard féminin partage donc le vécu d’une héroïne pour : « être dans sa tête, dans son corps, et avoir l’impression de ressentir les choses avec elle. »

Mais les représentations ont la peau dure et les hommes continuent d’avoir plus de valeur au cinéma que les femmes. Preuve en est : 40 % des films produits ne passent pas le test de Bechdel. Cette grille, simple comme chou, qui repose sur trois critères : il doit y avoir au moins deux femmes nommées (nom/prénom) dans l’œuvre ; qui parlent ensemble ; et qui parlent de quelque chose qui est sans rapport avec un homme.

Il est donc urgent d’opposer au male gaze, qui domine le grand écran, le female gaze, caractérisé en six points par Iris Brey : « Il faut narrativement que le personnage principal s’identifie en tant que femme, (que) l’histoire soit racontée de son point de vue (et qu’elle) remette en question l’ordre patriarcal ». Du point de vue formel, il faut que « grâce à la mise en scène, le spectateur ressente l’expérience féminine » ; en outre « si les corps sont érotisés, le geste doit être conscientisé (Laura Mulvey rappelle que le male gaze découle de l’inconscient patriarcal) ». Enfin « le plaisir des spectateurs ou spectatrices ne découle pas d’une pulsion scopique (prendre du plaisir en regardant une personne en l’objectifiant, comme un voyeur). » (3)

Cet autre regard

« Le female gaze est un geste conscient. Il produit de ce fait des images conscientisées, politisées.  Le regard féminin n’est pas le fruit du hasard, c’est une manière de penser », précise encore dans son ouvrage Iris Brey. Elles sont plusieurs à exceller derrière la caméra pour faire jaillir le désir féminin à partir du corps de leur héroïne.

Ainsi dans Leçon de piano de Jane Campion, nous entrons de plein fouet dans la vie, le ressenti, les contradictions d’Ada. Ses courses à travers la nature sauvage de l’île d’Alisdair en Nouvelle-Zélande, son souffle, sa musique, son désir naissant -puis brûlant- pour un autre homme que celui imposé par le destin, s’insinuent en nous. « Jane Campion réussit à nous transporter dans la tête de cette femme sans utiliser la parole. Par ce geste, elle nous force à réfléchir au rapport existant entre la parole et les femmes, lesquelles, trop souvent, demeurent réduites au silence, qu’il s’agisse de réalisatrices ou de personnages. », note Iris Brey (4).

Avec Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma fabrique elle aussi un film où triomphe le regard féminin. L’ordre patriarcal de la société du XVIIIe siècle y est fortement bousculé par la relation amoureuse qui nait entre Héloïse et Marianne (artiste-peintre chargée de faire le portrait de cette noble demoiselle avant ses noces). Là encore il est question de création : « il s’agit d’inventer de nouvelles représentations, prendre le stylo, le fusain, la caméra pour tracer les contours de l’expérience féminine et créer une nouvelle manière de désirer. » (5)

En réalisant Split, sa série en 5 épisodes, Iris Bey s’inscrit dans le même sillage que Jane Campion et Céline Sciamma et passe du concept à la pratique. Elle construit un récit filmique et script relationnel guidés par les grands principes du regard féminin. Deux femmes se rencontrent sur un tournage : Eve est comédienne, Anna, cascadeuse, la double. Elles tombent follement amoureuses l’une de l’autre. Dans ce passage initiatique, vécu par Anne, de l’hétérosexualité à l’homosexualité, plusieurs thèmes sont traités : la solidarité féminine, la maternité, l’avortement, le courage d’assumer son désir, et, encore et toujours, la création, avec cette fois le cinéma mis en abyme. La sexualité se parle aussi et le mot « clitoris », qui n’est que très rarement prononcé à l’écran, est comparé à un cœur qui bat. Et corps et cœur de se lover dans le female gaze...

Notes :
(1) « Les effrontés, le cinéma au féminin », une série documentaire en 4 épisodes sur le cinéma, à voir jusqu’au 27 mai 2024 sur France TV.
(2) Conférence d’Iris Brey « Le regard féminin, un regard visionnaire »
(3) Iris Brey, Le Regard féminin, une révolution à l'écran, éd.L'Olivier, 2020, p. 69
(4) Opus cit., p.48
(5) Opus cit., p.81
Filmographie
2017 : Sex and the Séries (documentaire), sur la chaîne OCS
2023 : Split (série télévisée) : création et réalisation
Bibliographie
Sex and the Series, éd. L’Olivier, 2016
Le Regard féminin, une révolution à l'écran, éd.L'Olivier, 2020 (Prix de l'essai féministe de Causette  - prix du jury.
Sous nos yeux. Petit manifeste pour une révolution du regard, éd. La Ville Brûle, 2021
La Culture de l'inceste, Seuil, sous la direction d'Iris Brey et Juliet Drouar, 2022
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