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Chedia Khedhir
C’est l’histoire de deux époux différents en tout. Naamat Saïd Abou Aleb est avocate auprès de la Cour d’appel et du Conseil d’Etat. C’est la fille d’un avocat chevronné qu’elle considère comme son idéal. Quant à Salah, il est employé dans un modeste magasin. Sa mère, Nawal, se plaint de tout et gémit sans cesse.
Le passage de l’amour à la vengeance
Le réalisateur, Mohammed Sami, continue de jongler avec le Bien et le Mal, choisissant la vengeance comme son plat préféré et déployant tout son art à en filmer les différentes formes choisies par Naamat contre son mari. Cette dernière est passée du soutien et de l’amour inconditionnel pour son mari à la vengeance, après avoir découvert qu’il la trompait.
L’intrigue mélange la comédie et le drame noir et nous conduit à découvrir les raisons de l’altération de la relation du couple, dont histoire d’amour dégénère en un cauchemar dominé par le désir de vengeance.
Le réalisateur nous place d’emblée face au contraste entre Naamat, véritable étincelle de lumière, dynamique et débordante de vie, -sans conteste l’un des plus beaux rôles de May Omar-, et son mari Salah (Ahmed Zaher), personnage éteint, brisé et tourmenté intérieurement.
Un même foyer réunit donc Salah et Naamat que tout sépare, tant au niveau professionnel qu’au niveau social et psychologique.
Salah a un seul ami, son collègue que la réalité lui a imposé dans la boutique où il travaille. En dehors de celui-ci, il ne possède aucun entourage. Ceci est symptomatique de sa faible capacité à tisser des relations sociales et familiales comme s’il se tenait sur une seule jambe, cherchant en vain un équilibre perdu. De plus, d’autres éléments s’ajoutent à sa personnalité tourmentée : sentiments de fracture intérieure, d’impuissance et d’échec.
Naamat, une femme qui réussit par choix
En face, Naamat l’avocate se dresse campée sur deux jambes assurées, soutenue par sa famille et ses amis. Elle est bonne et généreuse, partage avec son entourage affection, idées, joie et interagit avec les personnes de manière spontanée.
Naamat est le pivot des relations et l’astre autour duquel tournent les histoires. C’est l’élève de son père qu’elle dépasse presque ; il voit en elle une compensation par rapport à la cruauté de la vie.
Pour ses amis, elle est la gardienne de leurs secrets et un refuge pour libérer leur parole. Clé du soulagement et détentrice des solutions pour ses clients, elle les sauve des ténèbres de la prison. Elle met du sens à la vie grâce à l’édifice qu’elle a construit pierre par pierre ; elle en est consciente et s’efforce de le préserver.
Comme beaucoup de femmes, cette vie ne lui a pas été offerte sur un plateau d’argent. Elle a parié sur ses capacités, s’est investie dans sa profession et a travaillé dur, franchissant tous les obstacles. C’est un cheminement difficile que toutes les femmes ne choisissent pas forcément. Mais pour autant, devrait-elle payer le prix fort en contrepartie de son parcours ?
Naamat ne s’est pas trompée quand elle a choisi de ne pas être un simple numéro en tant qu’avocate et qu’elle a réussi à dépasser non seulement les collègues de sa génération, mais aussi son professeur et mentor Khaled El-Achkar.
Aurait-elle dû cacher sa réussite à son mari Salah coincé dans un cercle vicieux d’échecs et de déceptions, dont il est en grande partie responsable ? Naturellement non. Il n’incombe pas à Namaat de baisser la barre de ses ambitions de peur de dépasser la maigre réussite sociale dans laquelle son mari s’est enfermé lui-même.
Ce qui est désolant, c’est que Salah est le produit d’une société qui n’accepte pas le beau parcours de sa partenaire, le considérant comme une remise en cause de son importance à lui.
La jalousie pour éviter d’affronter l’échec
On découvre au cours de la série les masques que Salah porte puis baisse, plusieurs fois de suite, dévoilant sa jalousie et son sentiment d’infériorité vis-à-vis de sa femme.
Dans les premiers épisodes, une seule obsession hante les dialogues entre époux : le sentiment d’impuissance et de défaite du mari opposé à l’effort de son épouse pour l’encourager.
Elle s’y emploie avec ardeur malgré les dossiers difficiles qu’elle doit préparer, et les recherches minutieuses que requièrent les affaires de ses clients. Cette belle énergie est un trait précieux de sa personnalité.
Toutefois, cet aspect lumineux disparaît en présence de son mari, ainsi d’avocate elle ne tarde pas à se transformer en épouse qui cherche à satisfaire son époux coûte que coûte, à le rendre heureux même si c’est à ses propres dépens.
Par exemple, Salah n’est pas au courant des honoraires très élevés que sa femme a perçus en s’occupant du procès de l’homme d’affaires Yassine El-Alfi. Naamat en profite pour inventer un stratagème faisant croire à son mari qu’il a gagné une très importante somme d’argent. En le rendant riche, elle espère le délivrer de son complexe d’infériorité. Il n’en sera rien. En effet, Salah ne cesse de nourrir un ressentiment secret envers la supériorité de sa femme et de son succès professionnel et social. Il prend donc soin de la rabaisser, considérant qu’elle est la cause de son échec.
Malgré sa force Naamat répond aux injonctions du patriarcat, car elle fait tout pour maintenant son mari dans une posture de supériorité. La croyance qui porte à croire que la femme ne peut pas franchir un certain seuil de réussite professionnelle, pour ne pas faire de l’ombre à son mari, est une réalité que nous sommes nombreuses à vivre dans notre région. C’est le sujet traité par de jeunes réalisateurs, à l’instar d’Abdel Hamid Bouchnak, dont les séries valorisent un nouveau modèle de femme qui impulse l’action et affirme sa supériorité sur l’homme.
L’héroïne de « Anatomie d’une chute » jouée par Sandra Huller, qui a obtenu la Palme d’or au Festival de Cannes, s’inscrit dans ce même registre. Sa réalisatrice a excellé dans la dissection de la relation entre les époux de son film, tous deux écrivains. La femme réussit grâce à sa persévérance alors que l’homme n’a pas de succès à cause de son inhibition. Aussi préfère-t-il se positionner en victime au lieu d’affronter les véritables raisons de son échec. Il fait donc porter à sa femme la responsabilité de tout ce qu’il vit, invoquant tantôt l’indisponibilité de celle-ci envers leur fils, tantôt son égoïsme et son absence d’intérêt pour lui.
On ne pourra que se réjouir que films et séries entreprennent de déconstruire le rapport complexe entre l’homme et la femme. Cela met en lumière le caractère compliqué de cette relation que l’éducation patriarcale a contribué à transformer en une forme de lutte.