Les archétypes de l’inconscient féminin

Dans son essai Goddesses in Every Woman (“Les déesses en chaque femme”), la psychiatre, psychothérapeute et psychanaliste jungienne Jean Shinoda Bolen s’inspire des Femmes de l’Olympe pour décrire les forces intérieures puissantes qui conditionnent nos actions et nos sensations. Artémis, Athéna, Hestia, Héra, Déméter, Persiphone et Aphrodite représentent les modèles innés qui façonnent les comportements et les traits de notre personalité. L’objectif n’est pas seulement d’en identifier le potentiel et les limites, mais surtout de prendre conscience des conflits et des manques qu’elles comportent, pour acquérir une liberté et une intégrité toujours plus grandes.

Publié aux États-Unis en 1984, Goddesses in Every Woman. A New Psychology of Women(1) (“Les déesses en chaque femme. Une nouvelle psychologie des femmes”, non traduit en français, n.d.t.), de Jean Shinoda Bolen, est aujourd’hui encore un livre qui fascine et dont l’extraordinaire potentiel de transformation est une source d’inspiration. Dans une prose fluide et captivante, l’autrice nous invite à comprendre les énergies psychiques puissantes qui influencent notre vie à travers l’analyse de modèles archétypiques inspirés de l’antiquité classique.

En plus d’être une brillante psychiatre, une pyschothérapeute à succès et une psychanalyste jungienne estimée, Bolen est une féministe qui a su apporter une nouvelle vision de la psychologie des profondeurs au sein de l’une des organisations professionnelles les plus prestigieuses du pays, l’American Psychiatric Association, composée à 89% d’hommes, majoritairement blancs et conditionnés par le machisme freudien.

« La perspective jungienne m’a fait comprendre que les femmes sont influencées par de puissantes forces intérieures, ou archétypes, que peuvent incarner les divinités féminines grecques , écrit-elle en introduction. Et la perspective féministe m’a permis de comprendre la façon dont les forces extérieures, ou stéréotypes – c’est-à-dire les rôles auxquelles la société attend des femmes qu’elles se conforment – renforcent certains modèles de déesses et en écartent d’autres. Je vois donc la femme comme un être pris entre deux feux : un être « agi » de l’intérieur, par les archétypes des divinités féminines, et de l’extérieur, par les stéréotypes culturels. »(2)

Comprendre les forces qui agissent en nous en profondeur permet de reconnaître et d’écouter nos voix intérieures et de réveiller des potentialités encore inexploitées.

Depuis plus de trois mille ans, explique Bolen, les héroïnes du panthéon grec représentent des modèles symboliques et psychiques très efficaces pour comprendre la nature humaine, car elles appartiennent à l’inconscient collectif, universel et partagé identifié par Jung. Ces manières bien spécifiques d’être et de se comporter, de percevoir le réel et de réagir, qu’elles soient conscientes ou latentes, reflètent non seulement les penchants naturels qui nous caractérisent, mais elles déterminent aussi nos rapports avec les autres, femmes et hommes.

En déconstruisant les dichotomies simplistes imposées par le patriarcat de mère/amante, femme au foyer/femme d’affaires, vierge/prostituée, le texte met en lumière l’extraordinaire richesse et la complexité de la psyché féminine.

En introduction, l’autrice cite les travaux de l’archéologue lithuanienne Marija Gimbutas qui a été la première à démontrer l’existence d’une ancienne civilisation euroméditerranéenne, matrifocale, sédentaire et pacifique, qui adorait la Grande Déesse, liée à la nature, à la fertilité et au cycle éternel de mort et de renaissance.

Avec les invasions de guerriers nomades provenant des steppes du Caucase, cette puissante divinité féminine fut peu à peu détrônée par les conquérants, qui imposèrent de redoutables dieux armés qui reflétaient l’ordre social patrilinéaire et patriarcal qui était le leur et qui est toujours en vigueur aujourd’hui.

 « Le viol fit son apparition pour la première fois et on vit apparaître des  héros masculins qui tuaient des serpents, symboles de la Grande Déesse »(3). Comme le raconte par la suite la mythologie grecque, les attributs et le pouvoir qui lui avaient autrefois appartenu furent répartis entre les sept déesses de l’Olympe, que Bolen subdivise en trois groupes, selon leur fonction psychologique.

Les déesses vierges

Artémis, Athéna et Hestia sont les trois “vierges” : indépendantes, actives, occupées à développer leurs talents et leurs intérêts personnels, elles n’ont pas besoin des hommes ni de leur appprobation. Ces figures féminines puissantes ne se laissent pas conditionner par les attentes sociales ou par le jugement des autres, et elles poursuivent leurs objectifs avec courage et esprit d’initiative, en se laissant complètement absorber par ce qui les passionne. Elles n’ont jamais subi de violences sexuelles et ne sont pas mariées : fidèles à elles-mêmes et à leur vocation, elles refusent les rôles féminins auxquels la société mysogine et sexiste voudrait les reléguer.

Artémis vit dans les bois et fuit les rapports sexuels, elle défend les droits humains, en particulier ceux des femmes, et s’entoure de nymphes-sœurs qui partagent ses grands idéaux. Compétitive et concrète, elle atteint tous les objectifs qu’elle se fixe dans la vie grâce à ses flèches, faisant preuve d’une incroyable force et d’une grande persévérance.

Athéna, quant à elle, se démarque par ses capacités politiques et stratégiques. Née dans la tête de Zeus avec l’apparence d’une femme déjà adulte, la déesse de la guerre et de la connaissance est tournée vers sa carrière, elle est ambitieuse et elle est souvent la conseillère, la collègue, la compagne ou la confidente de figures masculines importantes, pour lesquelles, cependant, elle ne nourrit aucun intérêt érotique ni sentimental.

Hestia, enfin, au comportement introverti et solitaire, tend à cacher sa féminité pour ne pas attirer le regard des hommes et se consacre à la méditation et à la contemplation. Gardienne du temple et de la maison, elle est représentée symboliquement par le foyer dont elle est la divinité tutélaire. Prendre soin de son domicile, c’est pour elle remettre en ordre son monde intérieur. Elle effectue ainsi chacune des tâches quotidiennes avec harmonie, en pleine conscience.

Les déesses vulnérables

Héra, Déméter et Perséphone incarnent les rôles traditionnels d’épouse, mère et fille. L’aspect le plus important, pour elle, est en effet d’instaurer des rapports qui fassent sens, en l’absence desquels elle se sentent frustrées et incomplètes.

Si la puissante femme de Zeus ne se réalise qu’aux côtés de son mari, pour Déméter en revanche, le sens de la vie coïncide avec l’éducation des enfants, tandis que Perséphone dépend totalement de sa mère. Pour Bolen, toutes les trois sont des victimes parce que dans la mythologie grecque, elles sont souvent humiliées, trompées, ignorées ou violentées et parce qu’elles ne se soucient pas de leur réalisation personnelle et  font toujours passer le besoin des autres au premier plan.

Héra incarne l’archétype de l’épouse : fidèle et dévote, mais jalouse et vindicative si on l’outrage ou si on la trahit, elle voit dans le mariage l’instrument qui lui permet de trouver sa place dans le monde. Déméter, Xérès pour les Romains (Cerere en italien, qui a donné le mot céréale), est symbole de fertilité et représente la mère par excellence.  Elle se réalise en effet dans la grossesse et dans l’aide apportées aux autres, qu’elle alimente en continu, sur le plan physique et psychologique. Perséphone, enfin, Reine de l’Hadès, est l’éternelle jeune femme, ingénue et immature, qui reste coincée dans son rôle de fille parce qu’elle est trop liée à sa mère pour s’en rendre indépendante. Docile et complaisante, elle se conforme à ce que la société, ou l’homme qu’elle rencontre, lui demande d’être et elle tend à devenir une épouse soumise et passive.

La déesse alchimique

Magnifique, magnétique et extrêmement créative, Aphrodite est la maîtresse par excellence, qui vit sa sexualité avec passion et désinvolture. Dans la mythologie grecque, elle n’est jamais victime d’agressions masculines ou de souffrance, et elle entretient des liens affectifs, comme les déesses vulnérables, tout en cultivant de nombreux centres d’intérêt personnels, comme les vierges. Bolen la décrit comme « une femme éduquée, instruite et exceptionnellement libre […] dont les rapports avec les hommes se placent sous le signe de l’érotisme et de l’amitié […]. » (4). Les nombreuses figures masculines qui l’entourent la considèrent comme spéciale, et lui reconnaissent la capacité à voir leur potentiel, à croire en leurs rêves et à les pousser à les réaliser.

Vers de nouveaux entendements

Comme dans l’Olympe homérique, explique Bolen, des disputes, des compétitions et des alliances entre les divinités surviennent en continu dans la psyché de toutes les femmes. Certaines d’entre elles exercent leur pouvoir avec fermeté et détermination, d’autres, en revanche, son complètement exclues des processus de décision.

Comprendre les forces qui agissent en nous en profondeur permet de reconnaître et d’écouter nos voix intérieures et de réveiller des potentialités encore inexploitées. Celles qui se sentent plus proches des déesses fragiles sont appelées à s’affirmer en cessant de s’occuper toujours et exclusivement des besoins des autres. Les femmes « gouvernées » par les déesses vierges devront, en revanche, apprendre à se rendre émotivement plus vulnérables et plus réceptives, en reconnaissant leurs besoins et en faisant confiance aux autres.

Dans le sillage des enseignements de Carl Gustav Jung, Bolen nous invite donc à reconnaître et à intégrer nos ombres pour développer une personnalité de plus en plus entière et complète, enfin capable d’accueillir et de faire fleurir les multiples aspects de la Grande Déesse des origines.

Et puisque « faire, c’est devenir, explique-t-elle, la pratique de la médiation peut activer et renforcer progressivement l’ascendant d’Hestia, la déesse introvertie qui cultive son monde intérieur. La femme qui choisit de poursuivre ses études après le lycée favorise le développement de la qualité Athéna. […] La femme qui choisit d’avoir un enfant sollicite en soi une plus forte présence de la maternelle Déméter(5)

Ce que l’une réalise peut n’avoir aucun sens pour l’autre, conclut Bolen: comprendre ses propres spécificités, en respectant celles des autres, est le premier pas vers une existence libre et authentique basée sur la pleine acceptation de soi.

(1) Jean S. Bolen, Goddesses in Every Woman. Powerful archetypes in women lives, NY, Harper, 1984. Les citations sont tirées de la version italienne, publiée en 1991 Jean S. Bolen, Le dee dentro la donna. Una nuova psicologia femminile, Astrolabio-Ubaldini editore, Roma, 1991. En 1989 l’autrice fait paraître Gli dei dentro l’uomo. Una nuova psicologia maschile, publié en Italie en 1994.
(2) Ivi, p.18.
(3) Ivi, p..31.
(4) Ivi, p.219.
(5) Ivi, cit. pag.41.
Les illustrations sont de Anette Illustrations. Sources: Pinterest.
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