Adieu à Letizia Battaglia, artiste libre et passionnelle

La célèbre photo-reporter sicilienne est morte à 87 ans le 13 avril dernier. Ses intenses clichés en noir et blanc ont raconté 40 ans d’une histoire italienne tourmentée : de la guerre des mafias au terrorisme, de la maladie mentale à la pauvreté, avec un intérêt tout particulier pour les femmes.

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Ironique, courageuse, irrévérencieuse, anti-conformiste, militante, toujours du côté des derniers, Letizia Battaglia a été l’une des photographes italiennes les plus appréciées et les plus connues au monde.

Née à Palerme en 1935 – une ville qui toute sa vie l’attire et l’emprisonne – elle épouse, à 16 ans à peine, « le premier qui la demande en mariage » pour échapper à une éducation paternelle étouffante. Dans le rôle de mère et d’épouse soumise, elle a le sentiment d’être une « petite bourgeoise tourmentée », au point de devoir être hospitalisée dans une clinique psychiatrique suisse pendant deux ans. Elle en sort transformée : elle se met à fréquenter d’autres hommes, y compris des hommes beaucoup plus jeunes qu’elle, et elle commence à travailler comme journaliste.

En 1970, elle déménage à Milan et certains journaux lui demandent alors de joindre des images à ses textes. Elle commence avec un portrait de Pier Paolo Pasolini. En 1974, le directeur de L’Ora [quotidien de Palerme, n.d.t.] lui propose de revenir à Palerme pour couvrir les faits divers locaux et régionaux : elle est la première femme photo-reporter à être embauchée par un quotidien en Italie.

Lundi de Pâques à Piano Battaglia, en Sicile, © Letizia Battaglia, 1974.

 « J’ai commencé à faire de la photo à quarante ans », se souvient-elle dans le documentaire émouvant qui lui est consacré. « Je prenais des photos horribles et peu à peu, entre une photo horrible et une autre un peu moins horrible, je me suis rendu compte que j’étais tombée amoureuse de ce que je pouvais exprimer avec un appareil photo et que je n’arrivais pas à exprimer par l’écriture. J’ai commencé une histoire d’amour. »

Elle immortalise des femmes, des enfants et des gens de la rue, mais rapidement, elle se retrouve à documenter un premier crime commis par la mafia.

Ce sont les années terribles et dramatiques de la rivalité sanglante entre les clans palermitain et corléonais : une véritable guerre civile, qui fait des milliers de morts. Au départ, les victimes sont des individus affiliés aux clans mais très vite, les membres des institutions finissent eux aussi par être pris pour cible par les tueurs à gages.

Avec honnêteté et rigueur, avec une profonde humanité et un militantisme tenace, elle témoigne entre 1974 et 1992 de crimes odieux, de funérailles et de la douleur terrible des proches. Elle-même considère le travail effectué à cette période comme « des archives de sang », que le réalisateur Andò a défini quant à lui comme « la liturgie bouleversante de l’Apocalypse palermitaine ».

Meurtre immatriculé Palerme (“Omicidio targato Palermo”), © Letizia Battaglia, 1975.

Elle immortalise les grands chefs de la Coupole[1] aux maxi-procès, l’interrogatoire du repenti Tommaso Buscetta par le juge Falcone[2], la rencontre entre Giulio Andreotti[3] e les cousins Salvo, des fidèles entre les fidèles du boss Lima, déterminante pour les enquêtes sur les négociations État-mafia. Pour dénoncer l’horreur de cette période, elle monte une exposition à Corleone, bastion des clans, proche de Palerme. « Tout le monde a disparu de la place et on est restés tous seuls avec nos photos », se souvient-elle lors d’un entretien. « Je n’étais pas impavide, […] on a juste fait notre devoir : c’était une période terrible, il y avait de quoi avoir honte d’être siciliens. J’étais littéralement terrifiée, mais je devais le faire, point. »

Au départ, elle a beaucoup de mal à se faire respecter  et asseoir sa crédibilité dans un milieu où elle fait l’objet de fortes discriminations sexistes. On l’éloigne toujours des scènes de crime, contrairement à ses collègues masculins, et elle est souvent menacée et agressée par les boss. Mafieux en cavale, le féroce Leoluca Bagarella, menotté devant l’objectif, lui donne un coup de pied parce que sa présence l’agace.

Parmi ses photos les plus célèbres, il y a celle du cadavre de Piersanti Mattarella, président de la région Sicile tué dans un guet-apens en 1980 et porté par son frère Sergio, l’actuel président de la République.

Les portraits de Felicia, mère du journaliste Peppino Impastato, victime de la mafia, et de Rosaria Costa, veuve de Vito Schifani, l’un des agents de l’escorte de Falcone mort dans le massacre de Capaci sont magnifiques et déchirants.

Rosaria Costa, veuve Schifani, © Letizia Battaglia, 1993.

Lors de ce tragique dimanche de mai, comme lors de l’attentat qui, deux mois plus tard, tue l’ami et collègue de Falcone, le juge Borsellino, elle accourt mais une fois sur place, se refuse à photographier ceux qu’elle avait tant aimés et estimés lorsqu’ils étaient en vie.

« Les photos que je n’ai pas faites sont celles qui me font le plus mal […] C’est comme si je leur avais manqué de respect », a-t-elle commenté, émue, lors d’une interview.

Dès lors, elle cesse de travailler sur la criminalité organisée.

Sa production artistique couvre des milieux très divers, c’est pourquoi elle refuse d’être étiquetée par la presse comme « photographe de mafia ». Elle saisit et restitue la beauté poignante de sa terre d’origine, brûlante de vie et d’humanité, avec un regard toujours empathique et pénétrant, souvent critique, jamais banal.

Avec son carré reconnaissable entre mille, blond d’abord, roux ensuite, fuchsia enfin, et son éternelle cigarette, elle participe aux manifestations pour les droits de l’homme et pour l’État de droit à la fois en tant que citoyenne et en tant que conseillère régionale et conseillère municipale. « C’était humiliant, je ne faisais rien, je gagnais énormément d’argent tous les mois. Toutes les décisions étaient prises ailleurs », a-t-elle déclaré au sujet de sa brève expérience politique avec les Verts.

En 2020, elle réalise une campagne publicitaire pour Lamborghini où elle photographie des jeunes filles au premier plan avec derrière, floues, deux automobiles de luxe, et la polémique éclate. On l’accuse même de faire un clin d’œil à la pédophilie en instrumentalisant les corps de très jeunes filles, suivant le plus banal des clichés qui associe les femmes et les moteurs. Elle réplique avec fermeté, étonnée du fait que les critiques les plus féroces proviennent précisément des milieux féminins qu’elle fréquente comme militante et comme artiste.

On ne compte plus, en effet, ses travaux sur les femmes, entre les pièces théâtre, les expositions à thème et les projets éditoriaux, comme le bimestriel Mezzocielo , qu’elle dirige de 2000 à 2003.

Elle photographie des centaines de jeunes filles, les « gamines » tant aimées, dont les yeux intenses et sauvages sont un hymne à la rébellion dans une société sicilienne réactionnaire. Ses nus d’adultes « pas du tout sexy » semblent de puissants manifestes esthétiques contre le male gaze, le regard masculin.

Une jeune fille avec son ballon dans le quartier populaire de la Kalsa, à Palerme, © Letizia Battaglia, 1980.

Elle obtient de prestigieuses marques de reconnaissance internationale, comme le prix Eugene Smith et le Mother Johnson Achievement for Life. En 2017, le New York Time la cite parmi les onze femmes qui ont marqué notre temps.

« Quand je pense à ce que j’ai fait, je sens que ça en a valu la peine », avait-elle dit dans un entretien donné quelques jours avant sa mort, qui résonne aujourd’hui comme un adieu.

À ceux qui la définissaient comme « un monument de notre pays », elle aurait répondu que « les monuments ne servent à rien d’autre qu’à faire chier les pigeons », parce qu’elle s’est toujours définie comme « une personne, pas comme une photographe », expliquant : « Le succès me fatigue. Je préfère l’amour. »

Un cours de Letizia Battaglia au Centro Internazionale di Fotografia, qu’elle a fondé et dirigé aux Chantiers culturels de la Zisa, un ancien pôle industriel de Palerme, © Centro Internazionale di Fotografia.
[1] Dans le langage de la mafia, la Coupole est le sommet de l’organisation. Elle rassemble les chefs des clans les plus puissants, qui s’accordent sur les stratégies générales et les opérations économiques et criminelles.
[2] Falcone a été l’un des quatre magistrats impliqués dans le “pool antimafia”, avec Rocco ChinniciAntonino Caponnetto et Paolo Borsellino. Entre les années 1980 et les années 1990, il a mené les principaux maxi-procès dans la « salle bunker » du Tribunal de Palerme, avec des centaines de prévenus liés à Cosa nostra, la mafia sicilienne. Il a été tué avec sa femme Francesca Morvillo et ses trois gardes du corps, Antonio MontinaroRocco Dicillo et Vito Schifani, lors de l’explosion de 1000 kilos de TNT sur le tronçon d’autoroute reliant l’aéroport de Punta Raisi à Palerme, le 23 mai 1992. Le commanditaire de l’attentat était le boss Salvatore Riina, dit Totò Riina, arrêté en 1992 et condamné à 26 peines de prison à perpétuité.
[3] Écrivain, journaliste et homme politique italien, Andreotti a été l’un des principaux représentants de la Démocratie Chrétienne, le parti politique qui a gouverné l’Italie pendant une bonne partie du siècle dernier. C’est l’homme politique qui a eu leu plus de mandat dans l’histoire de la république italienne : il a été sept fois président du conseil et trente-quatre fois ministre. Jugé à Palerme pour association de malfaiteurs et association mafieuse, il est acquitté en première instance en raison de l’absence de preuves, mais la sentence en appel établit qu’il avait commis ces délits, désormais prescrits, jusqu’au printemps 1980. Pour les faits postérieurs à 1980, en revanche, il est acquitté.
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