Perdue au pays de l’identité

Nous nous rencontrons à une réunion de l’association féministe Femmes Solidaires, où je milite depuis dix ans. Ce soir-là, nous allons boire un verre après la réunion. Une militante demande à Francine ce qui l’a conduite à rejoindre l’association. La jeune femme hausse les épaules, puis croise les bras sur son pull rouge... Petit voyage dans l’entrelacs du combat féministe et de l’identité.

Francine vient de la classe moyenne. Du moins, elle l’imagine, car si on le lui demandait, elle ne saurait pas définir ce que cela signifie exactement. « Classe moyenne », ce terme lui convient en tout cas, il la place dans une situation d’entre-deux, à distance d’une élite qu’elle a vaguement fréquentée lors de ses études en école de commerce, et encore loin de la zone rouge qu’est la précarité, spectre agité par ses parents qui craignaient par-dessous du tout le déclassement. Nous nous rencontrons à une réunion de l’association féministe Femmes Solidaires, où je milite depuis dix ans. Ce soir-là, nous allons boire un verre après la réunion. Une militante demande à Francine ce qui l’a conduit à rejoindre l’association. La jeune femme hausse les épaules, puis croise les bras sur son pull rouge. Elle se met à raconter son parcours. Elle n’a pas eu le sentiment de devoir lutter, ni de renoncer à ses ambitions. Bonne élève, fille d’un père professeur et d’une mère cadre dans l’administration, elle a franchi avec aisance les différentes étapes qui l’ont conduite au baccalauréat, puis à Sciences-Po en province et enfin dans une école de commerce parisienne, qu’elle a financée grâce à un prêt. Puis elle a intégré un cabinet de conseil. Le monde qui l’entourait n’était pas parfait, il suffisait de regarder autour de soi. Mais il était solide, et surtout elle y avait sa place.

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À quel moment les choses ont-elles changé ? Au moment de la vague #MeToo, répond Francine. Pourtant, elle ne suit pas les réseaux sociaux. Elle n’a pas de compte Twitter. Lorsque les premiers témoignages ont commencé à affluer, elle n’y a pas prêté attention. Ces histoires de harcèlement, ces violences ne la concernaient pas. Personne ne lui avait mis de main aux fesses, elle n’avait jamais fait l’objet d’agression verbale, ou pire encore. Devant l’énormité du phénomène, elle se met à lire les articles de presse, à écouter avec attention le récit d’une femme puis de plusieurs d’entre elles. Ces récits accablants, ces bouts d’existence forment au fil des jours un flux épais et nauséabond qui la trouble. Sa vision s’élargit peu à peu, sa pensée s’étoffe. Elle se penche sur les dernières années et sur sa propre expérience de femme avec plus de sévérité. Des moments particuliers surgissent alors, des instants insignifiants mais qui revêtent aujourd’hui une lumière nouvelle et crue. S’interdire de prendre seule le métro après avoir bu quelques verres (on ne sait jamais ce qui peut arriver). En réunion, se préparer mentalement avant de prendre la parole, choisir avec soin ses mots afin d’éviter d’avoir l’air bête. S’entendre appeler « la Miss » par un collègue sans trouver cela blessant car, après tout, elle était jeune stagiaire.

Francine commence à douter. Autour d’elle, les certitudes perdent leur contour net, son regard sur le monde se dilue dans une réalité plus sombre, complexe. A la colère de ces femmes, s’ajoute le cri d’un autre mouvement, Black Lives Matter, dénonçant les inégalités insupportables endurées chaque jour par les noirs américains. Au cœur de cette colère, la revendication de la dignité et de l’égalité de droits se superpose avec celle de l’identité. Cette dernière enferme aux yeux des autres - à nos propres yeux? - dans les limites d’un sexe, d’une couleur de peau, d’un corps. Francine me confie : elle se sent perdue au pays de l’identité. Elle est femme. Est-ce un objet de fierté ou bien un raccourci éhonté et révoltant de qui elle est ? Elle est blanche. Cela la place-t-il dans une position, une relation différente vis-à-vis d’une femme noire et a fortiori d’un homme noir ? Ajoutez à cela les considérations économiques et les choses se complexifient davantage. Francine fait aujourd’hui partie d’une classe aisée : cela la fait-elle quitter le clan des femmes, donc des dominé(e)s, pour un autre, celui des dominants ?

On touche du doigt l’impasse à laquelle l’inventaire de nos différences, cette manière de « faire le stock » des particularités individuelles, nous conduit, formant un mouvement qui enferme l’individu dans un enchevêtrement de segments identitaires. Cette simplification nie le jeu infini des qualités humaines. Elle fige artificiellement les êtres dans une apparente évidence, leur empêchant toute possibilité d’évolution, leur ôtant la complexité qui fait de nous ce que nous sommes : des êtres uniques. Pis, à force de mettre en exergue les différences, elle offre la tentation de l’indifférence, qui pousse à se défaire de toute responsabilité vis-à-vis de l’injustice subie par une catégorie d’individus (les femmes, les jeunes, les noirs…) à laquelle nous ne nous identifions pas.

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La lutte pour l’égalité des droits et des conditions exige pourtant, par nécessité, de reprendre à son compte un raisonnement en termes de catégories : femmes, hommes, blancs, noirs, croyants, etc. Pour être combattus, le sexisme, le racisme, l’antisémitisme et toute forme de discriminations nous contraignent malgré nous à tenir ce langage réducteur, compartimenté en catégories grossièrement simplifiées, sans considération d’une réalité humaine et individuelle plus complexe. Un mal nécessaire en somme. Car pour combattre un fléau, il faut bien le désigner et en définir la nature. Même simplifiée, cette approche « segmentée » présente également l’avantage d’offrir un cadre d’analyse pour observer comment les discriminations interagissent entre elles. L’immense mérite de l’intersectionnalité a ainsi été de mettre en lumière la dimension cumulative des discriminations, cette « double peine » peu ou mal considérée jusqu’à récemment par les grandes figures de mouvements pour l’égalité des droits.

L’identité, un sacerdoce alors ? Réduire l’identité à des interstices entre des lignes de fracture ethnique, religieuse, sexuelle, est restrictif. C’est nier la fierté qui l’accompagne, nourrie dans certains cas par les épreuves et les mouvements d’oppression - l’esclavage, le colonialisme, le patriarcat – et qui ont conduit au besoin de s’affirmer et tout simplement d’exister. Militants politiques des années 1920, Marcus Garvey et W.E.B Du Bois ont tous deux revendiqué l’existence d’une identité noire, dénonçant la ségrégation raciale dont faisaient l’objet les noirs aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Mais si Garvey prônait un séparatisme racial, Du Bois défendait l’idée que les afro-américains pouvaient revendiquer leur héritage et leur identité noire tout en contribuant à la société américaine. C’est bien dans cette seconde veine que s’inscrit le courant de la négritude. En affirmant avec force et fierté leur identité, les penseurs de ce mouvement, avec comme chefs de fil Léopold Senghor et Aimé Césaire, ont ainsi souligné la contribution que les « mondes noirs » avaient apporté à la richesse de l’humanité. Par ce biais, ils ont revendiqué leur part à l’universalisme. « La négritude, précisait Léopold Senghor, n’est p as fermeture sur soi, la négritude est au contraire ouverture à tous les souffles du monde, à tous les apports des autres civilisations, car nous pensons que toute grande civilisation est métissage, par enracinement dans son terroir et ouverture aux autres civilisations ».

Loin des faux universels, loin d’un séparatisme aveugle, cet universalisme des différences accroit notre responsabilité en tant que citoyens et nous place devant une exigence constante, une vigilance sans répit. L’outrage à la dignité d’une personne atteint ma propre personne, par un effet de translation, car nous appartenons et nous contribuons à la même humanité, grâce à notre identité propre, qu’elle soit sexuelle, ethnique, etc. Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié » (Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient).

Pour Francine, comme pour tous, cette exigence est éreintante. L’ampleur de la tâche lui paraît insurmontable. Elle confie que les choses seraient peut-être plus simples si elle était restée indifférente à ces questions identitaires, si elle avait choisi de détourner le regard, loin des cris d’injustice que le monde lui avait jetés à la figure. Et puis, par où commencer ? Droits des femmes bafoués, menace sur la liberté d’IVG, relents d’homophobie, intolérance religieuse. Le combat pour le respect des droits, celui d’affirmer sa différence au sein d’une humanité complexe et égalitaire, prend des allures de lutte à la Sisyphe.

Pourtant Francine le pressent, elle le sait : elle ne peut plus rester étrangère à tout cela. C’est la raison pour laquelle elle s’est mise à s’intéresser aux associations féministes, conclut-elle. Elle se tait quelques instants avant de reprendre la parole. En y réfléchissant bien, ce qui l’a vraiment décidé à venir ce soir, ajoute-t-elle avec un sourire décidé, ce sont les mots du Journal d’Henri David Thoreau, emprunté à une amie : « Si je ne suis pas moi, qui le sera ? » et elle mesure alors en elle « ce moi indélégable », cet appel à agir pour les autres, à faire exister cette justice dont on sent l’urgence, loin des individualités et des identités singulières. « Le contraire politique du conformisme, résume ainsi le philosophe Frédéric Gros, ça n’est pas le Je unique, singulier qui demande enfin à être lui-même, c’est le soi indélégable qui exige la dignité universelle [1]».

[1] Frédéric Gros, Désobéir, Paris, Flammarion, 2019
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