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Rahel Saya
Pouvez-vous nous parler un peu de vous ?
J'ai 38 ans et je suis née à Behsud, dans la province de Wardak, en Afghanistan. J'ai un diplôme de sage-femme. Je suis la première d’une fratrie de 7 enfants. Heureusement, j'ai épousé l'homme de mes rêves, Ali Jafari, et depuis 15 ans, nous partageons une vie pleine d'amour, d'affection et de soutien mutuel. Notre union a donné naissance à trois enfants : deux filles et un fils, chacun d'eux représente pour moi le plus bel être au monde. Ils sont intelligents, adorables, capables et indépendants. J'ai grandi dans une famille avec un père intellectuel et une mère aimante et attentionnée. Ces valeurs m'ont donné le courage et la détermination pour affronter les défis qui se présentaient à moi, ce qui m'a permis de m’émanciper et d’exploiter mes capacités. C’est pourquoi j’ai été en mesure de changer non seulement ma vie, mais aussi celle de ma famille et des gens qui m'entourent.
Que ressentez-vous lorsque vous vous remémorez le passé, et en particulier votre expérience en tant que femme à la tête d’un important l'institut sanitaire en Afghanistan ?
La grande fierté de ma carrière en Afghanistan, c’est d'avoir pu donner à un grand nombre de filles la possibilité d'étudier et de travailler dans le domaine de la santé. J'ai toujours pensé que l'éducation et l'accès aux professions de santé étaient essentiels à la promotion et à l'autonomisation des femmes. Voir ces jeunes femmes s'engager dans un parcours éducatif et réaliser leurs rêves est une joie indescriptible, et le fait de savoir que j'ai contribué à cette transformation donne encore plus de sens à mon expérience.
Quelles épreuves avez-vous rencontrées dans votre vie quotidienne et votre travail en Afghanistan ? Y a-t-il eu des moments, en particulier, qui vous ont affectée ?
Vivre 20 ans de république a été une opportunité incroyable pour le peuple afghan qui a pu exercer la démocratie et s'engager sur la voie du progrès et du développement. Mais, je dois reconnaître avec tristesse que même si beaucoup essayaient de faire preuve d'ouverture d'esprit et de se comporter en démocrates, du moins en apparence, la plupart des gens se contentaient au fond d'une vie traditionnelle et d'une société patriarcale. Cette réalité a mis une multitude d’embuches en travers du chemin que les femmes devaient parcourir. De fait, nous nous sommes retrouvées face à des défis gigantesques, désorientées et frustrées. Pourtant, nous n'avons pas abandonné. Nous avons continué à nous battre, dans l’espoir d’ouvrir la voie du progrès et de la réussite à nos filles, afin qu'elles puissent vivre dans un monde meilleur.
Les racines de la société patriarcale, l'absence d'égalité et de droits entre hommes et femmes, ainsi que les croyances tribales et raciales ont représenté de véritables écueils et ont découragées les Afghanes. Depuis la chute du gouvernement en 2021, ces difficultés sont devenues un sac de nœuds si complexes que nous avons l’impression d’être prises au piège. Mais nous ne perdons jamais espoir, car la lutte pour la justice et l'égalité se poursuit malgré tout.
Lorsque vous avez été contrainte de quitter l'Afghanistan, qu’avez-vous ressenti ?
Une profonde tristesse a envahi mon cœur, une douleur qui m'a submergée et qui, trois ans plus tard, continue de peser sur moi comme une ombre. Je me suis souvent demandé si je pourrais un jour retourner dans ma patrie bien-aimée. Au cours de ma vie, j'ai dû faire face à l'émigration à deux reprises et, à chaque fois, la douleur s'est intensifiée, laissant en moi un sentiment de perte inénarrable. Je crois sincèrement qu’émigrer est un des moments les plus déchirants qu'une personne puisse vivre, une expérience qui marque profondément le cœur et l'âme.
Quelle sensation avez-vous éprouvée en arrivant en Italie ? Comment avez-vous affronté ce changement aussi radical ?
J’ai trouvé ici un accueil extraordinaire, une gentillesse et une chaleur inouïes de la part des institutions, des gens, et de mes ami.e.s italien.ne.s. Leurs gestes m’ont profondément touchée. J’ai aussi découvert un monde où la liberté, l’égalité hommes-femmes, et la dignité humaine sont des valeurs fondamentales. L’implication de mes ami.e.s italien.ne.s pour créer autour de notre famille un environnement normal, l’absence de discrimination, la sincérité et la loyauté des personnes m’ont laissée sans mot.
Toutefois, tout recommencé à zéro à 35 ans avec trois enfants à charge m’a mise à dure épreuve, et je me suis sentie vulnérable. La perte de mon père, qui était un roc pour moi, a intensifié le sentiment d’impuissance et de tristesse qui m’a envahi. Je me suis sentie perdue, comme si une partie de moi-même s’en fut allée avec lui. Pourtant malgré les difficultés, j’ai décidé de m’engager avec détermination pour traverser cette nouvelle aventure et donner un futur meilleur à mes enfants.
Comment s'est déroulé votre parcours d'intégration dans la société italienne ? Quelles sont les épreuves auxquelles vous avez dû faire face ?
Je vis ici depuis près de trois ans avec trois jeunes enfants. Pour moi, partir de zéro a été un énorme défi. Au début, j'ai lutté contre moi-même, comme si je résistais à l'idée d'apprendre une nouvelle langue et à me mettre en relation dans la vie quotidienne avec les gens de cette nouvelle culture. Pendant des mois, je me suis focalisée sur la question des femmes et de l'Afghanistan, ce qui a ralenti mon processus d'intégration dans la société italienne. Les difficultés personnelles et la douleur que je portais en moi ont également contribué à cette lenteur. Ma plus grande difficulté a été le sentiment d’étrangeté que j’ai ressenti vis à vis de la culture et de la langue italiennes, tout était tellement nouveau pour moi. En acceptant les différentes facettes de la culture italienne et en apprenant la langue, j'ai réussi à surmonter cette épreuve. Petit à petit, les difficultés ont commencé à s'estomper. Cela n'a pas été facile, mais j'ai fini par y arriver.
Par rapport à la vie en Afghanistan, quel a été le changement le plus important que vous ayez vécu ici, en Italie ?
Je n'ai jamais vraiment connu la sécurité et la tranquillité psychologiques en Afghanistan. En tant que femme hazara (1), j'ai été confrontée à deux problèmes majeurs : j'ai parfois vécu dans l'insécurité psychologique et émotionnelle parce que j'étais une femme, et parfois dans la vulnérabilité physique et spirituelle parce que j'étais hazara. Cependant, ici, les gens me traitent avec respect, comme un être humain.
Quel est le premier succès que vous ayez remporté dans votre nouvelle vie ?
Quand j’ai obtenu avec succès l’examen final du cours de formation annuelle que je suivais et qui se déroulait complétement en italien. Toutes et tous mes camarades italien.ne.s ont applaudi et m’ont pris dans leur bras. Durant cette année d’études, j’ai dû faire face à une myriade de problèmes dont on aurait dit qu’ils ne finiraient jamais. Pourtant, malgré tout, j’ai réussi à obtenir mon examen et ce succès qui représente pour moi une valeur immense.
Quel impact a eu l'émigration sur votre identité de femme et de travailleuse ?
L'émigration a enrichi ma vie, en m'apportant des connaissances, de l'expérience et une nouvelle maturité. Cette transformation m'a permis de devenir une version plus complète et plus authentique de moi-même. Je pense constamment à la manière dont je pourrais créer une entreprise prospère ici en Italie et comment, grâce à cette entreprise, je pourrais offrir des possibilités d'emploi à de nombreuses femmes, aussi bien en Afghanistan qu'ici. Je rêve de contribuer à créer un avenir meilleur pour nous toutes.
Quels aspects de la culture afghane avez-vous conservés et quels éléments de la culture italienne avez-vous adoptés ?
J'ai gardé dans mon cœur, au plus près de moi, les valeurs de la culture afghane, telles que l'hospitalité, la célébration des fêtes et des anniversaires, la musique traditionnelle et ses délicieux plats. Je continuerai à le faire avec fierté. En même temps, j'ai accueilli avec joie l'ouverture et la sincérité des Italien.ne.s, en apprenant à vivre de manière simple et directe.
Si vous pouviez envoyer un message à d'autres femmes qui ont dû émigrer, que leur diriez-vous ?
Je leur dirais d'être patientes et fortes. Les obstacles de l'émigration peuvent sembler terriblement durs, mais si vous parvenez à en surmonter un seul, ne serait-ce qu'une fois, tout le reste deviendra plus facile.
Y a-t-il une chose que vous souhaitez que le monde sache à propos de l'expérience des migrant.e.s ?
Un.e migrant.e est une personne sans patrie. Même si les années passent et que celle-ci parvient à s'intégrer pleinement dans sa nouvelle communauté, son cœur continue de battre pour sa patrie et elle ne l'oubliera jamais. Les migrant.e.s se déplacent dans l'espoir de vivre une vie meilleure, laissant derrière eux/elles des souvenirs, de l'affection et des liens profonds avec leur pays d'origine. Ne les jugez pas sévèrement, leur choix est souvent fait de sacrifices et de courage.