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«La découverte par l’homme que ses organes génitaux pouvaient lui servir d’arme inspirant la frayeur devrait être considérée comme l’une des découvertes les plus marquantes de la Préhistoire, aux côtés de celle du feu et de la pierre taillée » écrivait Susan Brownmiller [1] en 1976. Au même moment, l’archéologue lituanienne Marjia Gimbutas documentait les raids brutaux des Kourgan [2], guerriers proto-indo-européens semi-nomades originaires des steppes du Caucase, contre les peuples de l‘Europe antique et de l’Anatolie.
Gimbutas qualifie les systèmes socio-culturels préexistants de gilania [3], parce qu’ils garantissaient aux femmes et aux hommes des droits et des libertés égales, et elle leur attribue une floraison artistique et architecturale sophistiquée dès le cinquième millénaire avant J.-C. En témoignent les plus de deux mille artefacts, objets, temples et édifices découverts entre les actuelles Bulgarie, Roumanie, Moldavie, Ukraine, Grèce, Italie, Malte et dans les régions d’Europe centrale et occidentale. Ces civilisations, explique Gimbutas, étaient pacifiques et sédentaires, égalitaires, « matrilinéaires et matriarcales » et elles vénéraient la Grande Déesse, symbole de vie et de fertilité.
Avec leurs chevaux domestiqués et leurs armes, les Kourgan imposèrent par la force, entre 4300 et 2800 avant J.C., le système patriarcal, hiérarchique et patrilinéaire encore en vigueur.
Le ciel se peupla de divinités masculines puissantes et belliqueuses et la Grande Déesse se fragmenta en figures féminines “mineures” qui leur étaient soumises.
À partir de l’analyse du génome d’environ 270 squelettes retrouvés dans la Péninsule ibérique datant de 2500-2000 avant J.-C., le généticien David Reich a remarqué que le type de chromosome local Y, biologiquement transmis de père en fils, a été supplanté par un autre chromosome complètement différent, ce qui démontre que tous les hommes ont été exterminés et que les femmes ont subi des viols de masse.
Pour l’historienne Gerda Lerner, la pratique consistant à violer les populations soumises est devenue depuis lors une caractéristique intrinsèque de la guerre, du fait de son intégration profonde dans les structures mêmes du patriarcat, dont elle est inséparable.
Pour Dara Kay Cohen, les viols collectifs commis par les militaires et les paramilitaires ont souvent l’objectif de renforcer le sentiment d’unité entre les combattants, en particulier lorsqu’ils ont été recrutés de force. La violence sexuelle, en outre, est utilisée comme arme pour conquérir de nouveaux territoires et pour contraindre les locaux à capituler ou à émigrer, en détruisant leurs liens sociaux et affectifs.
L’épopée, la mythologie et la littérature en ont souvent justifié et, parfois, “normalisé” l’usage systématique : dans l’Iliade, les Troyennes sont exposées comme des trophées de guerre sur les chars des vaincus. De même, la fondation des villes antiques est souvent liée à des abus sexuels et des enlèvements. C’est le cas de Rome [4],
Dans l’Antiquité tardive, les Huns et les Vikings pillèrent et violèrent les habitants d’Europe de l’Est et du Nord, et durant le Moyen Âge, le viol était considéré comme une récompense méritée pour les armées envoyées au front.
Les historiens affirment que les soldats soviétiques et leurs homologues américains abusèrent de très nombreuses femmes allemandes à la fin de la Seconde Guerre mondiale : d’après les estimations, les troupes de Moscou violèrent plus de 100 000 Berlinoises au cri de « de 8 à 80 ans !» pour identifier les victimes potentielles. En Italie, dans les zones rurales de la Campanie et du sud du Latium, plus de 12 000 personnes âgées de 11 à 86 ans, des femmes pour l’essentiel, connurent le même sort. Les abus furent commis principalement par les troupes marocaines du corps expéditionnaire français en Italie (CEF), les Goumiers – d’où le terme de « Maroquinades » (« marocchinate » en italien) utilisé aujourd’hui encore pour commémorer ces terribles événements.
Bien que le viol en temps de guerre ait été formellement interdit dès le XIVe siècle, les codes militaires n’inclurent les premières dispositions pour la protection des civils qu’à la fin du XIXe siècle, et ce n’est qu’en 1949 que la Quatrième Convention de Genève interdit explicitement le viol et la prostitution forcée dans les conflits.
Quand, en 1993, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie découvrit qu’en Bosnie-Herzégovine, les femmes musulmanes avaient été enfermées dans des « camps de viol » et abusées de manière répétée par les Serbes, on parla pour la première fois de crime contre l’humanité. Les victimes étaient isolées jusqu’à une phase avancée de leur grossesse afin de garantir la naissance d’enfants serbes parce que dans les cultures patriarcales, l’ethnie se transmet par voie patrilinéaire. Le Groupe de femmes Tresnjevka estime que plus de 35 000 prisonnières seraient passées par ces lieux effroyables.
L’usage systématique de la violence sexuelle dans les processus de nettoyage ethnique a également été repéré au Cambodge, en Ouganda, en Sierra Léone et dans la région soudanaise du Darfour. D’après l’ONU, au Rwanda, cet usage a été « la règle, et son absence l’exception », car il faisait partie intégrante du projet de génocide des Tutsis.
En 1998, le Manuel de ratification et de mise en œuvre du Statut de Rome, qui définit les compétences de la Cour Pénale Internationale, a reconnu la violence et l’esclavage sexuel, la grossesse et la stérilisation forcée comme des crimes contre l’humanité dès lors qu’ils s’inscrivent dans une politique systématique ou généralisée. Dix ans plus tard, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la résolution 1820, qui stipule que « le viol et les autres formes de violence sexuelle peuvent constituer un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un élément constitutif du crime de génocide. » En 2013, la résolution 2122, qui reconnaît le droit à l’avortement pour les femmes victimes de viol en période de conflit, a été approuvée à l’unanimité.
Malgré les progrès en matière de réglementation et les dénonciations récurrentes des organisations humanitaires présentes sur le terrain, le phénomène reste malheureusement très répandu, avec son cortège de conséquences sanitaires, psychologiques, culturelles et sociales dévastatrices.
Dans les zones de conflit, le taux de mortalité maternelle en couches est très élevé et les interruptions volontaires de grossesse sont souvent impossibles en raison du manque de structures et de personnel. Les centres de soins, là où ils existent, sont détruits ou inutilisables à cause des bombardements, ce qui empêche les victimes d’avoir accès aux soins de base. Parmi les pathologies les plus fréquentes, on compte les lésions physiques et gynécologiques, les maladies sexuelles transmissibles, la dépression, les troubles anxieux d’angoisse, le syndrome de stress post-traumatique, l’insomnie chronique, les cauchemars et la paranoïa. En outre, dans les sociétés patriarcales qui lient la sexualité féminine à l’honneur des hommes du clan, la communauté culpabilise et isole celles qui ont subi des abus, provoquant en retour un dangereux, et souvent irréversible, processus de « re-victimisation ».